Chapitre 2 - Electhor
Après cinq jours de traversée, nous arrivâmes à Alola. Les Pokémon eau qui avaient nagé à côté du ferry étaient exténués. Nous aussi, l’hygiène sommaire du navire et la promiscuité avaient rendu le voyage difficile. On nous a d’abord débarqués sur une île artificielle impressionnante. Les bâtiments blancs étaient immenses, on se serait cru dans un temple, ou un hôpital.
Des gens vêtus de blanc nous ont enregistrés, comme sur le quai à Irisia. Ils inspectaient les Pokémon de tout le monde, raisons sanitaires apparemment. Puis finalement ils nous ont répartis sur diverses embarcations à destination des quatre îles qui composent Alola. J’ai été envoyé à Mele-Mele.
J’étais déjà venu à Ekaeka, quand j’étais plus jeune, en vacances avec mes parents. Mais le spectacle qu’offrait la ville à présent n’avait rien à voir avec mes souvenirs. Le bateau avait tout juste la place d’accoster, le port était parsemé de tentes de fortune. Et devant ces tentes, des gens désœuvrés. Tant de réfugiés… Par dizaines ils apostrophaient les gens qui descendaient du bateau, demandaient si par hasard quelqu’un avait aperçu un de leurs proches resté à Johto. Je reconnu le patois de Doublonville, Ebenelle, Rosalia… Certains avaient l’air d’être là depuis longtemps.
Un officier de police nous conduisit vers des emplacements libres, à l’intérieur même de la ville, là où autrefois s’étendaient prairies et autres terrains vagues.
Ma tente était adossée au centre Pokémon, un enchevêtrement de toile et de tiges de fer sans prétention. Quand je me mis à quatre pattes pour déposer mon sac à l’intérieur, je me dis qu’un homme adulte pouvait tout juste s’y coucher. La chaleur et l’humidité sous le tissu rougeâtre n’annonçaient pas non plus de nuits formidables.
Toujours à genoux, je ressortis de la tente. Voilà, j’y suis maintenant, à Alola. Et puis quoi ? Je ne m’étais pas posé la question de l’après, arriver entier avait toujours été mon unique horizon. Je sentais des regards posés sur moi. A un peu plus de deux mètres, mes voisins de tente m’observaient.
« Bonjour ! », leur lançais-je. Aucune réponse. Ne m’ont-ils pas entendu ? Pourtant leurs yeux sont toujours fixés sur moi, c’est gênant… C’était trois adolescents, ils devaient avoir entre 10 et 13 ans. Leurs shorts étaient rapiécés, l’un d’eux portait de travers une casquette verte trop grande pour lui. Tous avaient l’air très fatigués, mais semblaient étrangement indifférent à leur condition physique.
- Euh… ça va ? me risquais-je, avec un petit geste de la main.
- Ne te fatigue pas, ils ne t’entendent pas, dit une voix.
Une jeune fille aux longs cheveux blancs se tenait sur une caisse en bois. A ses côtés, un Embrylex somnolait paresseusement.
- Qu’est-ce que tu veux dire, ils ne m’entendent pas ?
- Ils sont sourds, tous les trois, répondit-elle avec un sourire. Oh mais ne t’en fais pas, ils le vivent bien, voyant mon air désolé. Toi tu es d’Irisia non ? continua-t-elle.
- Comment tu as deviné ?
- Ton accent, répondit-elle malicieusement. Nous on est d’Ebenelle, ça fait à peu près deux mois qu’on est là, ajouta-t-elle comme si elle lisait dans mes pensées.
- Deux mois… Vous êtes partis quand l’ombre a franchi le Mont Argenté…
- Tout juste ! Alors… Est-ce que l’ombre a déjà atteint Irisia ? demanda-t-elle.
- Pas encore, mais ce n’est qu’une question de temps, répondis-je sombrement.
- De toute façon, ça ne sert à rien de se morfondre, pas vrai ? Maintenant notre vie c’est ici ! s’exclama-t-elle en sautant de la caisse. Elle était plus grande que ce que j’aurais pensé, un peu plus vieille aussi. Elle devait avoir quelque chose comme 17 ans…
- Au fait, mon nom c’est Jin, et eux là-bas c’est Tobi (elle montra le plus imposant des trois, qui portait un tee-shirt rouge), Yan (le petit, qui tenait le Phampi dans ses bras), et Aris (c’était le grand mince avec la casquette verte).
Jin leur dit alors quelque chose en langage des signes. Les trois se tournèrent vers moi avec un grand sourire.
- C’est quoi ton nom ? Que je te présente… demanda-t-elle.
- T’inquiète, je m’en occupe, répondis-je avec un sourire. Elle afficha un air poliment perplexe.
- Capidextre, viens par-là ! m’écriais-je en lançant ma pokéball.
Tout heureux de pouvoir enfin se défouler, Capidextre sortit en faisant des acrobaties sur les caisses en bois autour de nous.
- Haha, viens là mon vieux, on a du travail. Avec l’aide de Capidextre, j’entrepris de me présenter en langage des signes. Les trois ados n’avaient pas l’air d’avoir déjà vu un Pokémon signer, mais je n’ai pas dû me tromper dans mon enchainement car sitôt la surprise passée, ils se levèrent pour me serrer la main.
- Ca alors…, lança Jin, tu es plein de ressources !
- Je suis étudiant en langues, expliquais-je, c’est pour ça que j’ai voulu venir à Alola, je sais parler le dialecte local. Et mes Pokémon m’aident ! Je fis alors sortir Natu de sa pokéball pour qu’il se dégourdisse un peu les ailes, lui-aussi.
- J’ai aussi un peu appris la langue des signes. Mais Capidextre est meilleur que moi ! A côté de moi, Capidextre traduisait mes paroles aux trois autres.
On aurait dit que Noël venait d’arriver avant l’heure pour mes nouveaux camarades. Apparemment, bien qu’ils soient là depuis plus de deux mois, ils avaient toujours du mal à communiquer avec les locaux. Mon arrivée allait changer les choses. Pendant les trois jours qui suivirent, ils m’expliquèrent le fonctionnement du camp. Tous les quatre jours, une distribution de vivres était organisée. Un médecin passait chaque semaine, par contre il était plus dur d’obtenir des informations des autorités. Le camp, c’était une solution temporaire, surtout avec le nombre de réfugiés qui ne fait qu’augmenter. Mais difficile d’entrevoir un après.
- On est un peu livrés à nous-même, m’expliquait Jin. On est libres de parcourir l’île, heureusement. Et puis, globalement, les gens d’ici sont très sympas ! Cependant, elle me confia aussi ressentir de plus en plus de méfiance de la part des habitants. Rien de grave cependant. Pour l’instant.
Le quatrième jour après mon arrivée, nous sommes partis en excursion à la colline Dicarat, un peu en dehors d’Ekaeka. Nous avions emporté quelques rations récupérées le matin-même pour faire comme un pique-nique. Les sentiers escarpés de la colline rappelaient les reliefs d’Ebenelle à mes quatre camarades. Ils étaient ravis.
Alors que les trois garçons jouaient au ballon, Jin me raconta un peu leur histoire. Ils étaient arrivés à Ebenelle il y a une demi-douzaine d’années, à ce qu’elle avait compris. Leurs parents les avaient confiés à leurs grands-parents. Elle ne savait pas trop pourquoi, en tout cas les parents n’étaient jamais revenus les chercher. Elle-même était orpheline et avait été élevée par un dracologue respecté d’Ebenelle. Quand il partit s’entraîner à Kanto, Jin était restée seule et s’était liée d’amitié avec les trois frères. Quand l’ombre s’approchait d’Ebenelle, la population avait évacué en ordre dispersé. Les grands-parents des trois frères étaient partis en bus avec les autres personnes âgées. Ils n’avaient pas eu de nouvelles depuis.
Nous restâmes une bonne partie de l’après-midi sur la colline. Ce n’est qu’en fin de journée que tout bascula.
Le temps avait commencé à se couvrir depuis la fin d’après-midi. Mais à la tombée du jour, des nuages noirs menaçant flottaient au large de Mele-Mele. Les habitants ne semblaient pas s’en émouvoir outre mesure, un simple orage s’annonçait. Tout le monde se dépêchait de rentrer, une fois à l’abri dans leurs maisons, il n’y aurait plus de problème. Mais on sentait plus d’inquiétude chez les réfugiés de Johto. Pas à cause de la perspective de dormir sous la pluie. Non, c’était autre chose. En redescendant de la colline, je vis deux vieilles femmes observer le ciel en fronçant les sourcils.
Moi aussi, cet orage me semblait horriblement familier, sans trop que je sache en quoi… Les éclairs qu’il annonçait n’étaient pas ordinaires.
C’est vers 23 heures que le ciel se déchira. Au moment où l’orage passa au-dessus de l’île. Plusieurs éclairs frappèrent les hauteurs de l’île. On l’entendit avant de le voir : un cri perçant retentit dans les nuages. Puis doucement, lentement, Electhor descendit du ciel en battant des ailes.
Nous étions à mi-chemin du retour vers le camp. Autour de nous, tout le monde avait les cieux levés vers le ciel. Les habitants de Mele-Mele avaient l’air d’ignorer l’identité de ce mystérieux Pokémon. Pas nous.
- Mais… Qu’est-ce qu’il fiche ici ?? lança Jin.
- Il n’y qu’une seule possibilité… répondis-je. Sous l’ombre, il ne doit plus rester grand-chose de Kanto. Il a dû s’enfuir vers d’autres contrées.
Je gardais pour moi l’idée que, selon toute vraisemblance, Johto devait aussi être en sale état si le Pokémon légendaire en était venu à faire tout ce chemin. Cette pensée me laissa une boule au ventre.
Tobi m’attrapa la manche et pointa Elekhtor du doigt. Aris fit remarquer en langue des signes que l’oiseau avait l’air mal en point. Effectivement, ses ailes semblaient un peu tordues, et il ne volait plus très droit. Le Pokémon légendaire de foudre vint se poser au sommet du volcan. Nous étions désormais partagés entre la compassion et l’appréhension. Tout diminué qu’il était, Electhor restait dangereux. Le souvenir de ses affrontements avec Raïkou, les fois où il s’aventurait au-delà du Mont Argenté, restait encore dans la mémoire des habitants de Johto.
Et nos craintes ne tardèrent pas à se concrétiser. La majorité des gens étaient partis se mettre à l’abri. Les forces de police quadrillaient les alentours du volcan. Heureusement, les éclairs qui accompagnaient Electhor ne touchaient que les hauteurs, inhabitées. Mais bientôt, d’autres éclairs se mirent à zébrer le ciel. Mais ils ne venaient pas des nuages. Ils surgissaient de la jungle.
Electhor semblait avoir détecté une présence, il s’agitait désormais sur son pic rocheux. Le premier éclair qui le frappa le mit hors de lui, il s’envola, à la recherche de son agresseur. Il lança une attaque tonnerre dans la jungle, qui prit feu. Quelque chose apparut alors à la cime des arbres. J’étais trop loin pour bien voir, mais cela ressemblait à un Pokémon jaune, un Pokémon que je n’avais jamais vu.
- Oh non… murmura Jin à côté de moi.
- Tu connais ce Pokémon Jin ? Pourquoi s’en prend-il à Electhor ?
Elle ne me répondit pas, elle semblait paniquée. Elle nous attrapa par le bras et nous entraîna avec elle.
- Venez tous, il ne faut pas rester là !
- Est-ce que tu veux bien m’expliquer ce qu’il se passe ?
- Ce Pokémon, c’est Tokorico. La divinité protectrice de l’île, ajouta Jin devant mon air interrogateur. Electhor vient de pénétrer sur son territoire, il ne va pas laisser passer ça.
- Tu veux dire… Qu’ils vont se battre ?
- Oh bon sang Taki, tu sais bien comment est Electhor non ? Tu te souviens des événements du Lac Colère avec Raïkou il y a deux ans ! En plus, j’ai cru comprendre que Tokorico était tout aussi fier. Ça ne peut que dégéné…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Un éclair s’abattit avec moins de dix mètres de nous. Yan fut projeté à Terre. On l’aida à se relever, et cette fois tout le monde se mit à courir vers le camp. Phampi et Embrylex semblaient réellement paniqués. Dans leurs pokéballs, je ressentais l’inquiétude de Nat’ et Cap’.
Il y a deux ans, plusieurs centaines d’hectares de forêt étaient partis en fumée autour du Lac Colère. Si deux Pokémon légendaires électriques s’affrontaient ici, il y aurait sans aucun doute de gros dégâts.
Et c’est malheureusement ce qui se produisit. L’affrontement entre Tokorico et Elekhtor dura jusqu’au milieu de la nuit. Depuis nos tentes on ne voyait pas le combat. Mais les éclairs zébraient le ciel avec une rare intensité. Parfois, les silhouettes des deux Pokémon surgissaient au-dessus des crêtes rocheuses. Malgré le vacarme des éclairs, on entendait aussi les sirènes des voitures de pompiers. A l’est de l’île, le feu allumé dans la jungle semblait se propager.
Aux alentours de cinq heures du matin, le calme revint, subitement. Il fallut un long moment à nos oreilles pour se réhabituer au silence. Dans le camp, les réfugiés sortaient prudemment la tête de leurs tentes.
« C’est fini ? », « Qui a gagné ? », « Tais-toi, ce n’est pas un match d’arène, j’espère qu’il n’y a pas eu de blessés… »
Son cri retentit alors, bien plus faible que d’ordinaire, certes, mais il n’y avait pas de doute possible. Electhor, très amoché, survola Ekaeka sans prêter attention aux centaines d’humains rassemblés en bas. Il disparut dans le cratère du volcan qui surplombait le port, et ses éclairs disparurent avec lui, laissant place à une pluie drue qui aida beaucoup les sapeurs-pompiers jusqu’au matin.
Sans le savoir, sans s’en soucier, Electhor venait de nous rendre la vie beaucoup, beaucoup plus difficile.