Pikachu
Pokébip Pokédex Espace Membre
Inscription

Livre d'images [Recueil de one-shots] de Misa Patata



Retour à la liste des chapitres

Informations

» Auteur : Misa Patata - Voir le profil
» Créé le 01/12/2018 à 20:13
» Dernière mise à jour le 27/08/2019 à 18:08

» Mots-clés :   One-shot

Si vous trouvez un contenu choquant cliquez ici :


Largeur      
Dernier souffle d'un bateau à vapeur
La mer est déchaînée. De puissants remous soulèvent les eaux à une profondeur insoupçonnée. Des millions de litres s'embourbent dans une danse folle. Les vagues, aux formes acérées et tranchantes, déchirent le ciel. Sur cette toile de fond noire, une tornade de flocons blancs s'agite dans un désordre inconstant.

Un œil, celui d'un cyclone désirant tout ravager sur son passage, s'ouvre au fond de l'océan.

Et au milieu de l'apocalyptique supériorité de la nature, un navire subit la tempête.


o o o

La machinerie tourne à plein régime. Essoufflée, elle expire bruyamment, sachant sa mort proche. Tout est une question de temps, qui s'écoule en même temps que les puissantes eaux dehors.


o o o

Armé d'une lourde caisse à outils, un humain dégingandé se faufile entre le bric-à-brac et les grosses machines. Une sueur insistante colle ses vêtements à sa poitrine, à ses jambes, et ses cheveux à son front. L'ampoule nue accrochée au plafond éclaire d'une lueur jaune écœurante cet endroit exigu. D'une main pataude, l'homme frotte sa barbe brune en maugréant des jurons appris à bord.

Néanmoins, il est vite obligé d'occuper sa main à autre chose en sentant le navire tanguer. Tant bien que mal, il se raccroche à ce qui l'entoure. N'importe quoi peut faire l'affaire. Ce tuyau, là, par exemple. En faisant appel à toute son énergie, il serre le poing accroché à son espoir. Douloureuses, les jointures de ses doigts blanchissent à mesure qu'il force sur ses muscles. Les chairs tendues et la sueur occasionnent un impossible inconfort ; la boîte à outils, elle, s'alourdit à chaque nouvelle seconde.

Il suffit d'une seule secousse pour que la silhouette manque de tomber et de s'écraser au sol. Dans la panique de ce simple moment, de ces ridicules secondes, les doigts se décrispent et lâchent leur prise sur la caisse de métal. Dans un tonitruant fracas, les objets s'éparpillent au gré des mouvements exaspérants du bateau.

Le sang glacé dans ses veines, l'individu serre les dents à s'en faire mal. Ses yeux s'écarquillent et retiennent à grand peine des larmes de dépit face à la terrible éventualité : ça aurait pu se passer autrement. Écrasé par une absurde culpabilité, un homme adulte se recroqueville comme un nourrisson face au danger. Ce n'est pas sa faute. Mais les soubresauts de son propre corps en pleurs lui font oublier le tumulte de la nature qui se joue à l'extérieur.


o o o

Un éclair crépite. La petite bête quadrupède à fourrure brune risque un coup d'œil derrière elle, sans ralentir sa course effrénée. Les bajoues du lionceau bleu se chargent d'étincelles frémissantes qui n'aboutissent à rien : ce n'est qu'un enfant à peine sorti de l'œuf. Railleur, le renardeau agite les oreilles et redouble d'effort. Ses courtes pattes le portent comme le vent à travers des couloirs larges, au sol tapissé de couleurs et d'étonnants motifs.

Alors que son poursuivant pousse des petits cris et semble haleter légèrement, l'Évoli étire sa frimousse en un sourire jovial. Tous ces interminables couloirs qui bougent de temps en temps sont le plus amusant des terrains de jeu. Malgré sa maladresse, la créature parvient sans peine à distancer son concurrent qui paraît faiblir. C'est peut-être son manque d'expérience qui le trahit. Dorloté comme il l'est, le Lixy a moins d'occasions de s'ébrouer dehors.

Sans ralentir la cadence, le Pokémon assure un virage serré en angle droit. Il manque de se cogner contre le mur mais ne s'en soucie pas : l'adrénaline l'enivre et fait battre son cœur comme une armée de tambours.

Nouveau coup d'œil en arrière, pour narguer davantage son adversaire. Puis arrêt, net et sans bavure. Le lionceau n'est nulle part en vue. Il s'est peut-être épuisé. Le renardeau brun, en marchant à présent, revient sur ses pas et contourne patiemment l'angle. C'est à ce moment précis qu'on lui saute dessus pour le plaquer au sol.

Un éclair crépite à nouveau, suivi de petits cris amusés. Une secousse fait remuer le couloir et les deux bêtes roulent le long du tapis, avant de rire de plus belle, complètement imperméables aux torrents d'eau qui grondent dehors.


o o o

— À l'abordage ! À l'aborrrrrdage !

Un battement d'ailes, vif et rapide, soulève quelques feuillets sur une table spartiate qui fait figure de bureau. L'oiseau au plumage bariolé ferme son bec rose et laisse à la pièce un temps de répit. Dans quelques minutes, secondes peut-être, la cacophonie résonnera de plus belle.

Debout sur une solide chaise en bois ouvragé, un homme regarde un instant son curieux compagnon de voyage. Qu'il était bête enfant, quand souhaitant devenir pirate il apprenait au Pokémon des phrases qu'on trouvait dans les récits d'aventure. Qu'il est bête maintenant, à se demander pourquoi ces phrases resurgissent à cet instant précis. C'est peut-être la façon qu'a le destin de lui dire que l'heure arrive ; c'est comme de voir sa vie défiler devant ses yeux en centaines de séquences décousues et pourtant reliées par un embêtant fil rouge.

Dans cette curieuse attitude attentiste, il se gratte le menton, lisse un peu sa moustache noire, songe à se trifouiller les cheveux puis se ravise pour éviter de retirer son couvre-chef. Il peut apercevoir, du coin de l'œil, la porte entrebâillée de la pièce, et se maudit de sa négligence. Mais à présent, ça n'a plus d'importance. Descendre de cette chaise pour fermer la porte, c'est justement en ouvrir une autre sur une voie pavée de doutes, de si tentants « et si... » qui font changer d'avis.

Un bruit de course, atténué par les tapis des couloirs, se faufile dans l'espace laissé par la porte. L'œil torve du perroquet se plisse et son poitrail plumé se gonfle. La lumière fait chatoyer ses couleurs éclatantes. L'homme aurait à ce moment préféré voir l'un de ces oiseaux de malheur au plumage noir comme la nuit. Alors que la tempête menace de tout emporter, l'espoir d'un arc-en-ciel est un couteau planté dans le dos.

Un mouvement brusque du navire fait tanguer la pièce. La chaise se dérobe sous les pieds, et une épaisse corde tressée se tend pour se serrer autour d'un cou fragile, qui se brise dans un craquement infernal. Le corps se met à tanguer lui aussi, en chœur avec les balancements silencieux de l'énorme coquille de noix qui flotte encore. L'oiseau chanteur se tait : le devant de la scène est au capitaine.


o o o

L'ange venu de sous les mers abat sa colère.

Des ailes blanches, nacrées par les eaux ruisselantes, se déploient comme des lames meurtières en même temps que le vent redouble de puissance. Les quelques flocons qui tombent se posent dessus pour venir fondre en gouttelettes sur ce corps d'une magnificence pure et assassine. Sous le commandement muet d'une telle divinité, les vagues se plient, courbent l'échine et se déchirent, s'abattent sur la coque épuisée d'un navire à l'agonie.

Un cri bestial tranche le ciel et la mer, soulevant des rafales de vent de plus en plus puissantes. La neige en désordre, sous l'impulsion de forces imbattables, converge vers la cible de la fureur marine en un tourbillon d'une beauté haineuse. Un éclat de lune perce à travers la noire couche de nuages et fait briller une dernière fois le navire, tel une étoile qui pousse son dernier soupir avant de s'éteindre.

Vient le calme après la tempête.


o o o

Repu de ce carnage, le dieu replonge et ferme les yeux.


o o o




Joseph Mallord William TURNER, Tempête de neige en mer, 1842, huile sur toile, 91,4 x 121,9 cm, Londres, Tate Britain.