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Livre d'images [Recueil de one-shots] de Misa Patata



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Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 26/02/2020 à 13:31
» Dernière mise à jour le 26/02/2020 à 13:39

» Mots-clés :   One-shot

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Imago
Toni luttait pour se tenir debout.

Contrairement à ce que croyaient les autres, tous amassés autour de lui comme des Dardargnan près d’une fleur, ce n’était pas l’effet de la peine qu’il aurait pu ressentir.

Ce n’était que de la fatigue. Une fatigue très pesante, et qui semblait s’alourdir de minute en minute. Ses épaules croulaient sous cette pression intérieure. Il aurait aimé évacuer tout cela par un jet de vapeur, mais ça ne fonctionnerait pas. Il n’était pas une cafetière, ou un Chartor. En l’occurrence, cela l’aurait arrangé.

Malgré tout, il luttait.

Avec cette sorte d’abnégation dédaigneuse qu’affichent les gens de son espèce quand il est question de leur vie personnelle et des chagrins qui vont avec. Cinquante ans passés, en manteau noir bien coupé, il n’affichait rien sur son visage, sinon l’air ennuyé qui l’habitait souvent. Ses paupières paraissaient peser des tonnes, et il entendait presque remuer les rides au coin de ses yeux…

Il fallait faire bonne figure, bien sûr ; alors il s’acquitta de sa tâche. Il aurait pu laisser un éclair de faiblesse se faufiler entre ses défenses, mais il se l’interdisait. Du reste, il savait bien qu’on jaserait dans son dos jusqu’à la fin des temps.

C’était comme cela qu’il voyait les enterrements. Des épreuves d’endurance. Il s’agissait de supporter ses congénères le plus longtemps possible avant de goûter à l’isolement qu’on méritait. Fût-ce le pasteur ou ce qui restait de sa famille, –plus grand-chose– il n’aurait guère la patience de tolérer tout cela encore longtemps.

Après tout, il tournerait vite la page. Les gens enterraient tous leurs Pokémon, un jour ou l’autre…

Seulement, l’atmosphère locale lui compliquait la tâche. L’île sainte du mont Mémoria semblait comme suspendue hors du temps. Un rocher au milieu d’une étendue d’eau, piqueté d’arbres morts et jonché de morceaux de marbre sculptés par la main de l’Homme. Quelques petites bêtes, ci et là, pour zigzaguer entre les pierres tombales ; pas plus de vie que cela.

L’automne n’aidait pas non plus. Il faisait plutôt froid, et un vent léger s’efforçait de le faire ressentir aux quelques silhouettes venues se recueillir sous le ciel gris de Hoenn.

Au bout d’un moment, il décida tout simplement de ne plus prêter attention à rien. Ses yeux restaient rivés au cercueil qui s’enfonçait dans la terre mouillée de septembre, mais ils ne voyaient pas. Il se projetait au-delà de cet horizon macabre, pensant à autre chose, à n’importe quoi mais pas au corps inerte du partenaire qui l’avait accompagné si longtemps.

Ce n’était pas la tristesse qui le submergeait. Plutôt l’agacement, froidement contenu derrière une façade de roc. Il aurait préféré s’occuper seul de tout cela, plutôt que de se donner en spectacle –de donner la mémoire de son Pokémon en spectacle.

L’homme de foi cessa de baragouiner son texte, et se mit à déclamer des condoléances. Qu’importe. Toni n’écoutait pas. Le faible bruissement de l’herbe lui plaisait davantage.

Il n’écouta pas non plus quand les membres de sa famille lui témoignèrent sa sympathie. Il s’en moquait bien, après tout. Peut-être n’avaient-ils même pas connu le brave animal.

La cérémonie, interminable en apparence, trouva tout de même sa fin. Il resta seul un moment avec la pierre tombale, savourant avec amertume le goût de cette abstraction. Un nom, deux dates, une épitaphe ridicule… Comme s’il y avait besoin d’une phrase d’accroche dans l’au-delà, ou quel que soit cet autre endroit lointain où partaient les âmes après la vie…

Retenant un ricanement, il chassa l’idée stupide et dégoûtante qui lui avait traversé l’esprit. Par respect pour le mort, il ne cracherait pas sur le symbole de son hypocrisie. Il se contenta de tourner les talons, regrettant déjà ce bref retour à la ville natale.


• • •

Depuis la jetée, au bout du grand port, on pouvait observer la silhouette irrégulière de l’île des morts.

Malgré l’obscurité, malgré la timidité de la Lune, malgré la grisaille environnante, elle se dressait, imposante et bosselée, décidée à se dessiner envers et contre tout pour apparaître au regard des vivants. Même de si loin, son atmosphère sans réalité s’insinuait jusqu’au fond du cœur pour le remplir d’un vague à l’âme.

Toni était trop fatigué pour ne pas se laisser faire. Il ne dormait pas, ne voulait pas dormir, du reste, car qui sait quels fantômes encore frais viendraient le harceler dans ses rêves…

Les mains fourrées au fond de ses poches, le nez en l’air, il s’efforçait de considérer le cimetière insulaire avec mépris, condescendance, indifférence. Il n’y parvint pas, naturellement, car l’aura mélancolique de l’endroit l’habitait encore.

En dépit d’une certaine apathie, il ne pouvait s’empêcher de ressentir les choses avec une étonnante intensité, lorsqu’il posait les yeux sur cet énorme rocher, dont le ventre engloutissait les morts pour n’en recracher que les os.

Un sentiment, fort et indéfinissable, sinueux comme un Séviper, commençait à lui donner la migraine. Il ignora le froid qui mordait ses doigts pour masser ses tempes grisonnantes.

Il ne cessa pas d’observer, pourtant, ce monticule qui sentait la terre mouillée, la mousse et l’au-delà. Son Pokémon était là… Mort, mais encore présent au milieu du monde des vivants, d’une certaine manière…

C’était enivrant, en quelque sorte, de se gorger de cette atmosphère mystérieuse. Il lui fallut un effort pour se détourner et se rendre compte qu’il se retenait de vraiment respirer.

Une grimace tordit ses lèvres une seconde, vite remplacée par un sourire mauvais ; l’air avait le goût rance du poisson et des algues.


• • •

Toni se frotta les yeux. Vigoureusement, presque violemment. Le bout de ses doigts tremblait un peu.

Il fit quelques pas hésitants dans la rue déserte, comme un ivrogne qui aimerait danser. Les lumières de la ville étaient toujours là, au moins, pour baliser la route qu’il improviserait jusque…

Le torrent de ses pensées s’arrêta un instant. Jusqu’où, au fait ? Le constat était là, amer : il ne savait pas où il allait.

Ce n’était pas grave, après tout. Il décida d’en rire ; sa gorge ne fut pas capable d’émettre plus qu’un crachotement, comme celui d’une radio cherchant la bonne fréquence. C’était ridicule. Il ne rirait pas, alors, mais personne ne l’empêcherait de marcher, pas même la fatigue, ou le vin –qu’importe ce qu’il avait pu absorber.

Qu’importe. Il marcha, pour effacer les traces de sa souffrance. Assez longtemps ; une demi-heure, ou bien une heure.

Alors qu’il débouchait sur la grand-place de Nénucrique, il se rendit compte d’une présence, quelque part près de lui. Il n’y avait personne, pourtant. Pas l’ombre d’une silhouette noctambule pour lui souhaiter le bonsoir et disparaître dans l’obscurité.

Une intuition le poussa à baisser les yeux. Il cligna plusieurs fois des paupières, abasourdi.

C’était un Linéon, à quelques pas de lui. Son corps longiligne et rayé apparaissait dans le halo jaunâtre d’un lampadaire en fin de vie. Comme une manifestation de l’au-delà, baignée d’une lumière pisseuse et hallucinogène.

Toni se frotta les yeux, encore une fois. Il n’osa pas les rouvrir tout de suite, car la peur de voir disparaître l’animal grondait en lui.

Tout cela lui faisait plus de mal qu’il l’aurait imaginé… Il était touché par la mort de son vieil ami, bien sûr. Mais sa nature pragmatique lui avait laissé croire qu’il s’en remettrait assez vite, car après tout, « la mort fait partie de la vie », « elle attend tout le monde au bout du chemin ».

Il ricana pour lui-même, mais ce n’était pas drôle. Le Linéon était toujours là, assis, les pattes avant tendues et le regard alerte. Un regard clairement dirigé vers l’homme solitaire.

C’était l’image du mort qu’il voyait à travers ce museau pointu et ces yeux d’un bleu électrique perçant. L’image du mort, mais pas ce qui faisait de lui un être unique.

Ce n’était rien d’autre qu’un Linéon errant, bien sûr.

Il l’avait pris pour le sien parce qu’il avait un ou deux verres dans le nez. Ou trois ; qu’importe. Ce n’était qu’une image, un masque de cire qui hantait sa perception déformée. Le reste l’empêchait d’être dupe : ce pelage crasseux, ces griffes irrégulières et malmenées par une vie dure et austère…

Ce n’était rien d’autre qu’un Linéon errant, et pourtant, l’endeuillé ressentait une mince connexion entre cette créature livrée à elle-même et lui, tout à fait perdu dans une ville qui l’avait recraché de nombreuses années auparavant.

La différence, c’était que cette pauvre bête n’avait jamais pu quitter les égouts sordides qui passaient pour des rues. Quel endroit, en effet, que cette vieille ville industrielle fleurant le poisson mort…

Toni resta immobile un moment encore. Le Pokémon aussi ; comme s’il souhaitait éprouver sa patience, le défier dans un duel.

L’humain n’osait pas s’approcher de cette apparition inespérée. Peut-être avait-il peur de voir sa réalité s’étioler, se tordre et se tendre pour révéler son vrai visage, celui d’un songe éveillé né d’un esprit épuisé.

Alors il marcha plutôt vers le centre de la place, là où se tenait une fontaine remplie d’eau stagnante. Un grand cercle, et un autre plus petit, surélevé, à l’intérieur, et au-dessus, une statue équestre qui avait connu des jours meilleurs. Il n’était pas certain, à cause de l’obscurité, mais on eût dit qu’il lui manquait un bras.

L’animal ne quitta pas sa place, sous le lampadaire. Cependant, son regard électrique suivit avec application les moindres déplacements du solitaire en noir. Il s’immobilisait et bougeait avec lui, à la manière d’une ombre –ou d’un ange gardien.

Toni trouvait tout cela stupide.

Il avait toujours cet arrière-goût d’algues dans la bouche, mais curieusement, la présence du canidé le lui faisait presque oublier. Cela lui faisait peut-être du bien, de se focaliser sur quelque chose d’autre ; quand bien même c’était l’image de ce qu’il venait de perdre.

Non sans hésitation, il regarda la créature rayée. Droit dans les yeux, avec la solennité de celui qui s’apprête à prononcer un serment.

Et avec un sourire affligé, il la remercia.


• • •

Les premières couleurs de l’aube s’allumaient dans le ciel de Nénucrique. Pour éclairer les rues endormies, les façades pierreuses et les carcasses rouillées qui patientaient au port.

Les premières couleurs de l’aube accompagnaient la marche lente d’un homme et d’un animal. Ils n’étaient que deux formes solitaires, traçant leur chemin sur le sable grisâtre de la plage ; ils ne laissaient derrière eux que les traces éphémères de leur présence physique.

C’était une déambulation calme, sans destination, sans intention. Un pas qui se dessinait après l’autre. Un enchaînement mécanique pour s’associer à un état d’esprit indéfinissable. Une volonté d’aller de l’avant, peut-être, ou bien simplement de se laisser porter par le courant du mouvement.

Toni attribuait au hasard la rencontre avec ce Linéon qui cheminait à son côté depuis les heures nocturnes. Trop pragmatique pour envisager l’existence d’un destin supérieur, il se contentait d’accepter ce que ses errances mettaient sur sa route.

Un Pokémon sauvage, ce n’était pas si mal, même s’il évoquait l’image d’un disparu. Cela aurait pu être pire. Au moins, la créature ne saurait pas lui débiter des reproches à la figure.

Un silence rassurant enveloppait la cité, ses usines et ses bateaux, et puis son affreuse plage. Tout cela avait un goût de nouveauté et de nostalgie. On se rappelait les Magicarpe qui venaient s’échouer sur le sable, barbotant sans espoir de retourner à la mer…

L’endeuillé chassa les vieux souvenirs, espérant qu’eux, au contraire, parviendraient à se noyer dans les eaux troubles du chenal. Pour l’heure, penser à rien paraissait plus alléchant.

Lorsque la fatigue eut raison de sa patience, il s’arrêta. L’animal l’imita aussitôt, fixant toujours ses prunelles électriques sur lui, comme un phare prêt à l’éclairer pour toujours. Cette idée ne lui plut pas tout à fait...

Alors il la chassa, elle aussi, et se donna la force d’aller jusqu’au poste des garde-côtes, non loin de là. Des années plus tôt, on trouvait tout un équipement de plage dans le cabanon, juste à côté… Nénucrique n’avait pas changé ; cela aussi, sans doute, était resté.

Il prit une chaise longue, l’installa au hasard sur le sable, et s’y laissa tomber comme s’il portait tout le poids du monde sur ses épaules. Le soulagement l’envahit aussitôt, et il s’autorisa à se délester de la charge dont il prenait peu à peu conscience. Elle se rappellerait à son bon souvenir, de toute façon.

À ses pieds, le Linéon se roula en boule. Le contact de cette masse de chaleur contre ses jambes l’apaisa quelque peu. C’était étrange, comme sentiment…

Malgré son épuisement, il se redressa pour gratter la fourrure sale de l’animal. Celui-ci émit une sorte de long ronronnement d’approbation.

Toni sourit. Voilà un moment déjà que le geste ne lui apportait plus vraiment de paix. Cette fois, ce fut différent. Le sourire se lisait jusque dans ses yeux rougis par le manque de sommeil et de larmes.

Il se laissa aller de nouveau dans la chaise longue, les bras ballants et le regard rivé sur le calme plat de la mer.

Sa perception s’effilocha doucement, faisant disparaître les sons, les odeurs et, finalement, le panorama de sa jeunesse.

Alors que la fatigue l’avalait, il se sentit mourir un peu, là, figure sombre et solitaire au milieu de la plage grise…

L'image du rocher-cimetière flottait encore sur ses paupières pesantes.


• • •




Arnold BÖCKLIN, L’île des morts, 1886 (cinquième version), huile sur toile, 80 x 150 cm, Leipzig, Museum der bildenden Künste.

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Ça fait plus d'un an que ce tableau traîne dans ma tête. Il a vu passer plusieurs histoires plus ou moins wtf, et il finit par s'associer à une idée plutôt simple, finalement... C'est pas plus mal ! (en plus le tableau aussi a plusieurs versions du coup c'est rigolo)
Accessoirement il m'a (bien) servi en examen d'art contemporain l'année dernière. Je l'aime fort.
Ah et puis je l'ai découvert en regardant un film d'horreur marrant !
Bref. C'est une chouette œuvre.