Chapitre 51 : Gardienne de mon temple
Le parc de l'orphelinat était un endroit immense dans lequel les enfants se livraient à des jeux divers, allant de la marelle au cache-cache, en passant par le chat perché ou la balle au prisonnier. De nombreux outils comme des ballons ou des raquettes se trouvaient à leur disposition et ils s'en donnaient à cœur joie sur l'herbe verte secouée par les embruns de la mer, qui devait se trouver non loin car le vent marin venait me chatouiller délicatement le visage à chaque seconde.
Les grands pins qui faisaient offices de gardiens pour les enfants et dont la hauteur surplombaient le lieu étaient disséminés des portes du manoir jusqu'au portail. Là prenaient le relais les deux grosses gargouilles à la gueule béante et l'immense haie devant laquelle je me trouvais alors aux côtés de Bill pendant que hurlaient des centaines d'enfants aux alentours.
« C'est ici, la limite sainte comme ils l'appellent, m'annonça-t-il en tendant le doigt en direction de la barrière. On n'a pas le droit de la franchir.
– J'imagine, répondis-je machinalement en regardant tous les passages possibles de se créer dans ce tumultueux concert de feuilles. Ce serait facile de prendre la fuite. Regarde, rien que là le trou est assez grand pour un enfant. Pour nous il suffit que l'on se tasse un peu et on se retrouve tout de suite dehors.
– N'y pense pas. D'autres ont essayé, souvent des nouveaux, et personne n'en revient. Ils ne viennent plus aux repas ensuite et plus aucun pensionnaire ne parle d'eux, comme s'ils s'étaient volatilisés d'un seul coup. Pourtant ils ne se sont pas enfuis, j'en suis pratiquement certains. Je pense plutôt que le règlement ne tolère pas les fuites. »
Ma gorge se serra en entendant les paroles de Bill, bien que je n'eus la moindre preuve de ce tri des enfants qui tentaient de prendre la fuite. Les trous dans la haie parlaient d'eux-mêmes, assez gros pour faciliter l'évasion, trop évident pour que cette dernière soit si aisée qu'elle pouvait le paraître. Je ne me sentais pas en sécurité ici et l'histoire que racontait mon nouvel ami sur les fuyards avait pour simple effet d'augmenter le volume de la boule qui me compressait le ventre.
« Ne sors jamais d'ici, si tu veux un conseil. De toute façon on ne craint rien là, au pire tu dois faire trois tests et répondre à deux questions ; qu'est-ce que cela coûte ? » Il haussa les épaules et souffla, se détournant de la haie les deux mains dans les poches.
C'était quoi exactement son problème ? Comment pouvait-on à ce point fermer les yeux sur la prison qui nous entourait, en prenant avec légèreté le fait que l'on soit traité comme des cobayes par Aimé et son gouvernement ? Pour des gamins de sept ans qui comprenaient à peine ce qu'ils faisaient ici, se contentant de jouer avec les amis qu'ils se trouvaient, cela pouvait sembler logique. En revanche ce Bill avait au moins le même âge que moi, peut-être un an de plus, et il faisait preuve d'une certaine complaisance à l'égard de ces barreaux de roses qui nous encerclaient. Attirants mais parsemés de dards.
« Pourquoi tu t'en fiches ? ai-je lancé alors qu'il s'éloignait. On est enfermé, loin de notre famille et de nos amis, à répondre à des questions pour que ces chiens percent le secret du Troisième Œil alors que je suis sûr que personne ici n'y connaît quoi que ce soit ! »
Bill souffla et se retourna pour me lancer un regard plein de pitié mais à la fois détaché.
« Tu y connais quelque chose toi peut-être ?
– J'ai reçu une formation pour apprendre à maîtriser l'œil. Je sais comment le contrôler, je peux les aider.
– Aider qui ? Les spectres ? Tu penses qu'on doit aider ces types alors qu'ils nous pourrissent la vie depuis des années ? Ce ne sont plus des humains, ils n'existent pas. Ce sont des corps vides que tu vois parfois flotter, sans la moindre consistance. On se moque de savoir ce qu'ils pensent. Vis ta vie, ils se démerde.
– Comment peux-tu... »
Mais Bill, qui jusqu'alors était resté passif, se lança dans ma direction et m'asséna un coup de poing dans le ventre si brusquement que je vis en l'espace d'une seconde son visage se déformer. La colère venait de le gagner plus rapidement qu'un ouragan emportant toute une ville. Et la douleur monta le long de mon estomac à une vitesse fulgurante.
« Les morts sont morts, tu piges ? Ils ne sont rien de plus que des cadavres ambulants, aussi pourris que dans leur vie d'antan. De toute manière, ceux qui restent ici sont ceux qui n'ont pas pu aller au paradis, ce sont les fils de pute que le ciel rejette ! »
Cette fois ce fut à moi de me relever. Mila en tête, j'écrasai mes phalanges contre sa mâchoire, jetant son corps à terre. « Ferme ta gueule ! Qui es-tu pour juger de ça ? »
Alors qu'il était au sol, Bill se mit à rire, d'un rire gras et trop adulte pour son âge. Il essuya le sang d'un revers de main, se releva péniblement et me toisa d'un regard. « Pauvre con. » Et moi de me jeter de nouveau sur lui, propulsant mon pied dans son tibia.
Il chuta, se releva encore et m'insulta de nouveau.
« Les morts sont les fils de pute de ce monde ; c'est tout.
– Trouve autre chose, apprend à parler ! Fils de pute, t'as que ce mot à la bouche ou quoi ? T'es trop stupide pour dire autre chose que ça ? Hein ? T'en connais combien de morts pour dire ça ? »
Pendant que je hurlais ces mots, je ne me rendais pas compte que tous les jeux aux alentours venaient de cesser brusquement. Tous les résidents de Fan nous fixaient, les yeux excités par la bagarre, apeurés ou juste curieux. Et au pas de course, la directrice qui m'avait tant impressionné à peine quelques minutes auparavant traversait le parc.
Visiblement Bill la vit tout comme moi et s'arrêta de frapper. Je fis de même. Néanmoins ce ne fut pas la fin de notre conversation, la colère luisait toujours sur nos visages et des larmes dévalaient de mes joues comme des siennes.
« Pourquoi tu chiales ? me lança-t-il d'un air énervé en tentant de cacher ses larmes, ce à quoi je ne répondis pas, me contentant d'un silence pesant. Tu connais rien de cette malédiction, rien. Tu sais pas ce que ça fait de les voir, de le voir.
– Je sais ce que c'est, je vois les fantômes depuis...
– Ta gueule ! » Il se rua sur moi et me frappa au visage. Se jetant à califourchon sur moi, il continua à me ruer de coups, que je lui rendais allégrement en me débattant pour le frapper directement là où je pouvais.
« Ce n'est pas toi qui revoit chaque jour le type que tu hais le plus. Ce n'est pas toi qui doit toujours supporter son visage, à lui, l'homme que tu as tué. »
Mon poing s'arrêta en plein vol tandis que Bill fondait en larmes. « J'ai buté mon père ! Ça te va ? J'ai buté ce gros porc qui me touchait dès qu'il était bourré après le boulot, qui me violait quand il en avait envie ! Un soir j'ai planté un couteau de cuisine dans sa gorge pendant qu'il dormait, ça te va, connard ? Et dis moi, toi qui sait tout sur cet œil de merde, pourquoi je dois le revoir tout le temps ? Hein ? Dis-moi ! »
Il se laissa tomber et s'effondra à mes côtés. Moi, je ne versais plus une seule larme. Je regardais le garçon que j'avais jugé trop rapidement au repas, le prenant pour une brute, et remettait en cause ce en quoi je croyais au niveau de l'œil. Pendant ce temps la directrice, épaulée par les deux types qui m'avaient interrogé la veille, nous releva pour nous traîner à travers le parc. Bill, toujours anéantit, me lança un regard froid.
« Dis lui d'arrêter de me regarder comme ça, je suis pas si pitoyable. »
Pendant un instant je me demandai de qui il pouvait bien parler. Puis, me retournant, je vis que Mila suivait doucement ce cortège lugubre de fin de bagarre, la tête baissée vers nos deux visages en bien piteux état. Elle ne m'adressa pas le moindre signe d'affection.
Alors que je tentai de lui faire signe, elle me vit et laissa apparaître du dégoût au coin de sa bouche, à l'aide de ce petit rictus qu'elle laissait poindre quand elle était en colère pour quelque chose. Et, à peine revenue depuis que je l'eus croisé sur le bord de la route, sans même pouvoir lui parler, elle se détourna de moi et s'éloigna vers la haie pour disparaître.
Pendant plus d'un mois je n'allais pas revoir la fille que j'avais tant aimé. La mort de Mila allait se concrétiser par une longue période d'absence, douloureuse et terriblement angoissante.