Mannen'yuki
Trois. C'est le nombre de refus que Saphirre et moi avons essuyé depuis le début de la soirée. Les guitaristes ont du mal à se faire une place, étant donné que c'est le poste le plus bourré niveau places. Quand on monte un groupe, on trouve facilement des guitaristes. C'est plus dur pour les batteurs ou les claviéristes, et on forme rarement un groupe sans avoir trouvé de chanteur avant.
_Ca sert à rien de boire ça, Kyâ. Tu vas te faire du mal.
Saphirre a beau me le répéter, c'est le deuxième verre que je prends. J'entends ma mère d'ici, elle qui ne supporte pas que je me conduise comme une racaille, comme elle dit. Pas d'alcool, pas de cigarettes. J'ai déjà eut du mal à lui faire accepter mes goûts musicaux, alors vous imaginez si elle me voit boire ? Je peux signer tout de suite mon arrêt de mort.
L'Eipam du barman n'arrête pas de me faire des grimaces. Depuis tout à l'heure, je ne sais pas ce qui me retient de le saisir par la queue et de le balancer à l'autre bout de la salle. Tout le contraire de son Soul Guardian, le barman, le crâne rasé, la trentaine environ, est un gros ronchon qui fait la tête à tous ses clients. C'est pourquoi je ne m'étonne pas de le voir passer derrière moi pour aller engueuler quelqu'un. Ce n'est que quand j'entends une voix aiguë que je me retourne, par curiosité.
Je la reconnais instantanément. C'est la fille au Zanguusu qui a trop bien chanté tout à l'heure. Elle fait partie d'un des groupes qui s'est formé l'année précédente et qui a donné un mini concert ce soir. Elle est en train de s'énerver contre l'autre membre du groupe, un garçon à peine plus âgé que moi, les cheveux courts et les yeux en amande. Il ressemble beaucoup à Hitori, avec pourtant une différence. Il n'a pas le regard distant de mon ami d'enfance, il est plus… comment dire… concret. Il n'a pas cette aura de mystère qui fascinait toutes les filles du lycée où Hitori et moi avons étudié. Il a du sentir que je le fixait, car il se retourne vers moi et me regarde dans les yeux. C'est la deuxième fois que je croise son regard.
Malgré le fait qu'il était derrière sa batterie dans le fond de la scène, il m'a tout de suite captivée. Le groupe a été génial, la chanteuse sublime, et leurs deux Soul Guardians qui jouaient de la guitare étaient très bons. Le Zanguusu avait la guitare électrique, tandis que l'autre avait la basse. Ce Soul Guardian, celui du batteur… c'est un Kuchiito.
Mais pas comme Saphirre. Il n'a pas les yeux bleus, mais violets. Il est plus grand, en tout cas c'est l'impression qu'il me fait, et il a une présence différente. Il est discret, mais pourtant il dégage plus d'assurance et de volonté que Saphirre qui, elle, est toujours enjouée, doublée d'une forte tête. Mais c'est peut-être uniquement un style qu'il se donne sur scène. Le garçon détourne les yeux.
La chanteuse au Zanguusu continue de hurler comme une furie contre son batteur. Au bout de deux minutes, elle donne un coup de pied dans la table, et sort de la salle, tous les regards sur elle. Le groupe n'aura pas tenu longtemps.
Je retourne à mon verre. Saphirre n'est plus à côté de moi, mais je ne m'inquiète pas. Elle n'ira nulle part sans moi. Je ferais la même chose de toute façon. Saphirre… Je suis liée à elle par quelque chose que je ne saurais expliquer. Les Soul Guardians restent un mystère pour tous les chercheurs du monde connu. Avant, les Soul Guardians subissaient tout un tas d'expériences, accompagnées de la douleur des humains. Ces pratiques ont été interdites officiellement au Japon en l'an 1319, selon la datation européenne. Il y a bien eut des essais pendant la seconde guerre mondiale alors qu'on cherchait de nouveaux moyens pour tuer les gens (comme si la bombe atomique n'avait pas suffit), mais dès 1953, toutes ces expériences furent abolies mondialement par l'ONU. Bien sûr, certaines organisations sont suspectées de continuer les recherches en secret, mais aucune preuve formelle n'a pu être fournie.
_Excusez-moi…
Surprise, je me tourne vers mon interlocuteur. C'est le jeune joueur de batterie.
_Vous êtes guitariste, non ?
Il désigne ma guitare électrique, posée à côté de moi. Je reste sans voix, incapable d'avoir une pensée cohérente. Je ne peux détacher mon regard du jeune japonais et de ses yeux clairs. Je n'ai jamais vu de tels yeux. Gris bleu avec une pointe de turquoise et des reflets vert d'eau. Un océan confiné dans un regard. Un vrai prince aux cheveux noirs et au visage doux qui me regarde.
_Elle est chanteuse. C'est moi la guitariste.
Saphirre est revenue. Les yeux du garçon vont de moi à Saphirre et s'écarquillent en voyant ma Soul Guardian. Ses lèvres forment silencieusement le mot : « Kuchiito ». Puis il semble reprendre de l'assurance et sourit.
_Chanteuse ? Vraiment ? On peut dire que j'ai de la chance. Enfin, pas vraiment puisque ma chanteuse et ma guitariste ont quitté le groupe. Mais retrouver tout de suite des candidats, ça c'est un coup d'bol.
Il ressemble un peu à Saphirre. Il est souriant, positif. Tout compte fait, il ne ressemble pas tant que ça à Hitori.
_Je m'appelle Fudjieda Yosue. Et toi ?
_Ma… Masumi Kyâ.
_Et moi c'est Saphirre !
Fudjieda-san fouille dans la poche de son pantalon et en sort un bout de papier sur lequel est griffonnée une adresse.
_Demain, je recrute de nouveaux membres. C'est l'adresse du studio. Je t'attendrai vers deux heures. Ramène Saphirre et ta guitare !
Puis il s'en va, me laissant plantée sur ma chaise, encore en train de déterminer si je dors debout ou pas. Saphirre se plante devant moi, un sourire lui coupant la figure en deux.
_On dit merci qui ? Hein ?
Deux heures, autre quartier de Tokyo. Je lit sur un papier scotché à la porte : Groupe : Mannen'yuki.
Mannen'yuki… Les neiges éternelles…