Et le soleil devint ténèbres. de Clafoutis

Pesante. C'était sans doute l'adjectif qui décrivait le mieux l'ambiance dans cette petite église de Cercl'œil. Jenna restait silencieuse dans un coin du mur ; Alice se cachait derrière Sevan, dont ses yeux et cheveux avaient repris leur couleur initiale. Le jeune homme fixait durement la religieuse, en attente d'explication sur son geste.

– … Pourquoi ?

Un seul mot, une simple question, cristallisant à la fois toute l'incompréhension et la colère de Sevan.
Jenna tressaillit. Même si Sevan avait repris sa « forme normale », le souvenir de sa transformation en terrible démon était encore bien trop présent. Elle serra les poings, la rage au visage.

– C-cette gamine... une Corrompue !

La peur et la haine déformait complètement la voix de la religieuse, Sevan dut faire de sérieux efforts pour la comprendre.

– Alice ?

La fillette se recroquevilla, apeurée, et secoua vivement la tête. Sevan acquiesça.

– Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
– ...l-le cercle de flammes... dans son dos... en est la preuve !
– Son dos ?

Sevan adressa un regard interrogateur à Alice qui recula, ne sachant comment réagir.

– Alice, déclara doucement Sevan. Est-ce que je peux regarder ?

La fillette hésita une seconde, le regard furetant à droite et à gauche. Finalement, comprenant qu'elle devait le faire, elle se retourna et remonta sa petite robe blanche, dévoilant sur son dos une espèce de tatouage représentant un grand cercle de flammes.

« Mon collier ! »
« Mister Dark !? »
« Ce cercle... il ressemble comme deux gouttes d'eau à mon collier écarlate... »
« … »
« Sevan, il est impossible que ce ne soit qu'un simple tatouage. Aucune gamine dans ce monde, n'irait se tatouer le symbole d'un prince démoniaque. En plus, je ressens... comme une certaine nostalgie en le voyant, ça ne peut pas être un faux. »
« … »
« Je suis désolé Sevan, mais je crois que cette apprentie-prêtresse dit vrai. »

Sevan grimaça de colère. Alice ? Une Corrompue ? Véritablement ? L'idée était tellement absurde que Sevan en rirait si c'était une blague. Malheureusement, cela n'en avait pas l'air d'en être une.

– C'est bon, Alice.

Sevan se massa le front ; il avait besoin de faire le point. Maintenant qu'il y pensait, il ne savait absolument rien d'Alice ; ce n'était qu'une fillette qu'il avait croisée par le plus grand des hasards. Pourtant, pendant le peu de temps qu'il avait passé avec elle, il avait pu voir une simple petite fille innocente, polie et mignonne. Bien loin des monstres décrits par Jenna.

– Sacrifice et rituel...

Les paroles de la religieuse lui revint soudain en mémoire.

– Pour être Corrompu, il faut sacrifier une personne qui nous est chère et exécuter un rituel en présence de la Gemme Azurée.

Sevan récitait la cérémonie de la Prévarication comme s'il s'agissait d'une vulgaire leçon, en tentant de cacher au maximum ses émotions. Il adressa un coup d'œil à Jenna, en attente d'une confirmation qu'il ne voulait entendre.

– Exactement, souffla piteusement la religieuse.
– Si Alice est une Corrompue, alors...

Sevan s'arrêta là, ne pouvait prononcer ces mots. Sacrifier. Tuer. Assassiner. Pour devenir un Corrompu, il fallait sacrifier une personne qui nous était chère ; Alice étant une Corrompue, cela signifiait de facto que ses mains étaient celles d'une meurtrière.

– … c'est ridicule, cracha Sevan. Alice n'est qu'une simple gamine, elle n'aurait jamais pu … ! Et comment aurait-elle pu exécuter le rituel ?! Comment est-ce qu'une simple gamine aurait pu mettre la main sur la Gemme Azurée ?! N'est-ce pas une relique légendaire ?!

« Sevan, calme-toi ! »

– Non ! J-je ne peux pas me calmer ! Alice... Alice... une...m-meurtrière ? Impossible ! Comment peut-on accuser un enfant d'un tel crime ?!

« Son dos... »

– Oui son dos, et alors ?! Ce n'est qu'un putain de cercle ! Et même... même... ce n'était pas une raison pour tenter de la tuer !!

Sevan se retourna vers Jenna accusateur. Oui, même en admettant – difficilement – qu'Alice fût une Corrompue, cette maudite religieuse n'avait pas à attenter à sa vie !

– Qui êtes-vous pour décider de la vie et de la mort, bon sang ?! Alice... Alice n'a rien fait de mal ! Est-ce qu'elle a tenté de vous tuer ? Est-ce qu'elle transpire la malice ? Non ! Bien sûr que non ! Ce n'est qu'une enfant, qui a encore de longues années devant elle ! La tuer... la tuer... serait un crime contre l'humanité !
– Ne dis pas n'importe quoi !!

Cette fois-ci, Jenna explosa. La colère et l'humiliation qui bouillonnaient en elle devaient rentrer en éruption.

– Les Corrompus... les Corrompus sont des tares à éliminer à tout prix ! Pactiser avec le démon, sacrifier ceux qui leur sont chères, laisser libre cours à leur pulsion dévastatrice... tu... tu n'en as jamais vu, n'est-ce pas ?! Tu ne sais pas de quoi tu parles ! Jade Sirnight... mon mentor..., elle était comme une mère pour moi...

Jenna se crispa refoulant le terrible flot de tristesse qui la ravageait.

– Elle... elle avait recueilli un Corrompu. Elle croyait qu'il pouvait changer, renier sa nature destructrice et réintégrer la société. Elle... elle a passé trois mois à tenter de le rééduquer, trois mois où ce démon faisait mine d'être sincère. Mademoiselle Sirnight, ce démon et moi, avions vécu ces trois mois en paix ; nous partagions tous, les repas, les cours, les sorties... je n'avais jamais vu mademoiselle Sirnight aussi heureuse. Nous étions une famille, disait-elle. Même... même moi... je m'étais mise à l'apprécier, à rire de ses blagues, à le considérer comme un frère...

Jenna inspira bruyamment, au bord des larmes.

– Jusqu'à ce jour... c'était censé être des vacances à la montagne... je m'en souviendrais toujours... j'avais oublié quelque chose au chalet et j'y suis retournée, laissant mademoiselle Sirnight seule avec ce démon... ma plus terrible erreur. Lorsque je suis revenue, je n'ai rien pu faire...

La religieuse tapa furieusement son poing au mur.

– Il était là... ses yeux de fou sanguinaire... son bras transperçant littéralement le cœur de mademoiselle Sirnight. Je... je peux encore revoir la scène comme si j'y étais ; le sang coulant à flot sur la neige, l'atroce douleur défigurant le si doux visage de mademoiselle Sirnight, et surtout, surtout, le sourire de ce démon.
Un sourire aiguisé, malicieux, démoniaque. Un sourire heureux, un sourire qui jouissait de son meurtre. Le sourire d'un traître !

Jenna serra rageusement les dents, tellement qu'elle manqua d'éclater sa gencive.

– Ce démon... trois mois ! Il avait vécu avec nous trois mois, feignant d'être un type bien ! Et finalement... finalement il nous a dévoilé sa véritable nature, de la pire manière qu'il soit ! Il a assassiné la seule qui lui avait donné une chance, la seule qui le voyait comme un être humain... celle qui le voyait comme un fils !

Jenna s'avança vers Sevan, déterminée.

– Tu comprends ?! Elle est peut-être toute mignonne, innocente et gentille maintenant, mais dans quelques jours, quelques mois, quelques années peut-être ; sa véritable nature de Corrompu reprendra le dessus ! On ne doit pas se faire berner par leur faux-semblant... ce... ce sont tous des traîtres, des assassins, des démons !!

Un petit rictus moqueur se dessina sur son visage.

– Enfin, je dis ça. Mais tu es de la même espèce n'est-ce pas ?! Tu as déjà révélé ton véritable visage, inutile de le nier ! Toi aussi... tu es un Corrompu, un traître à l'humanité !
– …

Sevan baissa les yeux songeurs. Oui, tout-à-l'heure, lorsque Alice était en danger, il avait senti une terrible force monter en lui ; ses cheveux avaient changé de couleurs, ses yeux aussi, et même sa voix était devenue plus grave. Que lui était-il arrivé ? Il en avait peut-être la réponse. Lors de sa métamorphose, il avait senti la présence de Darkrai devenir de plus en plus imposante, jusqu'à ce qu'il ne pouvait plus la différencier de la sienne. Comme s'il avait fusionné.

« Je pense la même chose, confirma Darkrai, j'avais l'impression, l'espace d'un instant, que mes pouvoirs étaient revenus... »

– C'est donc vrai, je suis véritablement un Corrompu...
– Évidement ! Qui d'autre pourra dégager une aura aussi néfaste ?!
– Néfaste ? Si mes souvenirs sont bons, c'est toi qui as tentée de tuer une gamine, moi, je n'ai fait que la protéger !
– C'est mon devoir de tuer les Corrompus ! s'emporta Jenna. Combien de fois devrais-je te le répéter ?!
– Oui ! cria de même Sevan. Parce que ce sont des démons sanguinaires et sans pitié n'est-ce pas ?! Parce qu'ils sont le mal absolu ?! Alors dans ce cas dis-moi... pourquoi es-tu encore en vie ?
– … pardon ?
– Tu viens de tenter d'assassiner Alice, et j'ai « révélé mon véritable visage » pour la protéger. Quand je t'ai vu avec ce morceau de verre à la main, je t'avoue que mon sang n'a fait qu'un tour, et pourtant, et pourtant, à aucun moment je n'ai eu envie de te tuer. Je n'avais que l'unique et pur désir de protéger Alice ! Et encore en ce moment, je n'éprouve pas de haine à ton égard, juste du mépris et du désir de compréhension. Dis-moi, mademoiselle l'apprentie-prêtresse, si j'étais un être si sanguinaire que ça, serais-je vraiment capable de tels sentiments ?! Ne devrais-je pas plutôt devenir fou de rage et tout détruire sur mon passage ?!
– …
– Soit, tu as vécu avec un Corrompu qui t'as trahi de la pire manière, c'est triste certes, mais ce n'est pas une raison pour tuer à vue ! Alice ne t'avais fait aucun mal, n'est-ce pas ? Assassiner quelqu'un sur de simples présomptions... on se demande qui est la véritable Corrompue ici.
– … ! J-Je ne te permets pas !!
– Et comment que je vais me permets ! D'ailleurs puisqu'on y est, dans ta charmante petite histoire, ton mentor, prônait le pardon pour les Corrompus, non ? Tu crois vraiment qu'elle approuverait ta tentative d'assassinat ?!

Cette fois-ci, s'en fut trop pour Jenna qui explosa une nouvelle fois, rouge de rage.

– Ne parles pas de mademoiselle Sirnight !! Tu ne sais rien d'elle !! E-Elle était la douceur incarnée et c'est justement ce qui l'a tuée. Elle était trop gentille, trop pure pour ce monde ! Elle était incapable de croire que le mal absolu pouvait exister, elle pensait sérieusement que même les Corrompus avaient une part de bonté en leur cœur... elle se trompait ! La trahison de ce démon en est la preuve irréfutable !

Sevan soupira, comprenant que la situation n'évoluerait jamais à ce train-là. Cependant, il ne pouvait pas non plus accepter l'intolérance de Jenna ; tuer à vue était définitivement une mauvaise chose. Et si elle prenait les Corrompus pour des êtres vils, menteurs, manipulateurs et violents, Sevan savait ce qui lui restait à faire.
Il secoua la tête, armé d'une détermination nouvelle, enleva son gant sur sa main gauche dévoilant l'œil de Darkrai, qu'il présenta fermement à Jenna.

– Qu... qu'est-ce que...

L'effet ne se fit pas attendre, terrifiée, la pauvre apprentie-prêtresse se savait plus à quels saints se vouer.

«  Hé petit, qu'est-ce que tu fous ?! »

– Je vous présente le terrible Darkrai, l'ignora Sevan. L'abominable être dont vous ne cessez de parler. Effrayant, n'est-ce pas ? Il habite mon corps depuis que votre Gardevoir m'a assassiné par plus tard que hier.
Ça vous rappelles des souvenirs n'est-ce pas ? Ce n'était pas très sympa de briser mon cou vous savez, j'en garde encore des séquelles.

Pour prouver ses dires, Sevan tourna sa tête dans un angle de 180° avant de le faire revenir à la normale.

– C'est Darkrai qui m'a permis de ressusciter, désormais on partage la même existence, bien que je sois celui qui contrôle véritablement mon corps.
– … !
– Je ne vous demanderais pas pourquoi vous m'avez tué, vous deviez avoir vos raisons, aussi déplorables soient-elle. Ai-je été tué à vue ? Où étais-je une cible ? J'ai de toute façon perdu mes souvenirs, alors la cause m'importe peu.
– STOP ! hurla Jenna en se saisissant le crâne. Qu-qu'est-ce que tu racontes ?! C-Cela n'a aucun sens ! Darkrai ? Mort ? Résurrection ?! Arrête de te foutre de moi !
– Je ne dis que la vérité ! Vous devriez le savoir, non ?! Votre Gardevoir n'a-t-elle pas assassiné un Corrompu récemment ?!
– Je... c'est impossible... tu... Conrad ?!
– Conrad ? répéta Sevan. C'est donc là mon ancien nom, je vois. Mais je me nomme Sevan à présent, le nom de Conrad mort avec mes souvenirs.
– S-si c'est vraiment toi, grogna Jenna, alors tu... tu veux te venger c'est ça ?! Me tuer ?!
– … non.
– … !!
– Je ne suis pas un pseudo-justicier comme toi ! D'ailleurs je pense que même Darkrai ne tiens pas à te voir morte.

Sevan marqua une petite pause, sommant mentalement à Darkrai de prendre la parole. Ce dernier hésita, mais finalement, au point où ils en étaient...

– Ouais, lança-t-il de sa grosse voix ténébreuse. Au fond, je devrais même te remercier gamine, si Sevan n'était pas mort je serais toujours un fantôme.

Voir un œil parlant eut un effet radical, Jenna faillit sauter au plafond sous le coup de la surprise. Livide, elle pointa fébrilement l'œil de Darkrai.

– Ç-Ça a parlé ! L'œil a parlé !!
– Évidement, siffla Sevan. Il s'agit de Darkrai, tu écoutes quand on te parle ?
– D-Darkrai... !! I-Impossible... c-ce n'est qu'une légende... et.. c'est impossible !
– Pourtant j'existe bel et bien, gronda le prince de ténèbres. Qu'importe ce que tu en penses, la vérité est devant tes yeux et ne disparaîtra pas selon ton bon vouloir.
– J-je... non...
– Comprends-tu ta situation à présent ? tonna Sevan. Toi, une apprentie-prêtresse d'Arceus, anti-Corrompu extrême, est en présence de deux Corrompus et de Darkrai, ton ennemi juré. Ta Gardevoir est hors combat, la Fragilady d'Alice toujours en pleine forme, et je suis moi-même beaucoup plus fort que toi. Ta vie est entre nos mains.

Jenna pouffa brusquement.

– Tss, alors vous comptez bien me tuer finalement !
– Tu devrais sérieusement te laver les oreilles ! Je t'ai déjà répété maintes et maintes fois que je n'en avais pas l'intention !
– … vous allez me torturer alors ? Ou alors me... n-non quand même pas ça...
– Je ne sais pas à quoi tu penses mais tu es certainement dans le faux !! Non, je vais te prouver que les Corrompus ne sont pas tous des êtres aussi sanguinaires que tu le crois.
– … pardon ?
– À partir d'aujourd'hui, Jenna Naïven ton destin sera lié au nôtre ! Tu devrais nous suivre ou que nous allons, apprendre de nous et en tirer les conclusions qui s'imposeront. Oui voilà, je vais reprendre le flambeaux de ton mentor !
– … !!
– En revanche, si jamais tu nous trahis, tente de fuir, ou de nous tuer, nous te traquerons sans cesse. Je crois que tu es consciente du fossé qui nous sépare, tu n'as aucune chance contre ne serait-ce l'un d'entre nous.

Jenna balaya pièce de regard, amère ; elle ne voulait pas l'admettre mais sur ce dernier point, Sevan avait entièrement raison. Alice possédait une Fragilady absurdement puissante capable de mettre Aria au tapis en moins de deux, tendis que Sevan pouvait prendre la forme d'un démon surpuissant dont la seule présence écrasait toute volonté ; et elle, elle n'était qu'une simple apprentie-prêtresse incapable d'utiliser correctement sa Grâce. Jenna ravala son immense fierté, non, elle ne voulait pas mourir, pas le moins du monde ; elle avait encore tant de chose à faire en ce monde, comme par exemple, exterminer le démon ayant assassiné Jade Sirnight.

– … d'accord.

Sevan plissa les yeux, pas très sûr de ce qu'il venait d'entendre.

– … oui ?
– D'accord j'ai dit ! grogna Jenna. J'accepte... j'accepte les conditions, si cela me permet de vivre.
– Enfin te voilà raisonnable ! soupira un Sevan soulagé. Mais permets-moi d'insister, si tu touches à un seul cheveu d'Alice, notre pacte de non-agression s'estompera immédiatement, compris ?
– … cela va de même pour moi, si vous m'attaquez en traître, je ne me retiendrais pas.
– Nous sommes d'accord.

Sevan tendit sa main droite à Jenna, avec un sourire qui se voulait sincère. La haine n'apportait que la haine. C'était un cycle sans fin, la meilleure façon de faire changer les choses étaient de sourire gentiment face à l'animosité, de refuser d'intégrer le système de vengeance. Ce sentiment de désir de paix affluait en Sevan, comme une réminiscence de son ancienne vie.
Il allait faire de son mieux pour convertir Jenna, qu'elle comprenne que dans ce monde, le noir et le blanc absolu n'existait pas, seul un gris instable, changeant continuellement, perdurait et que c'était justement ce gris imprévisible qui rendait la vie digne d'être vécue.