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Fragments d'Espérance de Clafoutis



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Informations

» Auteur : Clafoutis - Voir le profil
» Créé le 05/05/2019 à 17:21
» Dernière mise à jour le 05/05/2019 à 17:21

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Chapitre 5 : Morales.


 La 4ᵉ strate d’Espérance était à l’origine un simple quartier résidentiel sans prétention. De simples maisons cubiques emboîtés les une sur les autres à perte de vue, comme l’on pouvait en apercevoir partout. Cependant, un homme avait décidé de remodeler la strate selon son ambition.
Cet homme, qui était devenu l’ouvrier le plus riche de tout Espérance, se prénommait Samiel Marnaval. Une foule était constamment agglutinée autour de sa maison ; une maison qui avait bien plus l’allure d’un marché noir que d’un doux foyer.

Samiel Marnaval était un ouvrier de rang or. Grâce à ce titre, il avait le privilège de pouvoir se réapprovisionner en alcool chaque semaine. Samiel n’en avait jamais bu une goutte. Il n’avait pas l’âme d’un alcoolique, mais celle d’un marchand.
L’alcool, à Espérance, était une récompense réservée uniquement aux très bons ouvriers. Ce qui signifiait naturellement que les autres, les ouvriers standards, n’en avaient pas droit. Samiel avait donc en sa possession une ressource rare et convoité. L’homme a toujours un profond désir pour ce qui lui est inaccessible. Une véritable aubaine commerciale.

Samiel avait commencé son petit commerce ainsi ; pour une cannette de bière, il demandait trois rations de survie. L’échange paraissait honteux. Les rations étaient essentielles à la survie, la bière, moins. Mais était-ce réellement le cas ? Les rations nourrissaient le corps, mais qu’est-ce qui nourrissait l’âme ? Ceux qui n’avaient pas de famille, ceux qui n’avaient pas d’amis, ou simplement ceux qui maudissaient leur vie, comment ceux-là pouvaient-ils réchauffer leur cœur dans un bunker aussi glacial ? Ils n’avaient qu’une solution, l’alcool. Un alcool qu’ils ne pouvaient, pour la grande majorité, pas se procurer. Un alcool que Samiel possédait.

Mais Samiel ne s’arrêtait pas là. Au début, il était seul. Il avait beau pouvoir se réapprovisionner en alcool chaque semaine, les caissons de bières qu’ils recevaient disparaissaient bien vite. Pour un marchand, il n’y avait rien de pire que de devoir refuser un client à cause d’un bête défaut de stock. Alors, Samiel Marnaval eut une idée. Une merveilleuse et terrifiante idée. Il allait fonder une famille. Une grande famille. Une grande famille d’ouvriers de rang or. Une famille qui serait capable de lui donner énormément d’alcool. Et ce fut ce que Samiel Marnaval fit, sans le moindre état d’âme.
Il se maria, eut des enfants et les dressa de façon si draconienne qu’ils devinrent des ouvriers de rang or. Ils n’en avaient pas le choix. Ceux qui se retrouvaient peu prometteurs faisaient rapidement connaissance avec la fosse.

Désormais, Samiel Marnaval était riche, très riche. L’argent n’existait pas à Espérance, mais chaque canette de bières, chacun ration de nourritures et chacune ration d’eau valaient son pesant d’or. Il n’échangeait désormais plus seulement de la bière, mais toutes sortes de ressources, et toujours à des taux totalement immoraux. Une ration d’eau contre deux rations de nourriture ; une ration de nourriture contre deux rations d’eau. C’était absurde, mais un ouvrier affamé ou assoiffé ne faisaient pas le difficile.

— Ce monde est si facile, ricana Samiel.
— Les humains sont faciles, rectifia une voix féminine.

À l’intérieur de leur foyer réaménager en espace de stockage, Samiel Marnaval contemplaient ses richesses avec Mona Marnaval, sa femme. Le couple était l’unique couple d’ouvriers ayant la possibilité de ne rien devoir faire de leur journée ; leur cinq enfants s’occupaient déjà très bien de la boutique.

— Je ne te contredirais pas, sourit Samiel. Il suffit d’identifier leurs besoins et de trouver comment se servir du monde pour y répondre.

Samiel laissa son corps s’étendre sur sa chaise.

— Nos camarades ne veulent que trois choses. Boire, manger, et oublier. Nous avions basé notre fortune là-dessus.
— Et nous avions été les premiers à en avoir l’idée.

Mona Marnaval secoua sa tête.

— Non, nous avons plutôt été les premiers à avoir le courage et l’absence de morale nécessaire pour mettre cette idée en place.
— La morale, hein, ricana Samiel. Quelle idiotie.

Mona Marnaval acquiesça.

— Je suis d’accord. Nous autres, humain, utilisons bien d’autres êtres vivants comme des ressources. Il paraît qu’il y a très longtemps, les humains et Pokémon vivaient en symbiose et étaient d’inséparables partenaires. À cette époque, il était absolument amoral d’utiliser ces précieux amis comme simple de simples outils.
— Les temps changent, continua Samiel. Si cette coopération amicale était possible, c’était parce que l’Homme vivait dans la paix et l’abondance. L’Homme donne de l’importance à des stupidités telles la morale uniquement si sa survie n’est pas en danger. Il suffit de regarder aujourd’hui, que reste-t-il de cette fameuse amitié inter-espèce ? Nous faisons naître les Pokémon dans des cages, nous les dressons pour nous obéir, et nous les sacrifions pour notre bien. Si un habitant du passé nous voyait, il nous prendrait pour des barbares. Peut-être même que, dans sa grande indignation, il lancerait une pétition pour nous arrêter !

Samiel et Mona Marnaval pouffèrent dans une parfaite synchronie.

— La morale est une barrière absurde pour se donner bonne conscience dans un environnement que le permet, continua Mona. Nous avions juste pousser cette logique un peu plus que les autres. Nos concitoyens ont intégré le fait d’utiliser les Pokémon comme esclaves, nous, nous avions fait de même avec nos enfants.
— Et nous avions brillamment réussi. Celui qui réussi le plus est celui qui se donne le plus de liberté. Ce n’est que logique, plus on est libre, et plus on dispose de marches de manœuvre. Autrement dit, celui qui se laisse le moins contraindre par sa morale est celui qui s’impose au-dessus des autres. Il y a fort à parier que nos chers Maîtres suivent le même procédé.

Samiel soupira.

— Mais ce n’est pas aussi simple, lâcha-t-il. Certains ont besoin de cette morale pour ne pas devenir fou. L’Homme a toujours eu une peur terrible, celle de ne devenir qu’une simple bête. Toute l’ironie est que l’Homme est effectivement une bête, il ne veut juste pas l’admettre. La morale qu’il s’invente est un bouclier psychologique, qui lui permet de se dire ‘‘meilleur’’ que les bêtes sauvages.
— Heureusement, nous, nous n’avons pas besoin de ce bouclier. Nous sommes conscients de notre nature et nous l’acceptons pleinement.
— Certains considèrent que nous agissons ‘‘mal’’ et que nous finirons par être puni pour nos exactions. Qu’importe, si penser cela leur permet de mieux vivre, je ne les en empêcherais pas. L’Homme accorde tant d’importance à ce bien et à ce mal qu’il a lui-même forgé.

Mona soupira à son tour.

— N’est-ce pas. Le bien et le mal est ce qu’ils nous diffèrent des bêtes, disent-ils. Mais le bien et le mal n’existe que dans la tête des gens qui veulent que ça existe.
— Parfois je me demande si le monde a toujours été ainsi, déclara Samiel. Est-ce que l’Homme s’était toujours perdu dans ses illusions de morale ? Est-ce qu’il avait toujours cherché à les imposer à tout prix aux autres ? Et surtout, est-ce qu’il y avait toujours eu des gens comme nous, qui accumulaient des richesses monstres en passant outre ces contraintes absurdes ?

Mona Marnaval sourit légèrement.

— Je ne saurais te le dire, mon amour. Je ne saurais te le dire. Mais si tu veux mon avis, je pense que l’Homme n’a jamais changé, et qu’il ne changera jamais. Que ce soit avant l’ère glaciaire, pendant l’ère glaciaire, et sans doute même après… l’Homme restera l’Homme.
— Et c’est ce que j’aime le plus chez cette espèce, s’amusa Samiel.



***

 Le pas faible et incertain, Arthur Mélric se dirigeait vers le marché noir, aussi connu sous le nom de marché Marnaval. Il trimballait avec lui un sachet plastique remplie de boîtes de conserves. C’était les rations que ses enfants s’acharnaient à économiser. Des économies qu’Arthur s’apprêtait à échanger contre quelques canettes de bières.

Ce n’était un secret pour personne, Arthur Mélric était une épave. Un zombie zigzaguant de droite à gauche, sans but, et qui vivait en parasitant les efforts de son fils, de sa fille, et surtout de sa défunte femme. Arthur en avait pleinement conscience. Il serait certainement plus utile mort que vivant.

Parfois, lorsqu’il visitait la 6ᵉ strate, il passait devant la fosse. Ce trou béant qui menaient directement aux strates désaffectées. Il avait pensé plusieurs fois à sauter. Mais il n’en eut jamais le courage. Arthur était persuadé que la mort était une délivrance bien trop douce pour un monstre tel que lui. Il devait souffrir, encore et toujours ; c’était son éternelle pénitence.

La chute d’Arthur Mélric avait débuté le jour où sa famille fut élevée au rang de héro. Le jour où Eleanor Mélric fut déclarée morte et légende. Ce jour-là, la famille Mélric eut l’assurance de ne jamais être à court ni d’eau, ni de nourritures. Ce jour-là, Arthur Mélric perdit ce qui nourrissait son cœur.

Le père de famille était envahi de pensées destructrices. Eleanor ne s’était pas sacrifié sur un coup de tête. Si elle avait participé à une expédition à l’extérieur, c’était uniquement pour sa famille.
Auparavant, les Mélric n’étaient qu’une petite famille sans prétention. Ils vivaient chacun leur vie, dans le froid d’Espérance, mais dans la chaleur familiale. Arthur Mélric et Eleanor Mélric se démenaient pour le bonheur de leur petite Fiona Mélric, 6 ans au compteur.

Mais ce bonheur finit par être mis à mal par un miracle. Un heureux miracle. Eleanor Mélric tomba enceinte de celui qui deviendra Lionel Mélric. Un miracle qui déséquilibra toute la famille. La politique d’Espérance était clair, les enfants étaient entièrement à la charge de leur parent, aucune aide n’était accordé pour les nourrir. Les Mélric peinaient déjà tant avec un enfant que garder le deuxième était impensable. La famille se déchira.

Eleanor Mélric était catégorique, elle voulait garder son enfant. Arthur Mélric l’était aussi, il voulait jeter cet enfant à la fosse. Les deux avaient des arguments, les deux avaient leur fierté. Une chose était certaine cependant, qu’importe le vainqueur de la dispute, la famille changerait à jamais.
Si Eleanor gardait l’enfant, les Mélric finirait par s’effondrer sous le manque de ressources. Si Arthur jetait l’enfant, le regret et la culpabilité enflammeraient la petite famille.

Finalement, Eleanor trouva la solution. Elle coupa la poire en deux. Garder l’enfant, tout en sacrifiant un membre de la famille : elle-même. Quelque mois après avoir donné naissance à Lionel, Eleanor participa à ce qui allait être la naissance de sa légende. Arthur tenta de l’arrêter, mais il ne put rien faire. Sa femme profita d’un moment d’inattention pour fuir le foyer et s’enrôler dans une expédition suicide. Arthur s’en souviendrait toujours.

Combien de fois Arthur Mélric avait souhaité que Lionel, son propre fils, ne soit jamais né ? Combien de fois il avait espéré pouvoir le jeter dans la fosse avant le héroïque sacrifice de sa femme ? Combien de fois Arthur s’était maudit pour penser à de telles horreurs ?
Arthur savait qu’il était une abomination pour avoir de telles idées. Mais il n’y pouvait rien, c’était plus fort que lui. Le seul moment où ses pensées destructrices ne le hantaient pas, c’était lorsqu’il buvait. Alors, Arthur Mélric buvait. Il buvait dans le fol espoir de noyer son âme meurtrie.

— Dix canettes de bières.

Une fois arrivé devant le marché Marnaval, Arthur déposa son sac de rations sur la table et passa sa commande. Dix canettes de bières valaient trente rations de survie. Une somme à faire tourner de l’œil plus d’un ouvrier. On pourrait tenir un mois entier avec autant de rations, et pourtant, Arthur Mélric s’en débarrassait d’un geste de main. Beaucoup pensaient qu’Arthur avait perdu la raison, et ils n’avaient pas tort.

Ce fut Rex Marnaval, l’aîné de la famille, qui le servit. Il avait l’âge de Lionel. Arthur Mélric enviait beaucoup la famille Marnaval. Non pas pour leur richesse, mais pour leur capacité à vivre en bonne conscience malgré leur absence totale de morale.
C’était connu, les enfants Marnaval n’étaient que des pions pour leurs parents. D’ailleurs, si les enfants Marnaval étaient cinq actuellement, en réalité, il y en avaient beaucoup plus. C’était juste que Samiel et Mona Marnaval jetaient sans état d’âme les enfants qu’ils jugeaient inapte dans la fosse. Une méthode cruelle qui avait porté ses fruits : les cinq survivants étaient de tels exemples de compétences et d’obéissance qu’ils inspiraient à la fois un grand respect et une grande pitié.

Si seulement Arthur pouvait avoir un mépris similaire pour sa famille. Si seulement il pouvait considérer Fiona ou Lionel comme de simples sacs de ressources. Si seulement. Mais ce n’était pas le cas, Arthur n’y arrivait pas. Une partie de lui aimaient profondément sa famille, une partie de lui qui le torturait continuellement. Une torture qui était d’autant plus forte lorsqu’il échangeait les rations durement gagnées par ses enfants contre de stupides cannettes de bière.

Et le pire dans tout cela, c’était que ses enfants l’aimaient énormément. Arthur le savait. Fiona et Lionel se sacrifiaient en permanence pour lui. Et lui ? Ils les trahissaient sans cesse.

— Si seulement… si seulement ils pouvaient me détester…