Allumer le Feu de l'Amour
Musique : Allumer le Feu - Johnny Hallyday
Assis, dans l'obscurité de la pièce exigüe qui me sert de cage, j'attends. Attendre est devenu mon seul passe-temps. Compter les étoiles qui, parfois, défilent devant mes yeux, au rythme des pulsations de mon cœur. Battements sourds, profonds, réguliers. Les humains qui m'ont capturé s'occupent peu de moi. Tout juste vois-je passer un plateau de viande, fade, aqueuse, à croire qu'elle vient toujours du même Pokémon. Ma flamme caudale m'apporte cependant un peu de réconfort.
Dans l'air raréfié de la pièce, je sens parfois des relents de noradrénaline et d'œstrogènes. Il y a une femelle de mon espèce, pas loin. J'aimerais qu'ils me la montrent...Qu'ils me permettent de m'approcher d'elle...Que nous puissions nous soutenir, tous deux...Et nous unir...Parfois, j'entends ses cris de détresse. La torturent-ils ? Veulent-ils me faire ressentir de la haine ? Je ne peux m'échapper. J'ai beau ne pas être enchaîné, je ne peux fuir, un champ électromagnétique aux pulsations crépitantes désactive ma glande pinéale, m'empêchant d'utiliser mes capacités. Pas de Lance-Flamme, pas de Séisme...Quand aux murs, ils sont solides. Pas moyen. J'ai essayé de me jeter dessus, de tout mon poids. Je n'ai réussi qu'à me meurtrir les épaules et les ailes.
Un cliquettement sourd attire mon attention. Je me lève et me place sur mes gardes, aux aguets. Pas la peine d'attaquer mes bourreaux. Ils se baladent avec un bâton électrique dont la tension suffit à appliquer à ma peau écailleuse de cruelles brûlures. La porte coulisse, révélant trois hommes musclés, encarapaçonnés dans de lourdes combinaisons. Ils m'escortent sans ménagements jusqu'à une immense porte en acier massif.
La porte s'ouvrit lentement, très lentement, en grinçant. Plus elle laissait passer la lumière, plus mon angoisse augmentait. L'un des humains me fit signe d'avancer. Pétrifié par la peur, j'obéis, presque mécaniquement.
La première chose qui m'attaqua, ce fut la lumière. Crue, blanche. Je levai la tête vers le ciel, espérant laisser un peu de répit à mes yeux. Le temps était orageux, lourd, électrique. La seconde attaque provint de toutes les directions. J'étais sur le bord d'une gigantesque arène, cernée d'innombrables gradins. De partout, les humains entassés dedans semblaient encourager quelqu'un ou quelque chose. Etait-ce moi ? Mon sang battait dans mes veines. Le fait d'être à l'extérieur, après tout ce temps passé dans l'obscurité, me redonna de l'énergie. Un titillement derrière ma tête fut le déclic.
En face de moi, se tenait un Zoroark, les mâchoires dégouttantes de bave. Son regard fou trahissait ses intentions.
Ainsi, je devrais me battre jusqu'à la mort...
Il s'élança en rugissant, et prit une forme ressemblant à ma copie conforme, à l'exception des couleurs. J'étais rouge, il était blanc. Dans l'arène, une musique rock, folle, rapide, énergique, retentit. La foule, galvanisée, hurlait.
Nous nous élançâmes dans les airs, cherchant chacun à mordre la gorge de l'autre. Il semblait plus petit que moi, mais ses membres étaient plus épais. Je lui administrai un coup de queue, qu'il évita sans difficulté. Je virai sur le côté, esquivant un coup de mâchoires ; ces dernières claquèrent dans le vide. J'entendis un sifflement de dépit, et la foule hua. La haine me remplit, consumant tout mon être comme une vague écarlate. Le titillement dans ma tête se fit plus présent, plus insidieux.
C'est alors que j'entendis le cri. Elle semblait m'encourager, de loin, quelque part, je ne savais où. Un cri d'amour et de douleur mêlés. Violent, lancinant. J'arrive, mon amie...Je ferai tout. Et ce titillement, bon sang...
Mon adversaire rugit violemment, rejetant sa tête en arrière. Puis, il arqua son long cou dans ma direction. La musique rock était assourdissante au possible. Je ne comprends pas ces chants humains... Le Zoroark rejeta de nouveau la tête en arrière, puis en avant, puis ouvrit sa gueule dans ma direction. Seul un cri rauque en sortit, cette fois.
Et je compris.
Il ne pouvait pas cracher de feu.
Mais moi...
J'atterris avec force sur le sol pierreux. Les griffes de mon pied droit raclèrent le sol brutalement, provoquant une étincelle.
Une étincelle...
Je me concentrai.
Ouvris la gueule.
Et fis jaillir un torrent de feu.
ENFIN ! C'était donc ça. Le champ électromagnétique était désactivé. J'avais recouvré toutes mes capacités.
Le vrai combat allait pouvoir commencer.
Libéré de mes chaînes, libéré de mes entraves énergétiques, je me sentais revivre.
Je décollai à toute vitesse, fonçant sur ma cible. L'autre m'avait vu, son regard cave me fixait avec insistance.
Nous rugîmes de concert. Il décolla.
L'impact fut terrifiant. Dans un grand craquement, nous entrâmes en collision. J'avais dirigé ma tête vers son poitrail, afin d'essayer de lui couper le souffle.
Damoclès.
Sonné, le Zoroark qui avait pris mon apparence recula d'une vingtaine de mètres sous la force de l'impact. Le craquement était sans doute celui de ses côtes. Mais j'avais dégusté aussi. Des points lumineux dansèrent devant mes yeux. Je les chassai rapidement, respirant à larges goulées.
Je crachai un mur de flammes dans sa direction. Lance-Flamme. Touché. J'entendis le cri puissant. Mon adversaire perdit encore de l'altitude.
Cette fois-ci, je tente le tout pour le tout.
Rassemblant mes forces, je fonçai sur lui, vers le sol. Manœuvre dangereuse...Si je ne le touchais pas, je m'écrasais, et c'en était fini de tout. Si je le touchais, l'impact le clouerait au sol, et je pourrais l'achever.
Encore sonné, respirant difficilement, mon adversaire cracha un peu de sang. Ses yeux étaient vitreux, il volait encore, mais quasiment sur place.
Touché.
Dans un monstrueux vacarme de pierre broyée, nous nous écrasâmes au sol, moi par-dessus lui. D'autres craquements retentirent au même moment : ses ailes et sa queue s'étaient déchiquetées sous lui. Un hurlement d'agonie retentit, amplifié par le hurlement de la foule. Tous les specctateurs avaient crié au même moment. La douleur m'avait cloué sur place. Un brouillard rouge flottait devant mes yeux. Dans ma gueule brûlante flottait un parfum de sel. Mes naseaux n'inspiraient que faiblement, l'air commençait à me manquer. Ce Damoclès avait été meurtrièrement puissant, des deux côtés.
Je me relevai péniblement, chancelant sur mes pattes meurtries. Devant moi, une mare de sang s'étalait lentement, teintant le sable de rouge. Les contours du Zoroark ondulaient, prenant tantôt sa forme originelle, tantôt la mienne, dans une vapeur confuse.
Un temps court et long à la fois passa, suffisant pour que je reprenne mes esprits et que la douleur s'estompe. Le cri d'agonie s'était mué en gémissement de supplication. Ordre de l'achever pour abréger ses souffrances ? Désolation d'avoir été vaincu ? Le cri était confus.
Je fis face à mon adversaire...
...Et tapai violemment de la patte sur le sol, le fixant des yeux.
Séisme.
Le sol trembla violemment, mais l'arène, protégée par un champ de stase, ne cilla pas. Des pans entiers du sol se désagrégèrent. Une faille s'ouvrit, puis se referma, broyant mon adversaire dans un ultime bruit atroce d'os brisés.
Je tombai à genoux sur le sol. La foule était devenue silencieuse. La musique s'était arrêtée. Puis, une rumeur confuse monta, scandant un nom que je ne comprenais pas. Tous semblaient m'acclamer. Je respirais avec difficulté, bruyamment. J'ai vaincu mon adversaire...A présent, rendez-moi...ma liberté...
Un humain, qui semblait incroyablement âgé, entra dans l'arène, flanqué de trois mastards en combinaison blindée. Il fit un signe, et les trois autres humains s'écartèrent.
L'humain sortit une balle blanc crème de sa poche et en libéra un Abra. Ce dernier s'immisça dans mon esprit.
"N'aie crainte, ami. Je traduirai ce que te dit l'humain.", me dit une voix juvénile. Puis, cette dernière se mua en voix grave et profonde.
"Bravo, ami Pokémon...Tu as triomphé de cette épreuve. Je suis sincèrement désolé. Nous allons te soigner et te rendre ta liberté. Ce combat était le dernier à se dérouler ici. Il y a quelque temps, une loi humaine a été votée pour interdire ce genre de jeu." Je le fixai d'un regard presque vide, épuisé de fatigue et de douleur.
"Ton amie part avec toi. Bravo."
L'humain posa une main sur le bas de mon épaule et ferma les yeux. Un courant chaud sembla partir de sa main et remplir tout mon corps. Petit à petit, les nombreuses coupures et plaies se refermèrent et disparurent. Je finis par retrouver une respiration normale, toute douleur s'étant dissipée. Je fis un pas maladroit en direction de l'aïeul. Les trois humains levèrent leur bâton électrique en signe d'intimidation, mais l'ancêtre leur intima l'ordre de se calmer.
"Suis-moi", retentit sa voix dans mon esprit. "Nous allons marcher un peu."
Je le suivis, légèrement assommé, sans comprendre où nous allions. L'Abra remua les doigts, et, en un instant, nous fûmes dans une vaste salle, très haute de plafond.
Ce qui s'y trouvait arrêta mon cœur pendant quelques secondes.
La plus magnifique de toutes les femelles de mon espèce se trouvait au centre de la pièce, roulée en boule. Elle ne semblait souffrir d'aucune façon, ni porter aucune plaie. Avait-elle été soignée de la même façon ? Je m'approchai lentement d'elle, et effleurai son cou du bout des naseaux. Elle ferma les yeux. L'humain sourit dans mon esprit. Puis, tout se brouilla, la salle disparut, et nous nous retrouvâmes dans une vaste clairière, entourée d'arbres. Un ru coulait à proximité. Le ciel était encore chargé de nuages, mais le soleil brillait fortement.
Elle croisa mon regard. Et je compris.
Nous construirions une nouvelle vie. A deux. Ensemble. Loin, bien loin des humains.
La silhouette de l'ancêtre sourit une dernière fois, puis quitta mon esprit. Une lueur, près d'un des arbres, montrait que le Pokémon et lui s'étaient téléportés.
La femelle et moi nous regardâmes une dernière fois dans les yeux. Nous sourîmes de concert. Et commençâmes la danse.