Chapitre 1 : Surf city
Une demi-douzaine d'éclairs jaunes passa devant moi sans me prêter attention. Chacun attrapait une planche au passage et continuait tout droit. Ils n'étaient obnubilés que par une seule chose : la vague.
Je restai pantois devant cette scène étonnante. J'avais entendu parler de la légende d'un pikachu surfeur. Mais je n'avais jamais espéré en voir un un jour. Pourtant je n'en avais pas un devant les yeux, mais six.
Ils entrèrent dans l'eau, leur planche au dessus de leur tête et, quand ils furent à moitié immergés, la retournèrent en s'allongeant. A la force de leurs pattes avant, ils pédalaient vers les vagues et tour à tour se redressaient sur leurs pattes arrière. Ils surfaient, dévalant les flots à toute vitesse, traçant une plaie sinueuse en surface. Ces pokémons, en groupe, sont toujours survoltés et ne peuvent cesser les allusions à leur queue en dent-de-scie et aux éclairs. Certaines choses ne changeront jamais.
Béa, je décidai de m'installer là à les observer oubliant quelque peu la faim et la fatigue.
"Aloha ! Tu aimes le spectacle ?"
Je me retournai en sursautant, honteux de ne pas avoir entendu mon interlocuteur approcher. Les herbes étaient hautes et sèches, et à voir la bonhomie du personnage, je devais être en effet complétement absorbé.
"Ahahah ! Désolé de t'avoir fait peur. Je n'ai pas pu m'empêcher de me mettre à l'affût quand je t'ai aperçu. Je suis une formation d'espion tu sais ! Léger comme un flamiou, agile comme un greninja, rapide comme un voltali,...."
J'examinais le drôle de lascar pendant qu'il parlait. Tout sourire avec deux petites canines pointant vers le haut, c'était un bon vivant. Court sur patte, il dansait d'un pied à l'autre en gesticulant des bras au rythme du débit incontrôlable de paroles dont il me couvrait. Il s'adressait autant à moi qu'à sa propre vanité. Il portait sur l'épaule un balluchon à carreaux rouges et blancs. Je l'avais déjà vu. Je connaissais son nom mais ne réussissais pas à me le rappeler.
"Je suis Goinfrex ! Et toi ?", finit-il enfin.
Il rapprocha son visage du mien pour mieux m'évaluer de ses grands yeux. Pris de cours, je ne pus bafouiller qu'un :
"Je...."
Ma bouche était sèche. Je n'avais rien mangé ni bu depuis hier. Je claquai la langue sur mon palais et avalai ma salive. Il ne parut pas faire attention à mon absence de réponse mais devina mon état. D'un mouvement de l'épaule, il descendit son paquet et le détacha de son bâton. A l'ouverture, une odeur de viennoiseries encore chaudes s'en échappa. Mon ventre gémit et ma bouche se mit à saliver tandis que Goinfrex étalait son napperon sur le sol. Si le bagage paraissait modeste, la quantité de petits beignets dorés qu'il renfermait était impressionnante.
"C'est le déjeuner des pikachus. Sers toi avant qu'ils ne se rendent compte que je suis arrivé."
Je fis un signe de tête en remerciement, me rassis et tendis une main hésitante vers un beignet d'une bonne taille. Je le reniflai et tremblai presque de plaisir. Lorsque je le portai à ma bouche, le sucre qui l'enrobait fondait déjà dans entre mes doigts. Je léchai une partie du sucre et croqua finalement dans la pâtisserie. Un goût particulièrement puissant m'envahit le gosier. Si l'on peut changer l'état d'esprit de quelqu'un grâce à ce que l'on lui fait avaler, ce parfum là inspirait la sérénitude.
Goinfrex s'était assis lui aussi en regardant les pikachus surfeurs et fouillait sa fourrure d'une main distraite. Il en sortit trois beignets d'un coup et les balança dans sa bouche avec flegme avant de recommencer ce cycle. Comment faisait-il pour cacher tant de choses dans ses poils ? Je n'osais pas lui demander de peur qu'il se remette à parler inlassablement. Une autre question me taraudait.
"Qu'est-ce ?", demandai-je enfin.
Il referma la mâchoire sur son poignet, surpris d'entendre le son de ma voix. Sans le dégager, il tourna la tête et bafouilla.
"Gué walachaga awon ! Weu weu guijé ien eu uh weu gueuwai pa erre guichi."
Il allait continuer quand il vit mon expression ahurie.
"Goi ?"
Il semblait tout aussi étonné que moi. Nous restâmes quelques secondes l'un en face de l'autre. Une incompréhension totale régnait des deux côtés.
A une centaine de mètre, les pikachus étaient toujours en train de jouer tout en filant sur les flots. Le principe étant de frapper une balle lumière de leur queue sans que celle-ci ne touche l'eau. Celui qui la faisait tomber n'avait d'autre gage que de plonger pour la récupérer. Seul ceux qui étaient debout sur leur planche pouvaient être visés ; ils alternaient donc entre des phases de jeu et des phases en dehors, nageant aussi vite qu'ils le pouvaient pour récupérer une autre vague et revenir dans la partie.
L'un d'eux aperçu Goinfrex du coin de l'oeil et réclama la balle. Sa queue pris une teinte gris acier et il frappa de toutes ses forces dans notre direction. Du sable vola et toutes les têtes virèrent vers nous. Tous crièrent de joie en même temps et se précipitèrent pour regagner la plage.
Ils allaient arriver en moins de temps qu'il ne le fallait pour le dire. Je décidai donc de finir mon beignet afin de me retirer.
"Goinfrex."
Son cou repivota dans ma direction.
"Guui ?"
Il avait toujours son bras de moitié enfourné dans la bouche. Je fis une nouvelle tentative.
"Ton bras. Dans ta bouche."
Les phrases ne sortaient pas complètes, tant j'étais confus et amusé. Il le recracha avec une exclamation qui signifiait que j'avais répondu à son étonnement. Je n'eus pas le temps de m'enfuir que les pikachus étaient arrivés. Chacun dit bonjour à Goinfrex à sa façon, que ce soit d'un "Salut", un "Aloha Goinfrex", ou encore d'une tape de la queue dans sa main qu'il venait d'expulser du fond de sa gorge, et tous sautèrent sur les pâtisseries. Ils grignotaient avec plaisir en geignant de bonheur. L'un d'eux à qui il manquait la pointe noire de l'oreille droite s'aperçu de ma présence.
"Aloha ! Qui es-tu ? Tu n'es pas d'ici ?!"
Tous les autres s'arrêtèrent de manger pour se tourner vers moi, les oreilles droites et le museau frétillant. Leurs yeux curieux étaient braqués sur moi. Tous attendaient.
Affreusement gêné, je remuai mon pied dans le sable et baissai le nez. Je voulais être tout petit.
"C'est Je !", s'exclama une voix derrière les rongeurs.
Je tombai des nues. J'avais pris le spectre des sables pour un pokémon stupide ne sachant que peu, voire pas du tout parler. Mais je me rendis compte que la parole n'est pas forcément un signe véritable d'intelligence. Il reprit.
"Enfin, c'est tout ce qu'il a su me répondre quand je lui ai posé la même question ! Et il ne doit pas être d'ici, non. On n'a jamais vu de pokémon comme lui à Alola. Et, preuve suprême ! Il ne connait pas les malasadas.
- Ooooh....", s'exclama la bande en choeur.
Goinfrex me sourit d'un air triomphant et me lança un clin d'oeil entendu. Plutôt que de devenir le plus petit possible, je voulu désormais disparaître.
"Peu importe, on se contente de ce que tu veux bien partager avec nous. Dans tous les cas, welina, comme on dit chez nous, reprit le premier pikachu.
- Welina, Je, répétèrent les autres.
- Ça veut dire bienvenue.", me traduisit Goinfrex alors que je bafouillai un discret merci.
Durant ce joyeux repas, on me reproposa des malasadas. Proposition que je ne pus écarter, et ce même lorsque mon ventre, plein, menaçait de tout faire remonter expressément. J'appris que l'ingrédient qui donnait son goût si particulier était de la vanille : une plante qui pousse par ici, à Alola, avec de jolies fleur blanches et de grandes feuilles charnues. On me décrivit la sensation de béatitude que devait procurer cette épice avec l'affirmation presque religieuse que "C'est ça, l'esprit du surf". Avoir l'âme tranquille et se laisser porter par les courants de la vie autant que marins. C'est être libre d'une certaine façon. La vanille est sensée procurer cette aspiration.
On suggéra à Goinfrex de prendre une planche et d'apprendre ce sport qu'il venait observer tous les jours. De la façon donc cette offre fut faite, j'en déduisis que ce n'était pas la première fois qu'on lui proposait et que sa réponse était déjà toute prête : il prétexta ne pas être suffisamment agile et ne pas vouloir abîmer une planche.
"Et toi Je ?"
Tout le petit monde avait pris l'habitude de m'appeler de la sorte. Contrairement à ce qu'il s'imaginait, je n'avais pas de si grand secret à cacher. Mais je n'ai jamais essayé de changer la donne.
Je réfléchis en scrutant l'eau. J'étudiai un instant les planches avant de répondre.
"Non merci, répondis-je enfin. Ça à l'air amusant, mais je ne suis pas un grand fan de l'eau...."
Ils n'insistèrent pas, et repartirent en courant, décrivant des zigzags aux angles plus doux qu'avant de manger.
"Et tous les jours ils gobent l'idée que je ne suis pas assez agile, que je risque de couler. Ces idiots. La seule raison valable est que je n'ai pas envie de mouiller les trésors que je garde dans ma fourrure."
Cela dit, il replongea une main entre ses poils pour en ressortir une nouvelle poignée de beignets qu'il continua à dévorer.
"Par contre *crunch crunch* ton excuse est nulle, Je. Comment peut-on ne pas aimer l'eau ? *crunch crunch* Ils sont vraiment idiots ces pikachus. Encore plus quand ils ont pris leur dose de douceurs vanillées."
Ceux-ci étaient à nouveau sur leur planche. Leur survoltage matinal contrastait alors avec leur euphorie postprandiale. Ils recommençaient à se lancer la balle lumière, mais elle décrivait dorénavant des courbes en cloches molles alors qu'ils pouvaient l'attraper avec leurs pattes avant.
"Je n'aime pas l'eau. Ce n'est pas si rare que ça tu sais ? Là d'où je viens, il existe même des pokémons qui risquent de mourir si ils entrent dans l'eau.
- P't'être bien. En tout cas pas ici. Ce serait le comble qu'un pokémon pareil *crunch crunch* viennent sur une île."
Et pourtant, je ne savais pas si je ne n'étais pas de ce genre là, pensai-je.
"Mais du coup, tu viens d'où ? reprit-il.
- Je...."
Je ne su pas quoi répondre. Un "chez moi" n'aurait guère été constructif. Et pourtant c'est tout ce que je savais. Je vivais avec Maman, chez nous, et cela m'allait. Goinfrex sourit.
"Il faudra un jour que tu apprennes à dire autre chose que Je, tu sais ?
- On ne donnait pas de nom à l'endroit où l'on vivait. On disait la maison c'est tout...."
Le silence régna un instant. Cessant de manger, son rictus fondu et il prit une expression désabusée. M'étudiant des pieds à la tête, il reprit de manière plus mesurée.
"Tu veux dire, que tu es sauvage ?"
Dans le monde, on peut mettre d'un côté le genre pokémon et d'un autre le genre humain. A partir de là, il existe trois types de relation : la cohabitation, la domination de l'un ou de l'autre - même si les hommes ont une propension plus importante à cette dernière, ou l'ignorance. La domination n'aurait normalement plus lieu d'être de nos jours, et seules quelques nations barbares ou organisations criminelles répandent encore cette conception. La cohabitation est majoritaire, mais il existe toujours des sanctuaires exclusivement humain ou pokémon. Pour la majorité, cette pensée se simplifie par l'idée de sauvages ou de domestiqués. Termes grossiers, mais compris de tous.
Dans mon cas, j'étais effectivement un sauvage. Sa façon de m'analyser devait signifier qu'en ce point nous étions opposés. En y repensant, le napperon avait dû être confectionné par des mains humaines. Et rares sont les pokémons sachant cuisiner aussi finement.
"Et tu serais un domestiqué ?", lui renvoyai-je.
Il ne dû pas apprécier car il releva le menton et croisa les bras sur sa poitrine en prenant un air vexé.
"Tout comme tu dis ne pas aimer l'eau, je n'aime pas ce terme. Nous ne sommes pas tous comme les miaouss à vivre une vie de pachas que l'homme riche alimente à volonté. Ici, on se dit plutôt familiers."
N'ayant jamais vécu que dans mon chez moi, tout ce que je savais ne m'avait été appris que par d'autres sauvages. Je compris que les domestiqués ne devaient pas forcément affectionner ce nom.
"J'ai vu des sauvages cette nuit pourtant, déclarai-je enfin.
- Tu as dû passer par la jungle.... Oh, il y a bien plus que ça là-bas....", fit-il à mi-voix.
Il sembla hésiter. Comme si un secret qu'il ne devait pas révéler lui brûlait la gorge. Même si nous avions passé du bon temps et que nous faisions désormais connaissance, je restais un étranger. Tout comme il avait accepté mes faux secrets, je décidai de ne pas en demander d'avantage. Ce fut lui qui reprit la parole tout en se retournant en direction des pikachus.
"Ici nous vivons en harmonie avec les hommes. Leurs vies sont aussi importantes que les nôtres et nous respectons cela. Les malasadas sont cuisinés tous les matins par une vieille femme qui les redistribue au village entier. Les pikachus ont leur part et on m'en donne aussi pour que je leur apporte directement sur la plage. Eux vont traquer les rattatas et les mangloutons la nuit pour cette rétribution. Je n'ai pas trop à me plaindre."
C'était un autre mode de vie. Il existait une entraide chez les sauvages. Mais très délicate, la loi du plus fort prévalait généralement.
Portant le regard vers la mer, je saisis que ces curieux surfeurs se battaient le soir venu pour, selon toute apparence, empêcher une invasion. Celui à qui il manquait un morceau d'oreille devait l'avoir perdu lors d'une de ces chasses. Les rattatas possèdent effectivement de terribles incisives et leur nombre peut peser très lourd dans la balance des forces. De plus, qui dit rattatas, dit rattatac. Ce dernier présente un ratio puissance-taille-rapidité extrêmement bon aussi. Cependant, leurs morsures coupent net. L'oreille du pikachu ne l'a pas été. On avait dû s’acharner dessus....
"Des mangloutons ? relevai-je.
- Tu ne connais pas ? Les anciens racontent que les rattatas sont arrivés sur l'île avec des hommes du continent. Ils ont proliféré et évolué. Ils étaient devenus des destructeurs incontrôlables. A tel point que certains pokémons ont vu les leurs disparaître jusqu'à n'être plus qu'une poignée. Les hommes ont alors ramené du continent une autre espèce destinée à repousser et faire chuter la population de rattata : les mangloutons. Ce sont des être primitifs avec lesquels on peine à communiquer. Ils sont devenus sauvages.... Je veux dire, vraiment sauvages. Et aujourd'hui, c'est aux deux qu'il faut faire la guerre. Chaque village se protège comme il le peut et...."
Il s'arrêta là sans réussir à reprendre. Je décidai de le soulager en terminant.
"Et chez vous la solution s'appelle pikachu."
Dos à moi, observant l'océan, il acquiesça silencieusement.
"Elle aurait pu s'appeler miaouss. Mais jamais ces rossards ne daigneront bouger un coussinet pour autre chose que leur propre personne."
Il ne continua pas. L'écosystème local s'avérait complexe. Il y avait donc des sauvages, des familiers, des hommes, des nuisibles, des primitifs,.... Je me sentis petit, vivant accroché à Maman dans notre paisible sanctuaire. Le monde extérieur se révélait sensationnel.
Et ce monde, j'allai le découvrir, l'arpenter. De bambin, je décidai de devenir un robuste et vigoureux pokémon. J'allai commencer par suivre Goinfrex et les pikachus, c'était décidé. Je verrai de mes propres yeux ces terribles mangloutons et j'aiderai les habitants à les repousser. On vanterai mes prouesses, louerai mon courage.... Un jour, je serai le meilleur pokémon, je me battrai sans répit. Faisant tout pour être vainqueur, et gagner les défis.
Je m'enthousiasmais tout seul, un hymne victorieux résonnant dans la tête.
"Oh oh ! Je ! Vite, regarde ce floater parfait ! Il se prépare pour le fly out !"
Sortant de mon ravissement, je retrouvai Goinfrex dans un état d'exaltation démesuré. Il désignait le pikachu à l'oreille écorchée qui filait sur une crête à une vitesse ahurissante. Il prit appui sur ses pattes arrière et, alors qu'un autre lançait de toutes ses forces la balle devant lui, il s'élança dans les airs.
Le temps paru comme suspendu. En état de grâce, le pikachu passait devant le soleil quand sa queue frappa le projectile. Un flash aveuglant jaillit. Je plissai les paupières pour épargner mes yeux sans succès.
L'éclair dissipé, une silhouette gracieuse descendit du ciel. Lévitant sur sa queue, ce n'était plus un pikachu : il avait évolué.
Tout le monde s'était précipité pour accueillir la nouvelle idole. Quand il posa le pied à terre, il fit régner une profonde sérénité. Il fut félicité et reçu les compliments avec humilité. Il encouragea les autres à se souvenir de lui, comme tous ceux qui l'avaient précédé, afin de s'en servir d'inspiration. Nous n'assistions pas à de déchirants adieux tels que je pouvais m'y attendre pour un départ. Car il devait se mettre en route, entamer son tour du monde dans le but de découvrir et surfer les plus grandes vagues. Pour finalement revenir sur l'archipel où il allait atteindre le rang de kaïchu - ou sage-raichu. Ceux-ci vivent au centre des îles et sont les protecteurs de l'harmonie et de la paix insulaire, juste derrière les tikis gardiens.