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Contemplation {O-S} de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 26/01/2020 à 16:32
» Dernière mise à jour le 26/01/2020 à 16:32

» Mots-clés :   Absence de combats   One-shot

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Chapitre Zéro
Ça y est. Ils ont cédé ; désormais, le temps nous est compté.

L’œuf me regarde. Car c’est certainement un œuf : il y a une coquille blanche, une zone plus sombre au centre, là où la lumière n’arrive pas. Ce qui est d’ailleurs étrange, puisque cet écrin de ténèbres est voué à la lumière. C’est dans cette noirceur que toutes les couleurs se créent. Il y a noir et noir : ici, il s’agit vraiment de l’absence de lumière, et non des Type tenebres 6G. Ces dernières sont également absentes du cœur de l’œuf. Oh, il y a bien un soupçon de malice, une étincelle de glace qui cherche comment blesser… Mais en définitive, elle en revient toujours à la volonté d’être gentille. Comme tout le reste, à son âge…

La partie extérieure, qui entoure les deux autres, est une coquille d’un blanc immaculé, comme si aucune corruption ne pouvait l’atteindre. Cela m’amuse, qu’elle soit elle-même abritée, car c’est son rôle : elle doit protéger le mécanisme qu’elle abrite. Il serait plus exact de parler de miracle. D’accord, c’est un mécanisme ; mais il est d’une complexité fabuleuse, fascinante. À un point tel que Charles Darwin, qui était pourtant très fort à ce jeu-là, était incapable d’expliquer comment l’évolution avait pu y aboutir. S’il y a une chose au monde qu’il faut protéger, c’est celle-là !

Entre ces deux parties réside la troisième. Elle est quelque part entre ce jour et cette nuit, lumineuse et sombre à la fois. C’est un lac aux eaux vertes, à peine troublées par des vagues indolentes et pourtant si large, à sa petite échelle. Ces marques effacées sont la marque d’un relief aberrant, qui résulte d’une construction anarchique et rigoureusement étrange. Ce lac, en effet, est un muscle. Un petit muscle deux fois parfaitement circulaire, qui grâce à ses circonvolutions harmonieuses et interminables, peut réguler à volonté son diamètre intérieur. Ainsi, les ténèbres reçoivent plus ou moins de lumière ; elles n'en renverront pas plus, mais ne seront pas endommagées. La chaleur du soleil n’est pas douce pour les ténèbres, au contraire ; elle les transperce sans merci.

À côté de cet œuf, il y a une montagne traversée par un col qui mène à un autre œuf qui me regarde aussi. Sarah ouvre de grands yeux écarquillés. Elle sait, bien sûr. Elle a entendu la chaise qui râcle le sol. Elle ne la voit pas et moi oui, mais elle sait tout de même qu’une main a pris son envol. Dans un instant sa mère excédée nous plongera dans le noir. Peu importe : l’instant est éternel, et il n’appartient qu’à nous.

Je plonge mon regard dans celui de Sarah, et ce depuis presque une portion quatre-vingt-seizième du jour. Elle appellerait sans doute ça un quardheu . Avec, sur la fin, une tonalité légère, subtile, qui évoquerait le gargouillis d’un petit ruisseau courant sur des cailloux ; un son naturel, déplacé pour parler d’un temps artificiel, et servant à rappeler que le mot heure est incomplet. Les enfants, et parfois les adultes aussi, mangent les mots ; je me demande si c’est bon ? Quel goût ça a, ce qui n’existe pas ?

Il est possible… quoique, pas certain, que j’ai été malavisé. Les jeunes Humains cherchent à tout contrôler autour d’eux, et doivent apprendre qu’ils ne le peuvent pas. Et moi, cela fait neuf cent vingt et un tic que je cède au caprice de Sarah. En l’occurrence, céder revient à résister tenacement. Il s’agit pour chacun d’endurer le regard de l’autre, patiemment, calmement, et de ne surtout pas être le premier à céder et à aller voir ailleurs. Cette définition est parfaitement logique. Sans trop m’attarder là-dessus, parce que j’ai beaucoup trop d’autres motif de contemplation, je me demande s’il faut combiner deux incohérences, les neutraliser mutuellement, pour créer la logique. Mais ce n’est pas un domaine qui m’est familier, et je reviens rapidement à la partie que je dispute avec Sarah.

Un petit jeu qui n’a l’air de rien, mais qui requiert une détermination sans faille. Non seulement il est épuisant pour l’œil de fixer sans cesse le même puit de noirceur innocente, mais en plus le corps tout entier se fatigue de maintenir une position immuable. Un mouvement signifie la défaite ; alors, l’inconfort doit être complètement ignoré. C’est un exercice si difficile que quand ils grandissent, les enfants en perdent peu à peu l’habitude. Ils finissent par ne plus s’y livrer que très brièvement, au début des combats de Pokémons ; et très vite, les regards fuient, cherchant des informations tactiques sur l’adversaire — là ! un objet, un Talent, qui sait quelles stratégies il y a à trouver ? C’est dommage : perdre la préparation au duel, faillir à l’instant le plus tendu, c’est ouvrir à moitié la porte à une défaite au combat. Un regard peut signifier énormément ; rien d’étonnant si c’est ce moyen qu’on choisi les Dresseurs pour se défier. Mais puisque croiser les regards ordonne de croiser le fer, pourquoi cesser aussi vite ?

La colère a engendré la vitesse ; s’y ajoute une précision qui vient de la satisfaction d’avoir trouvé cette ruse. Et la main qui fend le ciel au-dessus de la table hérissée de vaisselle prend des airs de boulet de canon, tirée par toute une machinerie implacable qui vise à abolir le jour…

Ici, c’est donc la guerre. Une bataille de perdue, ce n’est jamais rien d’autre qu’une contre-attaque qui commence. Sarah comme moi sommes des adversaires têtus : céder est vraiment inenvisageable. Nous sommes semblables à ces généraux qui, il y a un siècle, refusaient de perdre trois mètres de colline. Quoique ! en un peu moins brutaux… Elle défend un honneur fracassant, n’ayant jamais été vaincue à ce jeu ; je défends ma nature orgueilleusement contemplative, que je prétends capable de rester dans l’observation une journée entière, pour de simples détails. Je peux tenir très longtemps en contemplant ses yeux, donc. Mais… Sarah aussi.

On ne peut pas nier qu’elle a un sacré caractère, aussi inflexible que la Type roche 6G. Comme pour l’atténuer, elle est également dotée d’une patience inépuisable (encore une fois, il y a une certaine logique là-dessous). S’il doit n’y avoir qu’une seule personne au monde capable de me faire détourner le regard, c’est Sarah ! La tâche sera rude, et elle n’en ignore pas l’inconfort ; mais puisqu’il en va de son honneur, elle ignore royalement tous ces menus détails. Je plaindrais presque les Champions d’Arène et Maîtres de Ligues qui auront à l’affronter ; et j’ai la certitude qu’il y en aura ! Sarah a décidé qu’elle ferait son voyage initiatique, elle le fera donc quoiqu’en disent les parents dont nous sommes en train de ridiculiser l’autorité. Je lui fais confiance pour monter une équipe impossible à arrêter. Un Nidoking, tiens, ça lui irait bien !

Moi-même, en revanche, je n’en ferais pas partie. Je ne suis pas un combattant, simplement un Évoli qui s’est rendu compte qu’il était heureux. Et a appris à philosopher, et a Évolué. Ce qui ne m’a pas empêché de rester : frileux (quoi, la Roche Glace ? Je ne peux même pas en entendre parler !), trouillard (chez moi, ces horribles Roches Royales ont une chance sur deux d’apeurer ; ce qui a souvent été source d’abus dans des combats soi-disant amicaux), douillet (comme n’importe qui de sensé ! et si vous voulez un argument, ce seront les coups critiques)… À la base, ma seule qualité était d’être mignon ! Il n’y a pas à dire : cette guerre que nous menons est à mon image. Une guerre sans combat, et jouée en une seule bataille ; sans plan, sans pouvoir être parfaitement spontanée ; sans butin, excepté la gloire qui motive toutes les guerres et que toutes les guerres échouent à ramener. Une guerre pour un chat qui passe ses journées devant la cheminée. (J’aime le feu.)

Roulements de tambour : trois paires de pieds frappent le carrelage, en cadence. Ce général, ce héros nouveau qui entre dans le jeu, se veut abrupte et tranchante comme une sentence de mort. Aux armes ! crie-t-elle, et elle se fait armée. Elle ignore qu’en appliquant son stratagème, elle ne pourra que nous unifier.

Les secondes coulent comme du miel dans le fleuve du temps. Un instant. Les secondes étant du temps, je viens d’annoncer que le temps coule dans le flot du temps. Logique ? Non ! Une bonne question à me poser ici serait, qu’est-ce que le temps ? Voilà qui pourra assurément le dilater (ai-je signalé, en mentionnant la philosophie, que je maîtrise aussi la relativité ?) et faire des heures avec des secondes ; une merveilleuse recette de cuisine. C’est un étrange paradoxe de l’humeur contemplative : elle fait sembler long le temps court, mais les réflexions qu’elle invoque prennent tant de temps qu’il devient absolument primordial de dilater le temps encore un peu plus pour pouvoir toutes les suivre. J’aime à manier cet équilibre subtil de langueur et de frénésie. Même si je regrette parfois un peu de ne pas être un tantinet meilleur, plus habile ; si je pouvais raisonner plus rapidement, si je pouvais m’engager moins prudemment sur des chemins dont je n’ai pas l’habitude ! Mais non, le temps continue de me contraindre et je dois écarter certaines réflexions.

Qu’est-ce que le temps ? (Marre de tourner autour du pot ? Eh bien, oui.) Cette question est un meurtre, à la fois parce qu’y réfléchir tue le temps, et parce que la réponse, informulable, reste bloquée dans la pensée, tuant la conversation. Encore des crimes métaphoriques ! et ils me sont respectivement aimable et indifférent ; je les commets donc. Le fait est que l’esquive classique, fort élégante, est la suivante : le temps est un de ces concepts que l’on est persuadé de connaître jusqu’à devoir l’expliquer. Et l’on aurait tort de penser qu’il est seul dans ce cas ! J’ai longtemps cru que compter était… compter. Une action en soi. Mais il s’agit en imagination de comparer par les nombres une grandeur à une autre ; ainsi, par exemple, chaque main humaine vaut cinq. Pas cinq doigts, non ; juste cinq. Une main ouverte représente le nombre cinq, détaché des cinq doigts.

En réalité, la vraie question (et non l’idéale !) est : que sont les temps ? Là apparaissent de nouvelles fuites. Les écoliers diront, passé, présent, futur. Les Dresseurs, Zénith, Pluie, Grêle, Tempête de Sable ; auxquels les vétérans joindront le Ciel Sombre. Hors de question de m’arrêter sur cette esquive de basse qualité : ce serait perdre mon temps, alors qu’il est précieux ! Déjà que je ne sais pas si je le gagne ou le perds contre Sarah (déjà que je ne sais pas si je joue cette partie avec ou contre elle)… Non : c’est l’écolier qui a raison. Je suis plutôt enclin à croire que seuls trois temps différents peuvent former un futur si bouillonnant, un présent si convulsif et un passé si brumeux.

De l’autre côté de la table, le père tique. Il vient de comprendre l’attaque employée par son épouse, et quoiqu’il aurait préféré une approche moins flegmatique, il approuve la tactique. Bien sûr, la tacticienne n’en a cure. Son domestique approuve, mais ça reste elle qui attaque.

Brumeux est le passé. Je regarde Sarah, c’est donc le passé de Sarah que je vois. Images et sensations s’enchaînent et s’impriment les unes aux autres. Il y en a deux que je préfère. Je vois Sarah, toute jeune encore, tenir la main de sa mère devant l’école. Elle a deux ou trois ans, et doit passer la journée loin de ses parents. Seule avec des dizaines d’autres enfants. Je vois Sarah, un peu moins jeune déjà, qui s’avance hardiment dans l’école suivante. Elle n’a plus peur de la solitude ; elle cherche des adversaires à défier. Car plus il y a de monde, plus on est seul. Sarah est cette petite fille franche et aimante qui cherche toujours le regard ; et ainsi, elle réduit le monde à deux personnes, elle n’est pas seule.

Convulsif est le présent. Je regarde Sarah, c’est donc le présent de Sarah que je vois. Elle se tient au centre d’un réseau qui s’étend partout ailleurs, dans les cœurs de tout le monde, et dont tout le monde est le centre. Chaque action entraîne une cascade de réactions, qui se répandent au réseau entier, de plus en plus faibles mais toujours présentes. La marque la plus importante de Sarah ? C’est la beauté verte de ses yeux, qui reste pour une vie entière dans le cœur de tous les nœuds du réseau en contact avec elle. Les yeux, disent les Humains, sont les fenêtres de l’âme ; c’est par ses yeux que Sarah s’accroche aux gens. Elle est cette petite fille que tout le monde connaît et que tout le monde apprécie.

Bouillonnant est le futur. Bouillonnant, et si vaste ! Je regarde Sarah, et ce sont donc les futurs de Sarah que je vois. Des milliers de voies, chacune définie par un choix, à un moment, luttent pour survenir. Elles mènent chacune à une destination différente. Il y a des lieux qui apparaissent souvent : un grand bassin où flottent des nénuphars, un navire, un temple dont les piliers de pierre maintiennent la sagesse et la gloire dans l’ombre des années… Il y a des lieux qui n’apparaissent qu’une fois. Sarah n’appellera jamais sa fille Lilou si, un soir de Mai dans douze ans, elle oublie de prendre ses clés, ne les perd pas dans le parc de la ville, ne rentre pas chez elle épuisée, entend sonner son réveil, arrive à l’heure plutôt qu’avec une demi-journée de retard à son examen blanc, ne se fait pas sermonner par le procureur à côté de Simon, n’est pas invitée au cinéma par lui… Sarah est cette petite fille dont toute la vie reste à faire, et qui a mille chemins devant elle.

L’action fuse, brutale — une attaque-éclair, encore ? Elle ne souffrira d’aucun report, d’aucun ralentissement. Et pourtant la pureté inattendue du mouvement dilate le temps. Ce bras fuselé, orné de bijoux à l’argent fier et sans envie d’or prétentieux, et la courbe qu’il décrit, sont devenus un nouveau motif de contemplation. L’effet escompté est trahi (ce qui, admettons-le, était prévisible).

La fin approche. Il est temps de dresser la table qui ne porte pas de vaisselle : celle des négociations. Mon ennemie et moi envoyons nos émissaires. Regards aux lueurs de malice emplies de signification, mouvement minuscule de la queue indiquant qu’un répit est envisageable… Les négociateurs se sont trouvés, et ils discutent maintenant de leurs conditions. Il convient de satisfaire les deux parties, de n’oublier aucune doléance. Mais c’est leur métier, après tout ! Ils sont ceux qui bravent la guerre, et s’attaquent à la tâche coriace de rétablir la paix. Ils guerroient contre la guerre elle-même, dans leur panache triomphal, avec pour seules armes leurs paroles. Et l’or y flambe !

Les mots ne sont pas nécessaires. Ils prennent de la place ; ils prennent du temps ; ils enjolivent inutilement la communication dont ils perdent et éparpillent le sens. Non ! La volonté de paix ne peut pas se communiquer à travers eux, par leurs travers ! Si le langage défaille, c’est alors qu’il faut se tourner vers le Langage. Ce Langage que les Humains ignorent. Ce Langage qui traduit la moindre ondulation du moindre poil en un concept clair et significatif. Ce Langage que Sarah est capable d’utiliser, elle aussi. Ainsi sont les enfants ; ils ont parfois des capacités miraculeuses, que les adultes tiennent à étouffer. Ce que Sarah ne laissera jamais faire.

Nous sommes deux ennemis inexpiables, qui s’assassinent gentiment du regard. Nous sommes deux fervents défenseurs de notre honneur, qui ne baisse pas les yeux. Nous sommes ces deux zigotos qui paralysent tout le repas du soir, parce que l’honneur en question passe avant la saveur. Eh bien, soit ! Voilà qui nous sommes. Nous sommes deux ennemis capables de se respecter et de communiquer. Nous sommes deux créatures vivantes et conscientes, qui comprennent que notre intérêt est compromis par une troisième. Nous sommes deux alliés qui entendent survivre à cette extinction des feux décidée par la tyrannie en vigueur.

Ici, c’est la guerre ! Il est terrible, l’ennemi commun : il contrôle toute ressource. L’honneur n’en a cure ! Viens, ennemi ! Paralyse-nous à notre tour : donne-nous ainsi l’occasion de démontrer notre valeur ! Tu ne peux rien contre nous, qui ne soit aussi pour nous.

La communication, quelle que soit sa forme, est un pont bâti entre deux êtres qui mélangent leurs pensées. Si l’on file la métaphore, le matériau dont est fait ce pont dépend de la forme qu’a pris cette communication. Assurément, dans le cas du Langage, nulle n’est mieux placée que la pierre de taille pour soutenir un si solide ouvrage. De cette même pierre sont édifiées les plus vaillantes forteresses, intérieures, au premier plan desquelles se trouve notre jeu enfantin. Nous qui étions ennemis mortels, nous voilà devenu bâtisseurs ! N’est-ce pas là une belle évolution ?

C’est là ce que la mère de Sarah n’a pas compris : en déclenchant cet interrupteur vers lequel elle vole, elle ne fait que poser le siège d’une forteresse. Une forteresse de compréhension mutuelle, bâtie à partir des pierres d’un pont. Imprenable.

Quelles sont les forces en présence ? Faisons un rapide état des lieux, alors que la stratégie d’usure s’apprête à entrer en action. Sur les murs qui furent des ponts, Sarah regrette la compréhension qu’elle avait de ses parents et que ses parents avaient d’elle. Autrefois, ils étaient contents d’elle, simplement heureux ; depuis qu’elle grandit, ils sont devenus orgueilleux de ce qu’elle n’est pas et ont décidé d’en faire cette image d’elle-même. Les ponts ont brûlé, et des murs les ont remplacés. L’échange s’est mué en agression ; c’est regrettable, mais cela n’empêchera pas d’ériger la solitude en protection.

Elle ne luttera pas seule, Sarah ! Je suis à ses côtés, aimant et fidèle sans rien attendre en retour. Je me satisfais fort bien d’une gamelle pleine et des exigences de l’honneur ; alors, je rends l’amour qu’elle me donne. Là encore, ses parents voudraient intervenir ; quand on est une gentille fille, on ne tire pas la queue du chat, on évite les allergies, et on obéit, et on se fane… Ils tentent de construire leur mur sur un terrain qui ne leur appartient pas. Architectes de forteresses, eux ? Sarah et moi leur montrerons ce qu’il en est ! Et tout cela, naturellement, pour l’honneur.

Moi, je te comprends, Sarah. Mais, je t’accepte comme tu es. Je te laisse changer, à ton rythme. Tu n’Évolues pas d’un coup ; ainsi soit-il. Je ne tente pas d’accélérer les choses de la nature, et de modeler ta nature. Compte sur moi pour rester toujours à tes côtés.

Depuis neuf cent vingt-deux tics , je plonge mon regard dans celui de Sarah. Ses yeux lisses reflètent la lumière, et avec un peu d’imagination, je peux voir les miens. Je peux voir l’œil du passé, dans l’angle en bas à gauche. Il semble contenir toute la brume du monde en un seul paysage : elle forme un liseré bleu qui entoure le centre lumineux. Mon œil du passé scintille doucement, plongé dans la clarté diffuse du temps. On dirait une de ces nouvelles lampes, qui émettent une tendre lueur en halo.

Je peux voir l’œil du futur, dans l’angle en bas à droite. Lui crépite et cliquette : il est trop petit pour contenir toutes les images qu’il voit. Alors elles prennent leurs tours, et se manifestent les unes après les autres. Et il y en a tellement que cela forme cette petite étincelle blanche qui batifole de gauche à droite. Des fragments confus et indistincts papillonnent, mélangeant leurs couleurs ; et les couleurs mélangées génèrent la lumière blanche. C’est le matériau dont est fait l’œil qui provoque ce scintillement bleu, autour de l’étincelle.

Je peux voir l’œil du présent, au sommet du triangle. Lui ne luit d’aucune lumière, ni d’aucune couleur bleu ; au contraire, sa teinte vermeille fait qu’on croit souvent que c’est un joyau. Mais c’est bien un œil, par lequel je vois les liens de l’Essence. Si on l’examine attentivement, plus qu’on ne peut le faire d’un reflet dans l’œil de quelqu’un d’autre, on peut quand même remarquer des détails étranges pour un joyau. Il a beau refléter un peu la lumière, ce n’est jamais avec le bon angle. Il peut être plus clair en bas quand elle vient d’en haut, par exemple. C’est parce que cet œil n’est pas fait de matière. C’est un fragment d’Essence du Type psy 6G, ralenti et condensé jusqu’à former un orbe rond.

Le temps se fige et se dilate, alors que la main s’abat sur l’interrupteur. Tous les sens peuvent être mobilisés par cette action anodine. La vue verra soudain qu’elle ne voit plus rien. L’ouïe entendra soudain le claquement sec du mécanisme. Le toucher détectera soudain le léger vent causé par le mouvement de la main. L’odorat sentira soudain la légère odeur d’ozone dégagée par les composants électriques. Mais moi je contemple, et soudain ne veut rien dire. Cet interrupteur sera en mouvement pour une éternité.

Et après ? Après, commencera le siège proprement dit. Une autre forme de contemplation, faisant appel uniquement à l’imagination. Mais Sarah et moi sommes tenaces.

Quand la lumière se rallumera, nos cinq yeux ne se seront pas quittés.