Cotovol
"- Allô ? Allô ! Ouais excuse-moi, faut le réviser le chapitre sur la Stratégie ?
- Euh, oui, j'imagine...
- Mais, en entier ?
- J'en sais rien, tu sais bien que j'y vais toujours au talent.
- Au Talent haha, excellent !
- J'ai pas compris.
- Si t'écoutais aussi... Bon allez à demain."
Mes amis m'appellent le Cotovol. Bien évidemment, c'est stupide, puisque je suis bel et bien un humain, quoique mon appartenance à cette planète soit facilement discutable. Mais je pense que c'est surtout une sorte de métaphore pour décrire ma pensée qui s'envole un peu partout les trois quarts du temps. C'est un peu comme si je pouvais voyager des ports de Hoenn jusqu'au soleil d'Alola sans bouger de mon lit.
Dans mon entourage, personne ne réalise vraiment à quel point le don d'être conscient et de pouvoir réfléchir à ce que l'on veut est formidable. C'est vrai, j'ai pas vraiment l'impression d'avoir déjà parlé de ça avec ma famille. Ils préfèrent s'inquiéter pour le baccalauréat, cette stupide épreuve on-ne-peut plus simple d'une longueur ridicule de quatre heures et qui n'est qu'une épreuve parmi une quinzaine d'autres... Vous pensez probablement que j'exagère, mais je vous répondrais que je parviens à être beaucoup plus lucide que vous ne le serez jamais. N'y voyez aucune agressivité, c'est le fond de ma pensée. Plus j'avance et plus je me rends compte que mes parents, eux aussi font preuve d'une hypocrisie ordinaire. L'hypocrisie, de nos jours, est relevable dans chaque phrase prononcée par chaque personne. Je ne m'exclus même pas : c'est devenu impossible pour moi de ne pas m'adapter à l'hypocrisie des autres, car si je ne le fais pas alors je passerais immédiatement pour un déficient mental, voire un psychopathe.
Et je ne veux pas faire subir ça à mes parents. Ils n'ont pas à s'en vouloir d'avoir modelé leur comportement pour s'intégrer à une société qui les aurait totalement exclus dans le cas contraire. Cette réflexion me mène rapidement vers la métaphore du tournesol. C'est une métaphore que j'ai inventée il y a quelques jours et dans laquelle je développe la thèse que l'humain est aux normes sociales ce que le tournesol est au Soleil : il ne cesse de les épier et de les observer pour les suivre jusqu'au moindre détail dans la peur de ne pas se faire accepter. D'ailleurs, même ceux qui souhaitent se démarquer finissent très souvent par tomber dans une nouvelle norme formée par plusieurs personnes qui ont auparavant souhaité se démarquer de la même manière.
Finalement, mes amis non plus ne sont pas trop conscients de la chance que l'on a d'encore pouvoir penser à ce que l'on veut. La seule chose qui les captive, ce sont les révisions. Je pense que le stress ressenti par leurs parents, qui surpasse probablement le leur, doit légèrement affecter leur sérénité. Parfois c'est pire : ce n'est pas le stress des parents, mais la pensée-même qu'ils puissent être stressés qui a un impact sur leur état d'appréhension. Mais chez certains élèves, les parents n'ont rien à voir avec tout ça : toute la pression qu'ils ressentent ne leur est infligée que par eux-même, car ils prennent conscience qu'ils n'ont rien écouté de toute l'année.
Celui qui vient de m'appeler est un spécimen de ce type. En cours, il a passé l'année à dessiner des Pokémons sur son cahier de sorte à ce que les ombrages soient le plus réalistes possibles, chose relativement ballote pour quelqu'un qui fait des études de Topdresseur. En vérité, m'étant noyé dans mes pensées à chaque cours depuis le début de ce cycle, je suis très mal placé pour le blâmer ; mais j'estime qu'il faut reconnaître que si je n'ai pas travaillé non plus, je vais jusqu'au bout dans l'absence de travail, contrairement à lui qui réalise aujourd'hui seulement qu'il n'a fourni aucun effort pendant une dizaine de mois.
Peut-être que je suis simplement contrarié du fait que l'heure de son appel aie été celle de mon réveil. Il était peut-être quinze heures, et je dormais peut-être depuis longtemps, mais je ne m'étais jamais senti aussi bien dans mon sommeil, et puis je n'étais pas responsable de son manque d'implication scolaire.
Au final, qu'est-ce que ça signifie, "écouter" ? Je pense que le concept de l'écoute possède trois degrés : le premier, communément appelée "entente", serait une écoute inconsciente et dont l'élève refuse de reconnaître l'existence-même. Le second, communément appelée "écoute", serait une écoute consciente de ce que le professeur dit, qui ne consisterait qu'en une transmission d'informations pure et dure. Le troisième et dernier, enfin, serait lui aussi une écoute consciente : mais celle-ci, en plus d'être une transmission d'informations, impliquerait une réflexion de la part de l'élève par rapport aux informations en question ; pas uniquement une réception au mot-près de celles-ci.
Si l'on se fie à cette thèse, alors notre premier degré d'écoute est actif à chaque cours, et ce dans la mesure où le professeur prononce des paroles qui créent des ondes sonores et que l'on est forcés d'entendre un minimum. Au-delà de ça, libre aux élèves d'utiliser les deux seconds degrés.
Je sais ce que vous pensez : "Mais si le premier degré d'écoute est quelque chose dont l'élève refuse d'admettre l'existence, alors à quoi sert-il dans le cadre d'un contrôle ou d'un examen ?". Eh bien, il se trouverait que le premier degré d'écoute nous permette de se souvenir de tout au dernier moment, c'est-à dire pendant le contrôle ou l'examen en question. Seulement, une seule condition existerait pour être en capacité d'activer son premier degré d'écoute, et elle ne serait autre que de n'avoir rien révisé. Rien. Pas ouvert un cahier. Si un élève révise ne serait-ce qu'une partie du cours, il s'interdit alors d'activer son premier degré d'écoute dans la mesure où le fait qu'il aie révisé témoigne de son absence de croyance au pouvoir de son inconscient. Et à partir de ce moment-là, non seulement tout effort est vain, mais les réponses inscrites sur sa copie se limiteront à ce qu'il aura lu la veille.
Ainsi, il y a deux moyens de totalement réussir un contrôle ou un examen : ne rien réviser, et faire appel à son premier degré d'écoute, ou tout réviser sans faire l'impasse sur quoi que ce soit et faire appel à son troisième degré d'écoute.
Voilà pourquoi, plutôt que de me fatiguer à tout relire, je me permets de penser à ce que je souhaite la veille d'un contrôle ou d'un examen. Je sais que l'idée seule de relire mon cours ne pourra m'emmener que jusqu'à la troisième page de mon cahier, et qu'il en faudra peu pour que je me décourage totalement. A ce moment-là, ce sera le flop assuré, puisque je n'aurais pas accès à mon premier degré d'écoute le jour J, mais je n'aurais pas pu tout réviser non plus.
Je pense que mon ami devrait faire de même. Après tout, on est dans deux situations des plus semblables : l'incapacité de tout réviser au vu du temps qu'il nous reste. Mais, ayant décidé d'essayer, en vue de l'absence totale de chances qu'il puisse tout réviser aujourd'hui et du verrou qu'il a décidé d'accrocher à la porte de son inconscient, il sera probablement celui d'entre nous deux qui aura le moins bon résultat à cette épreuve.
Quand j'étais petit, je pensais naïvement que la sueur venait d'un petit nuage invisible qui pleuvait juste au-dessus de nous à chaque fois que l'on ressentait du stress. Plus j'avance et plus je me dis que cette pensée n'est pas si naïve que ça : l'ensemble de mes rêveries me servirait alors de parapluie qui viendrait léviter au-dessus de ma tête pour recevoir la pluie de stress à ma place.
Je regarde mon horloge de chambre : ah, il est déjà dix-huit heures. Je réfléchis donc depuis trois heures au total. Je décide alors de me lever pour aller chercher un jus de fruit dans la cuisine.
Je rêvais véritablement depuis tout ce temps ?
Hm...
Peut-être bien que mes amis ont raison. Peut-être que ma pensée fait des voyages dans le monde entier, portée par le vent, comme un Cotovol.
Et je ne laisserai pas l'appréhension de mes proches atteindre mes pensées. Elles sont et demeureront impénétrables, baccalauréat ou pas.
Je me sens plus Cotovol que personne ne l'a jamais été.