Jour 7 : Le Festin, par Misa Patata
Je n’aime pas les traditions. Ça m’ennuie, en quelque sorte : tous les ans, le dîner de Noël est un éternel recommencement.
C’est un peu différent cette fois –juste un peu– parce que Papa a été promu à son travail. Alors, « pour fêter ça », il a dit qu’on aurait quelque chose de spécial à manger.
Je sais ce dont il parle. Un produit raffiné et rare, seulement trouvable à Hoenn. La perspective d’y goûter ne me réjouit pas trop ; de fait, je ne saisis pas tout l’engouement que peut provoquer de la chair de Coquiperl.
C’est une substance visqueuse, poisseuse, charriant jusqu’à la surface les parfums insoutenables des fonds marins. Quelque chose comme ça, j’imagine. Un arrière-goût de sel doit se déposer sur la langue et y rester longtemps pour empoisonner les saveurs sucrées du dessert.
Non, je n’ai pas envie d’y goûter.
Je regarde mon assiette vide fixement pour éviter de voir tous ces inconnus au masque familier autour de la table : l’Oncle, la Tante, un obscur Cousin Germain… Il n’y a guère que Grand-Mère pour me rassurer, mais sa chaise semble être à des kilomètres. Papa et Maman, à ma gauche, font barrage entre nous.
L’attente est longue.
C’est avec un mélange de crainte et de curiosité que j’attends le clou du spectacle. Le moment où un énorme plat, garni de fausses coquilles en plastique pleines de chair de Coquiperl, viendra combler le trou béant au milieu de la nappe rouge comme une énorme flaque de vin.
Tendant l’oreille un instant, j’entends Maman raconter que j’ai brillé à mes examens ; Papa nuance un peu son enthousiasme, comme d’habitude. Je sais. Son esprit ne s’occupe que de son mets de choix. C’est son estomac, sa faim de Grahyèna, qui dictent ses réactions à présent.
Pour ma part, l’apéritif m’a comblé. Peut-être me suis-je forcé à absorber tous ces toasts à base de foie gras de Canarticho pour éviter l’épreuve terrible qui m’attend. Je n’en suis pas certain, mais après tout…
Comme un enfant qui a oublié de grandir, je rechigne à essayer ce que je ne connais pas, repoussant l’élément perturbateur du bout de la fourchette. Je pourrais aussi bien inventer un mensonge. Tant de gens se mettent à ne plus manger de Pokémon, maintenant… Qui plus est, venant de moi, cela n’aurait rien de très étonnant. Les gens de la tablée me trouvent bizarre : j’ai surpris le regard perplexe d’un Oncle, alors que je me perdais dans mon flot de pensée.
Je parviens à glisser un coup d’œil à ma montre, sous la nappe. Le temps est long. Sentant sur moi un œil désapprobateur, je me penche sous la table pour caresser mon Goupix. La pauvre bête fête son premier Noël, et au lieu d’un Colombeau rôti, elle aura droit à du Coquiperl. Oui, pauvre bête !
— Bill, marmonne mon père en me donnant une tape discrète dans le dos, arrête un peu de jouer. Je vais bientôt aller chercher…
Évidemment, j’obéis. Je ne voudrais pas gâcher son instant de gloire.
De nouveau, je regarde l’assiette. Vide. Immaculée. Bientôt, elle ne le sera plus. Bientôt, un aliment aussi étrange qu’effrayant viendra se poser dedans, diffusant son atroce parfum de poissonnerie. Je me noierai sous les exclamations de joie et au fond de mon propre dégoût…
J’ai envie de penser à autre chose.
• • •
La mer était plate.
Plate, et immobile, pas même caressée par le souffle du vent. Aucune vague ne venait ternir la surface polie de ce miroir d’eau sans fin. Il n’y avait que le petit bateau de pêche, ridicule comme une coque de noix, qui faisait des plis dans le drap tendu au-dessus des abysses.
Deux plongeurs, plutôt trapus, achevaient de s’équiper. Les masques sur leurs yeux et les palmes à leurs pieds les faisaient ressembler à de grotesques créatures hybrides. Le capitaine, lui, dressait sa silhouette grande et mince sur le ciel inexpressif du matin. C’était un marin de la vieille école, dans la force de l’âge, dont le manteau épousait le dos droit comme une seconde peau.
Il les regardait s’affairer, en silence. Lorsqu’ils enjambèrent le bastingage pour rejoindre l’eau, l’embarcation tangua un peu. Un bruit disgracieux troua brièvement le silence, et des remous agitèrent la mer imperturbable.
À leurs côtés, deux Lanturn émergèrent bientôt des profondeurs, faisant briller leurs lampes frontales telles des phares au milieu d’une tempête. Mais il n’y avait nulle tourmente.
Le capitaine les contempla un instant, songeur : ses yeux ne voyaient pas au-delà de la surface miroitante, mais son esprit, lui, imaginait… Il se reprit et sourit. L’expression brisa, l’espace de quelques secondes, le masque de dureté que l’homme s’imposait.
— Messieurs, vous oubliez le filet !
Les plongeurs se regardèrent et, amusés, tendirent les bras au-dessus de leurs têtes. Un entrelacs de cordages fondit sur eux, les emprisonnant comme deux gros poissons aux mouvements hésitants.
— C’est pas drôle, cap’taine, grommela l’un d’eux en riant.
— Pas drôle du tout, renchérit le second. Pourquoi on échangerait pas ? Vous voulez pas aller là-dessous, pour voir un peu tout ce qui se cache au fond de la mer ?
Malgré tout l’amour qu’il ressentait pour cette immense étendue salée, il déclina poliment l’invitation. Le mystère avait un certain charme ; et, bien qu’il n’osât se l’avouer tout à fait, il concevait une immuable crainte à l’égard des plus lointaines contrées sous-marines. Il se pensait bien mieux à bord de son petit bateau, attendant que les autres reviennent pour ramener leur butin.
Alors, comme d’habitude, il vit les poissons lumineux s’enfoncer sous les eaux, les plongeurs à leur suite.
• • •
Le brouhaha des conversations me monte à la tête. Les mots se fondent les uns dans les autres, et la coulée de lave verbale brûle mon esprit fatigué.
Je pourrais m’excuser, prétendre un malaise et disparaître entre les murs rassurants de ma chambre. Je pourrais simplement dire que je n’ai plus faim du tout. Je pourrais… Tout un tas d’idées me viennent, mais elles se repoussent, incapables de ne pas se jalouser. À coup sûr, je m’embrouillerais dans mes explications et on se moquerait de moi parce que je n’aime pas le délicieux dîner de Noël.
Un panier de baies, à l’autre bout de la pièce, me toise depuis sa position privilégiée sur l’affreux buffet en bois sombre. Leur parfum délicat me parvient presque, alors que j’essaie tant bien que mal d’échapper à l’existence des répugnantes choses de la mer.
Papa se lève de table. Papa se lève de table… Sa chaise grince, et j’ai l’impression que mes os grincent avec elle. Ou mes dents, serrées derrière le masque protecteur de mes lèvres sèches.
Je veux boire de l’eau, mais je n’ose pas demander la carafe au Cousin, trop occupé à sourire devant les flatteries de la Tante.
— Il est très doué, tu sais ! La biologie, c’est comme une seconde nature chez lui. Il suit les cours d’un certain professeur Sorbier, un personnage réputé…
— Un chercheur intéressant, complète l’Oncle, hochant sa tête pleine de cheveux plus ou moins blonds. Notre fils est ambitieux, et parle déjà d’ouvrir son propre laboratoire pour étudier les espèces les plus rares.
Retenant un rire nerveux à l’entente du Cousin qui commence à détailler l’objet de sa dernière sortie sur le terrain, j’en profite pour jeter un œil sous la table. Goupix s’est assoupi. Il n’a pas eu envie d’attendre encore le Colombeau rôti qui ne viendra pas, sans doute. Je ne lui donnerai pas de Coquiperl ; cela le rendrait aussi malade que moi.
— Et toi, alors, où est-ce que tu en es au juste ?
Je mets un moment à saisir que la question m’est adressée. Le regard perçant de l’Oncle est trop lourd à soutenir. Il doit m’étudier comme son fils étudie les Pokémon de Sinnoh. C’est étrange. Mais je sais qu’il manque d’imagination : il ne saura pas ce qui me traverse l’esprit. Aurais-je l’air bête, s’il se mettait à me demander pourquoi j’ai peur de manger du Coquiperl !
Si je me pose moi-même la question, je sais qu’elle ne trouvera pas de réponse. C’est une crainte irrationnelle, provoquée par un dégoût pour les aliments spongieux aperçus dans la cuisine. Rien d’assez bien pour un esprit logique…
— Bill termine ses études de lettres cette année, roucoule Maman, s’adressant à son frère.
Je lève les yeux au ciel. Naturellement, j’aurais pu répondre moi-même. Mon Oncle ne manque pas de souligner que c’est un domaine qui mène difficilement à un emploi stable par la suite…
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, bien sûr. Il veut écrire pour le cinéma. Ne crois pas que ça ne rapporte rien !
C’est en effet, avec mon aide, l’idée qu’elle s’est mise dans la tête. En fait, je n’ose pas lui dire que je veux surtout écrire pour moi-même. Cela lui ferait peur, de ne voir en moi que l’égoïsme de l’essence créative et non la perspective du succès.
Un bruit régulier serpente entre les paroles ennuyeuses, se rapproche...
Tout le monde continue son babillage, mais moi, je n’entends plus rien. Papa arrive, tenant à bout de bras un grand plateau en porcelaine, brillant sous la lumière ahurissante du lustre de la salle à manger.
Dans une attitude qui doit friser la fascination morbide, je regarde le plat se rapprocher de la nappe et s’y poser délicatement, tandis que le fumet iodé s’efforce de me parvenir. Mes sens sont en alerte. Je scrute et je retiens une grimace, car le parfum des profondeurs de la mer m’écœure.
Un grand sourire étire les lèvres de Papa, creusant de ridules la peau autour de ses yeux. Yeux dans lesquels je lis de la sérénité, et surtout de la fierté. Il est fier, aujourd’hui, de brandir ce plateau et ces coquilles en plastique, ces morceaux de chair venus du fond des abysses insondables. Il est fier de nous les présenter comme une preuve de son aisance financière et de son goût pour la bonne chère.
Les familiers accueillent l’offrande avec plaisir, et Maman fait semblant de s’exclamer pour ajouter encore plus d’huile sur l’orgueil brûlant de Papa.
Pour ma part, je pince la bouche, et je dévisage les restes de ces créatures arrachées à la mer.
Je veux partir. Loin.
• • •
Une lumière puissante éclairait les aspérités d’un énorme rocher sombre, enfoui sous les eaux. Les plongeurs observaient, avec une fascination jamais érodée par l’habitude, l’étrange coquillage dans un creux difficile à atteindre.
Grâce aux Lanturn, l’on se rendait aisément compte que la chose dépassait en taille la plupart des spécimens de son espèce. On avait envie, presque instinctivement, de poser la main pour suivre le tracé des sillons gravés dans la coquille, pour éprouver la surface à l’air lisse, et pour s’assurer qu’on ne rêvait pas.
Des légendes locales parlaient d’un Coquiperl renfermant un trésor inestimable ; et pourtant, on ne l’avait jamais trouvé. Du reste, peu d’intrépides y croyaient assez pour se lancer réellement dans l’aventure. Eux l’avaient fait, et à présent qu’ils posaient les yeux sur la créature, une fiévreuse envie de regarder à l’intérieur les prit à la gorge.
Ils se lancèrent un regard et hochèrent la tête. Bien. Ils étaient sur la même longueur d’onde. Aucun doute, après tout, n’était permis : la grande perle aux reflets nacrés qui faisait rêver tout Algatia devait se trouver là-dedans.
Prudemment, l’un des plongeurs s’approcha de l’immense rocher sous-marin. Il attrapa une partie saillante et irrégulière, puis laissa le charme opérer. De si près, cela était encore plus beau. Au soleil, nul doute que cette épaisse carapace renverrait les rayons lumineux de façon fort élégante.
L’homme, entité insignifiante à l’échelle de cette mer infinie, ne pouvait en détacher les yeux. Pire encore, ses mains tremblaient, ses doigts se crispaient, tant la curiosité se débattait à l’intérieur de lui.
Le capitaine avait été clair, pourtant. Pas d’imprudences. Mais qui était-il, cet individu sur son bateau, incapable de voir réellement ce qu’il prétendait tant aimer ?
Ivre d’excitation, le plongeur posa les mains sur la cuirasse naturelle. Pour avoir ouvert des tas de Coquiperl, il savait bien ce qui se cachait en-dessous ; et pourtant, le caractère exceptionnel de la trouvaille faisait ressembler cette expédition à une véritable aventure.
Une pression sur son épaule le fit se retourner. Son collègue, probablement perplexe quant à son attitude, gesticulait péniblement pour lui rappeler la marche à suivre. L’homme acquiesça, puis se remit à regarder la créature des profondeurs.
Incapable de tenir davantage, il l’ouvrit comme il aurait ouvert un coffre plein de pièces d’or ; avec une délicatesse mêlée d’impatience, ses yeux brillants prêts à se gorger des reflets du butin.
Et quel butin !
La perle, nichée au creux d’un amas de chairs bleuâtres, scintillait avec une intensité merveilleuse, sous l’éclat des Lanturn et l’atmosphère unique des fonds marins.
Elle était si belle…
Si belle !
Et alors, à la lumière du jour, sa magnificence atteindrait une nouvelle dimension. Elle pourrait être vue de tous.
Nouvelle intervention de son camarade, qui commençait à se mouvoir avec davantage de nervosité. S’il eût été sur la terre ferme, son visage aurait sûrement pris la pâleur de la craie. N’en tenant pas compte, le plongeur fasciné avança une main vers l’imposante sphère nacrée. Le contact inattendu des chairs du mollusque lui arracha presque une sorte de frisson.
Du bout des doigts, il éprouva la surface parfaitement lisse du trésor, n’osant trop appuyer de peur de le briser en mille morceaux. Malgré son apparente délicatesse, l’objet n’avait probablement rien de fragile.
Son acolyte observait chacun de ses mouvements avec beaucoup d’attention, et une sorte de méfiance vis-à-vis de cette créature des profondeurs, tellement incompréhensible.
Fatalement, un accident se produisit.
La coquille se referma sur sa main.
Un hurlement inutile lui échappa en même temps que le dispositif qui le reliait à sa bouteille d’oxygène. Une cohorte de bulles quitta sa bouche, et son comparse put les voir remonter à toute vitesse vers la surface.
Cette frontière rassurante n’existait plus : il ne voyait que ses alentours immédiats, éclairés par les Lanturn qui se tenaient à distance respectueuse.
Le plongeur plus prudent se ressaisit et entreprit de raccorder la source d’air à son porteur. S’il y parvint, cela ne servit pas à grand-chose. Le pauvre homme, paralysé de terreur, gardait les yeux rivés sur son bras et sur la chose qui l’emprisonnait. Une douleur insupportable déformait ses traits, et aucun de ses mouvements n’eut raison de la créature marine.
Elle ne voulait pas s’ouvrir.
Le visage se déformait autant qu’il le pouvait sous l’entrave du masque, tel un amas d’argile malaxé par des mains maladroites.
L’autre ne comprit pas tout ce qui se passa ensuite.
Les faits s’enchaînèrent sans cohérence : une traînée rougeâtre, comme du vin, s’échappa de la gueule de la carapace.
Un flot de sang, comme une fusée de détresse. L’odeur allait rameuter des Sharpedo, à coup sûr…
Et pourtant, non, ce furent des formes serpentines qui s’agglutinèrent autour d’eux. Avides de nourriture, les monstres dardaient tous leurs yeux écarquillés sur ce malheureux qui allait payer son imprudence. Les anguilles bleues ondulaient, et les curieux motifs sur leurs écailles remuaient avec elles.
Les Lanturn s’éloignèrent en hâte, craignant de tomber entre les dents de ces prédateurs sans pitié. Incapable de détourner le regard, le plongeur devinait toutes ces silhouettes diaboliques et affamées, se ruant sur la chair fraîche...
Tout disparut autour de lui, en même temps que la vie de son acolyte : la cupidité, les souvenirs de la surface, et jusqu’à sa propre existence.
Il ne sentit plus que la morsure glacée de la terreur, prête à l’engloutir tout à fait.
• • •
Les coquilles en plastique coloré sont déposées dans les assiettes par les mains prudentes de Papa. Il ne faudrait pas en faire tomber une par inadvertance ; la nappe serait ruinée, et par-dessus tout, l’odeur resterait un moment, peut-être même qu’elle ne s’en irait jamais tout à fait.
Étonnamment, je parviens à maîtriser les nausées que je ressens au plus profond de moi-même. Elles sont probablement issues d’un délire de mon esprit épuisé.
Je regarde Papa attraper l’assiette du Cousin, qui ne le quitte pas des yeux.
C’est mon tour, maintenant. La coquille est d’un rose bonbon incohérent, qui contraste avec la teinte bleuâtre du morceau de mollusque.
Un haut-le-cœur manque de me secouer, mais je tiens bon, ancré à ma chaise comme à un rocher symbole d’espoir. Le plat atterrit devant moi, passant sous mon nez. Une odeur de sel marin envahit ma perception, et efface tout le reste. Je ne vois plus rien que l’obscurité des profondeurs. L’eau s’infiltre partout, irrespirable et lourde, très lourde.
J’ai mal au ventre.
Papa se rassoit. Sa chaise grince, et j’ai l’impression que mes os… Mes dents… Je ne sais plus trop ce qui produit ce son, mais je suis content qu’il s’arrête.
J’ai la tête qui tourne.
Le cliquetis des couverts se fait attendre. Personne ne mange ? Est-ce qu’on me regarde ? Reprenant mes esprits, je réalise. Bien sûr, les couverts sont en rang de part et d’autre des assiettes, prêts pour attaquer le plat suivant.
Du coin de l’œil, j’observe la manœuvre du Cousin. Il attrape sa coquille de plastique jaune et la porte à sa bouche pour absorber la matière visqueuse, qui à présent doit couler dans sa gorge.
— Délicieux ! s’étonne-t-il. La dernière fois que j’en ai mangé, ça n’avait pas tellement de goût.
— Elles étaient mal assaisonnées, suggère la Tante.
— Ah, oui…
Papa doit être content. Il en tire tellement de fierté mal placée. C’est inutile, puisque avec ce repas disparaîtront toutes les traces de sa promotion méritée. Sauf, peut-être, le morceau de chair gluante qui reste obstinément collé à sa coquille rose bonbon, dans l’assiette blanche, sur la nappe couleur de vin.
Je ne vais pas manger ça.
• • •
La mer était plate.
Plate, et immobile, pas même caressée par le souffle du vent. Aucune vague ne venait ternir la surface polie de ce miroir d’eau sans fin. Il n’y avait que le petit bateau de pêche, ridicule comme une coque de noix, qui faisait des plis dans le drap tendu au-dessus des abysses.
Seul sur le pont, le capitaine observait un horizon invisible.
Il n’y avait rien.
Rien, à des kilomètres à la ronde.
Seulement la gigantesque flaque salée, et le silence. Le ciel commençait à se teinter de grisaille, lentement, comme si un artiste eût appliqué des couches successives de peinture. L’homme du navire aurait souhaité un peu de soleil, à la place. Quelques rayons chaleureux pour percer la croûte blanchâtre.
Mais non, le ciel grisonnait, et il s’imaginait déjà entendre les grondements bestiaux d’un orage. Le dieu Électhor aux ailes de foudre abattrait arbitrairement sa colère sur cette portion de mer, et le bateau, si fragile, serait un bûcher offert aux créatures aveugles des profondeurs.
Il cessa d’y penser et se trouva ridicule. Après tout, rien ne se produirait. Les plongeurs allaient revenir, déchargeraient leur cargaison puante sur le pont, et ils rejoindraient la côte. Comme d’habitude.
Rien ne se produirait.
Les plongeurs allaient revenir.
Les plongeurs allaient revenir…
Plus le temps passait, et plus il se le demandait. Il ne possédait qu’une montre cassée ; inutile. Si bien que les secondes et les minutes se confondaient, chaotiques, interminables. Une vague angoisse le prit à la gorge. Aurait-il pu se passer quelque chose, là-dessous ?
Le capitaine se pencha, agrippé au bastingage, pour jeter un œil à la mer. Plate... Immobile, pas même caressée par le souffle du vent… Il souhaitait la voir remuer, pourtant. Au moins pour lui signaler qu’il y avait de la vie.
Il était seul, sur son bateau de pêche, au milieu de nulle part. Et pour la première fois, il eut peur. Il choisit d’attendre encore un peu, une demi-heure, une heure peut-être. Cela n’avait pas d’importance.
Rien n’en avait, d’ailleurs, sinon son inquiétude pour ces bons garçons qu’il connaissait. Jeunes, encore, mais pas effrayés par les mystères insondables des profondeurs. Lui l’était, secrètement. Il regrettait un peu de ne jamais l’avoir admis. Ils n’auraient peut-être pas plongé.
Après tout… Ils reviendraient certainement. Des complications, cela pouvait arriver.
Sous l’eau ? Avec si peu d’oxygène, est-ce qu’on pouvait se permettre des complications ?
Non.
Non, tout irait bien.
Il était seul, sur son bateau de pêche, et il attendait que ses compagnons reviennent d’un autre monde.
• • •
La voix de Grand-Mère me tire de ma rêverie.
— Tu n’as pas mangé ton Coquiperl, constate-t-elle.
Ce n’est pas un reproche, bien sûr. Néanmoins, je suis sur la défensive. Je n’ai pas envie d’en parler, pas maintenant. Jetant un regard alentour, je remarque que la table a été désertée. Il reste les assiettes vides, et la mienne… Les autres sont du côté du canapé pour prendre le dessert.
Du bout des doigts, je repousse mon repas intact.
— Ça ne me dit rien, le Coquiperl. Je crois que les choses de ce genre sont trop étranges pour être mangées.
Elle m’observe, une lueur bienveillante au fond du regard. Malgré moi, je lui retourne son sourire.
Une histoire inachevée flotte encore dans ma tête, remplissant mes yeux d’images lointaines. Je ne sais pas comment cela va finir, mais ce n’est pas important ; ça a commencé, au moins.
Pour cette fois, je veux bien accorder à Papa le bénéfice du doute...