Chapitre 54 : Opération gargouille !
Nous avions attendu la fin de la récréation pour commencer. En rangs par deux, les résidents de Fan se pressaient vers les dortoirs pendant que nous restions dans la haie, bien à l'abri dans le quartier de la bande des Ténéfix.
« T'es certain que personne ne peut nous voir ? murmura pour la dixième fois Franck qui claquait des dents. Si Harper le sait elle va nous tuer et moi je veux pas que…
– Tais-toi, Francky ! lui cria Mathilde en frappant son épaule d'un coup de poing. T'es un mec ou quoi ?
– Taisez-vous ! » Cette fois c'était à moi de m'exprimer. Les yeux rivés sur la file des internes, je ne voulais pas que l'on se fasse avoir avant le début de l'opération, même si en quelque sorte cela nous aurait permit de recevoir une punition moins importante. Mais mon cœur battait. Et étrangement ce n'était pas par peur mais par pure excitation.
« On attend deux minutes après qu'ils soient entrés, expliqua calmement Bill penché à l'entrée de la base. Comme ça on sera certain de ne pas se faire prendre quand on traverser le parc. Ensuite on se lance ; à partir de là on aura maximum cinq minutes pour tout faire. Tout le monde sait ce qu'il a à faire ?
– Yep.
– Oui, chef !
– Tu es certain que…
– Franck ! »
D'un geste je prévins Mathilde de ne pas le frapper de nouveau pour se concentrer sur ce qu'il se passait à l'extérieur. Dès que Bill donnerait le signal du départ il allait falloir que l'on se rue vers la grille afin de montrer une pyramide humaine. Ainsi nous serons en mesure de décrocher l'une des affreuses gargouilles qui ornaient la porte ; même si je doutais que l'on soit en mesure de la faire bouger.
« Je vais compter jusqu'à trois, prévint Bill en tendant le poing par dessus son épaule. »
Mon cœur se mit à battre de plus belle tandis qu'à mes côtés je sentais Guillaume frémir. Dans mon dos, Mathilde se préparait aussi à la course, frottant sa jupe pour en enlever la poussière, prête à se jeter en avant. Bien que je ne me sois pas retourné, je pus l'imaginer saisissant notre camarade timide par la manche, le prévenant du regard qu'il avait intérêt à suivre le mouvement.
« Un ! »
Je mis un genoux à terre, repoussai une branche de la haie de devant mon visage et fixai le portail.
« Deux !
– Je sens que je vais m'éclater, murmura Guillaume qui bouillonnait.
– Trois ! »
D'un seul bond nous nous élançâmes à travers le parc. Bill tint la tête, parcourant la pelouse d'une célérité inhumaine, comme s'il avait été taillé pour la course à pied. Chacune de ses enjambés le séparait un peu plus de Mathilde qui, malgré sa taille et son jeune âge, le talonnait de près, devant Guillaume et Franck. Ce dernier me devançait bien qu'il soit apeuré et, le cœur battant à tout rompre, je redoublai d'efforts pour le dépasser.
Alors que nous courions, chacun d'entre nous, même Franck qui avait hésité au départ à se décider, entra dans un fou rire sans nom. La course banale vers la bêtise devint un souvenir impénétrable qui tissa un lien profond entre les membres des Ténéfix. Le vol raté de la gargouille, car c'était une entreprise vouée à l'échec depuis le départ, allait fonder ce qui allait composer l'esprit de la bande pour l'année à venir.
« Jake, grimpe ! cria Guillaume en me faisant la courte-échelle, lui même déjà perché sur le dos de Bill qui était de loin le plus costaud d'entre nous. »
Sans attendre je me dressai sur mon ami, tendant à mon tour la main à Franck ; Mathilde devait être le sommet de la pyramide grâce à sa petite taille. Avec une facilité hors du commun elle se hissa en haut et s'empara à deux mains de la gargouille. Mais visiblement, comme on pouvait s'y attendre de la part d'une ancienne structure de pierre, celle-ci ne bougea pas d'un pouce.
« J'y arrive pas ! pesta-t-elle.
– Force un peu plus ! »
Comme on pouvait s'y attendre, bouger la sculpture n'était pas aussi simple en pratique. Elle était sur ce portail depuis sans doute des dizaines d'années et ce n'étaient pas les bras frêles d'une fillette qui pouvaient l'en déloger. Malgré tout la pyramide ne céda pas ; c'était hors de question. Toute la troupe était fermement décidé à réussir la mission. Après tout c'était l'objectif des Ténéfix et aucun de nous n'avait l'intention de baisser les yeux face à l'immonde créature qui nous surplombait de sa grille.
« Mathilde, cria Guillaume, si tu veux je peux prendre ta place et essayer ! »
Elle ne répondit pas, se contentant de descendre pour que nous reformions notre édifice humain. Je changeais de place, Franck me supportant perché sur Bill, pendant que Guillaiume se hissait sur les épaules de la jeune fille. « Si tu regardes sous ma jupe, je t'arraches les yeux, me prévint-elle avec un petit sourire, ce qui me fit d'un coup ravaler ma salive. »
Comment une gamine pouvait-elle se montrer si cruelle ?
« Bon, je vais essayer ! lança Guillaume sans tenir compte de ce qu'il se passait plus bas, ses deux mains fermement posées sur la statue.
– T'as intérêt à la déloger !
– Fais tomber ce monstre de son piédestal, ajoutai-je en riant, totalement pris au jeu des Ténéfix, en prenant soin de ne pas lever la tête pour conserver mes yeux intacts. »
Sans plus de cérémonie, Guillaume s'attela à la tâche et tira si fort sur la gargouille qu'il exprima ses efforts par des râles indescriptibles qui durèrent quelques secondes durant lesquelles nous espérions à chaque instant une réussite. Dans le fond nous savions que c'était impossible mais c'était amusant et nous ne pouvions arrêter. Alors que notre ami peinait à arracher la sculpture, tous, même Franck, éclations de rire à s'en tenir les côtes. Et cela aurait continué durant longtemps si seulement le plan de Bill n'avait pas fait face à quelque chose qu'il ne pouvait savoir à l'avance : l'imprévisible.
Et l'imprévisible fut ici cette voix masculine qui résonna dans notre dos.
« Vous pensez faire quoi, les enfants ? »
À celle-ci fit suite le cri de Mathilde qui fut la première à glisser de mes épaules, en entraînant tout le monde dans sa chute. En moins de quelques secondes les Ténéfix ne furent plus qu'un tas difforme de bras, jambes et autres parties de corps à peine discernables. Après quelques efforts, je fis surface en repoussant Frank dont les fesses m'écrasaient la figure afin de voir qui était celui qui avait interrompu nos plans.
Je n'eus aucun mal à savoir de qui il s'agissait, Bill me l'avait assez décrit au cours de ces derniers jours pour que je puisse le reconnaître d'un simple coup d'œil.
Sa blouse blanche était passée par dessus ses vêtements que composaient un simple blue-jean, une chemise et des chaussures en cuir ; tout ce qu'il y avait de plus simple. Il avait un visage fin et pour le moins agréable que sa calvitie naissante rendait amusant tandis que ses lunettes à monture noire lui faisait au contraire un air sérieux. Il remontait souvent ses verres à l'aide de la paume de sa main et avait pour habitude de se frotter le bout de son nez tellement souvent que cela relevait plus du toc que de la démangeaison.
Ce fut ainsi que je fis la rencontre de H, le docteur de l'orphelinat et celui qui menait les recherches sur l'œil, l'homme que Bill m'avait décrit trois jours durant comme étant celui qui prenait le plus soin d'eux.
Pour cette raison je n'avais pas vraiment peur de ce qu'il pouvait dire, ce n'était pas comme si cela avait été mademoiselle Harper. Dans ce cas nous aurions déjà reçu une correction plutôt sévère et ordre de nous rendre aux cuisines pour entendre ronfler le chef pendant des heures en l'aidant à nous préparer le repas ; ce qui parfois n'était pas un mal.
H s'avança d'un pas assuré, les deux mains dans la poche de sa blouse, et releva Mathilde tout en la dépoussiérant. « Tu aurais pu te faire mal, idiote. » Et, pour réponse, elle se contenta de se jeter au creux de ses bras. « Désolé, papa. »
Il ne répondit rien et se contenta de rire un grand coup.
« Vous les Ténéfix n'arrêteraient jamais de me surprendre. Heureusement que j'étais là cette fois, la directrice aurait pu vraiment s'énerver. Je veux bien que vous mettiez le bazar de temps en temps, et même si Harper ne l'avoue pas ça l'amuse aussi. Mais faites attention, certaines bêtises sont de trop. La gargouille aurait pu vous valoir quelques problèmes. »
D'un hochement de tête, nous lui répondions tous par l'affirmatif. Franck et moi, honteux, baissions les yeux comme pour s'excuser pendant que Guillaume et Bill gardait la tête haute, se contentant de sourire impunément.
« Bon, rentrez tout de suite avant qu'on vous attrape. Je n'ai pas envie que les enfants que je préfère se fasse punir une fois de plus. Allez, vite. »
Il nous adressa un dernier signe de la main pendant que nous regagnions le dortoir. Lui, l'homme au monde que j'allais vouloir tuer à tout prix. Celui qui des années plus tard allait franchir la porte de ma cellule pour me mettre une simple claque et m'adresser un regard réprobateur.