Chapitre 50 : Du nouveau monde
La purée devant mes yeux n'avait de purée que le nom. C'était un mélange presque verdâtre de pomme de terre et de ce que le chef avait trouvé dans le fond de sa cuisine ; restes écrasés de viande périmées que le menu présentait comme des carrés de jambon sur lit de pomme de terre, mais qui avaient l'apparence de déchets toxiques flottants sur une mare nucléaire après explosion de la centrale. Il n'y avait pas eut d'entrée, pas même une feuille de salade pour faire passer le goût, et sur le moment je me mis à prier pour que tous les repas ne soient pas de cette tempe. Et si encore l'eau avait été meilleure, aidant à faire passer le goût d'une gorgée, l'immondice radioactive dévalant de la langue à l'estomac en ne faisant que frôler le palais, cela aurait été une aubaine. Malheureusement le petit supplément vaisselle citron vert parfumait dans le mauvais sens du terme un repas qui n'avait aucunement besoin de plus de saveurs.
Fait étonnant, malgré l'horreur du plat, chaque couvert disposé sur l'immense table luisait comme s'il séchait en plein soleil, pourtant seulement éclairé par la lumière du lustre qui se propageait dans l'immense salle où trois tables étaient disposées, des enfants attablés tout autour.
« Ferme les yeux et pense à autre chose quand tu manges, me lança un garçon de mon âge qui fit une démonstration en engouffrant une cuillère entière de l'étrange mixture dans sa bouche, non sans tirer une grimace au moment d'avaler. C'est toujours aussi dégueu, je te rassure, crût-il bon d'ajouter, comme si je n'avais pas deviné. Mais ça passe mieux.
– C'est tous les jours comme ça ? m'enquis-je, à la fois apeuré et sceptique.
– Sans exception. Parfois c'est mieux quand même, le chef est né avec deux paires de pieds mais il arrive encore à faire des pâtes un minimum correctes. Parfois il laisse un peu de savon dans l'eau et ça se sent. Tu vois, ce truc au citron vert qu'on a au fond des verres.
– C'est immonde.
– On a pas le choix. »
Il m'adressa un sourire, s'essuya la main sur le rebord de sa bouche et me la tendit. « Bill.
– Jake. »
Avec ses cheveux mal coiffés, son air hautain propre à l'enfant prenant la vie du haut d'un petit piédestal forgé par ses quinze ou seize ans d'expérience, le nouvel ami que j'étais en train de me faire m'amusait. Moi qui n'était pas particulièrement fan de ce genre de type, les mêmes que ceux qui victimisaient les plus faibles qu'eux, Bill m'attirait pourtant de manière étrange. Sans doute était-ce dû à sa façon de m'aborder, lisant dans mes pensées à propos de la nourriture qui s'étalait devant nous ; si du moins il était possible d'appeler ainsi cette horrible potion. En temps normal il m'aurait été bien impossible de me lier d'amitié avec lui. Mais ce que nous vivions était tout sauf normal. Dans ce lieu nous étions tous égaux ; même après un jour seulement passé ici je pouvais l'affirmer. Aucun ne valait mieux qu'un autre.
« Tu es le nouveau, pas vrai ? reprit le garçon.
– Ouais, arrivé hier soir.
– Pas trop dur, la fouille et tout ça ? »
En effet avant d'entrer dans l'immense manoir au sein duquel nous résidions, des centaines d'enfants et moi, deux hommes en noir m'avaient fouillé. D'abord au niveau physique, m'obligeant à me mettre nu devant eux pour jeter mes vêtements afin de m'en donner de nouveaux, car dans ce lieu tous les résidents étaient vêtus de la même tenue noire, puis au niveau mental. J'avais répondu à une série de questions, certaines étranges, d'autres sans le moindre sens.
Tu vois les fantômes ? Ne mens pas nous le savons. Je voudrais savoir combien exactement par jour et si ce sont des proches ou des inconnus, ou les deux ? Ton parfum de glace préféré ? Tu aimes plutôt les filles ou les garçons ?
C'étaient le genre de questions que l'un des gardiens m'avaient posé, une par une, notant chacune de mes réponses sur un carnet qu'il prenait soin de ne jamais tourner dans ma direction. Et moi, j'avais répondu, de manière machinale, sans jamais faire opposition. Après tout je n'avais pas vraiment le choix, mon voyage en bus m'avait convaincu des moyens énormes mis en place par le pays pour me garder prisonnier ici. Car c'est ce que nous étions : des prisonniers. Pour quelle raison ?
La question fusa dans mon esprit et aussitôt, sans prendre le temps de répondre à la précédente de Bill, je l'émis à haute voix.
« Tu ne le sais pas encore ? répondit-il. On voit les fantômes ici, tous les enfants, c'est pour ça que nous sommes à Fan. Il n'y a pas d'adulte, sans doute parce que le don s'efface avec le temps, ou bien que ça ne les intéresse pas. Les enfants sont plus dociles. Et encore, nous sommes vieux ici. »
Mon cœur se mit à battre tandis que je parcourais des yeux la grande salle parsemée de gamins dont la grande majorité était en effet plus jeune. Tous voyaient les fantômes comme moi ? Dans ce cas de nombreuses questions trouvaient réponses. Je savais désormais à quoi rimait le fait que je ne fus pas tué durant l'attaque du village et, peut-être même, la destruction de ce dernier par l'armée d'Aimé. Je n'étais qu'un cobaye de plus et je commençais tout juste à m'en rendre compte.
« Tout le monde les voit ?
– Bien sûr, c'est pour ça qu'on est là. L'état fait des recherches sur ce pouvoir depuis des années. Ils ne le disent pas mais l'orphelinat de Fan tourne depuis plus longtemps qu'on ne pourrait le penser et Monsieur H n'a pas encore trouvé satisfaction visiblement...
– Plusieurs années ? Comment tu le sais ? Et qui est H ?
– H est le docteur qui fait des expériences sur nous. Ne t'en fais pas, tu y passeras et elles ne sont pas douloureuses. Je peux te le dire, j'en fais depuis trois ans.
– Trois ans ? »
Cette fois il ne répondit pas, se contentant de baisser les yeux. Autour de nous la salle était bruyante et l'ambiance comme le comportement de mon nouvel ami détonnait avec le lieu de confinement dans lequel nous nous trouvions. Aucun des gamins assis ici ne semblait conscient de ce qui arrivait.
Pourtant ce n'était pas un orphelinat comme l'avait si bien dit Bill. J'avais conscience de cette vérité depuis une semaine, depuis que j'avais lu sur le visage d'Ed' une douleur immuable tandis qu'il me priait de fuir le bus et le futur qui m'attendait si je restais avec eux. Et, une fois devant la grille du parc dont les bords étaient gardés par deux immenses gargouilles de pierre et dont les pointes se dressaient vers le ciel telles des lances de soldats assoiffés de sang, j'avais comprit que c'était bien pire que ce à quoi je m'attendais. Était ensuite venu le temps du questionnaire, de la fouille puis de mon affectation à un dortoir, le tout sans que je ne croise aucun élève jusqu'au repas du lendemain au soir. Tout était prévu pour une arrivée en douceur dans cette odieuse maison qui allait engouffrer à la manière d'un géant avide de nourriture trois longues années de ma vie.
« Au final on s'y fait, crût bon de lancer mon nouvel ami alors que je lorgnais du regard sur la chose se trouvant dans mon assiette, me demandant quels étaient les aliments que le chef avait crût bon de mettre dans ce qui faisait ici office de dessert.
– Un yaourt n'aurait pas été plus simple ? ironisai-je, ce qui fit pouffer mon camarade.
– Les yaourts c'est seulement les jours de fête. Mais t'en fais pas, même la directrice a ce repas ; il n'y a pas de traitement de faveur. Ce mec cuisine mal pour tout le monde. »
Curieux je tournai la tête en direction de la table dressée sur une estrade, face à la grande salle, où se réunissaient les adultes qui s'occupaient de l'orphelinat. Ainsi se présentèrent à moi des dizaines de têtes que je ne connaissais pas. Tout à gauche, bavardant avec un petit homme poilu, je pouvais simplement me rappeler de l'infirmier qui avait regardé si je n'avais aucun problème de santé trois heures avant. Joufflu et le ventre bien portant, il ne semblait prêter attention à la qualité discutable de ce qu'il trouvait dans son assiette, portant par cuillères bien garnies à sa bouche la texture molle et gélatineuse, allant jusqu'à demander à son voisin s'il pouvait prendre son dessert ; ce que ce dernier accepta sans la moindre opposition, peut-être avait-il le palet plus fin que son compère.
Se succédaient ensuite de nombreux visages. Une femme forte, les cheveux dressés en un chignon serré, tenait une tirade à une petite vieille à lunettes en écailles qui, malgré son index qu'elle tendait en permanence pour tenter de prendre la parole, ne parvenait à en placer une. Sur le côté droit un barbu piquait du nez dans son assiette, ignoré par ses voisins, l'un ayant déjà quitté la table et l'autre se plongeant dans un gros livre de poche tout en croquant dans une miche de pain, seul aliment pour le moins viable mais dont les enfants ne voyaient pas l'ombre. Une ribambelle d'autres personnages, comme une troupe de guignols dans un théâtre de foire, se succédaient telle une guirlande autour de cette table dont je savourais chacun des regards que j'y portais et m'amusait de tous.
Seule la directrice, Mademoiselle Harper comme il était de bon ton de l'appeler ici, se détachait de ce tableau grotesque, extraterrestre perdu au milieu des hommes.
Dans son tailleur saumon, elle surplombait l'assemblée sur laquelle elle jetait de nombreux regard, claquant la langue à quelques reprises pour reprendre l'enfant qui perturbait la salle par des cris trop forts ou celui qui n'avait pas touché à son assiette. La sienne, à ce sujet, était vide. Elle avait mangé chacun des plats sans faire preuve du moindre dégoût, ni du moindre plaisir, conservant sur son visage fin de jeune femme d'une trentaine d'année, tout au plus, un air stoïque et sérieux que l'on pourrait presque aller jusqu'à qualifier de mystérieux. Elle haussait par moment légèrement le bout de son menton, laissant apparaître sa deuxième pupille verte qu'une mèche de cheveux blonds rebelle cachaient le reste du temps, jouant de ses sourcils d'une telle façon qu'elle parvenait à donner à ses yeux un soupçon d'érotisme doublé d'une fermeté féminine que rien au monde ne pouvait égaler. Ce don de pourvoir chacun de ses gestes d'une puissance infinie et d'un charisme, permettant de faire taire une assemblée en laissant glisser sa main devant elle, cette femme l'avait. Chacun de ses mouvements laissaient place, si ce n'était de l'admiration, à une attention toute particulière de toutes les personnes autour d'elle. En la voyant il me sembla qu'il s'agissait là du genre de personne que l'on ne croise qu'une fois dans sa vie, celle qui vous marque par un regard lâché au loin, par un simple mouvement de sourcil.
Je continuai de l'admirer tout le restant du repas, observant chacun de ses mouvements, la regardant faire taire un garçon assit deux tables derrière nous rien qu'en posant ses yeux verts sur lui. Sans me rendre compte de rien, j'avalais mon dessert et, une fois le tout dans mon estomac, je fus incapable de me souvenir si le goût était si immonde que le prétendait l'apparence.
La directrice fit mine de se lever, prit entre deux doigts sa petite cuillère et frappa délicatement sur le haut de son verre, faisant résonner dans la salle un bruit qui aurait été inaudible si chacun des enfants n'avaient fait silence sur le champ. Mais c'était le cas et tous tournaient maintenant le regard vers la jeune femme qui fit grincer sa chaise en la repoussant en arrière.
« Le repas est terminé, annonça-t-elle sans qu'un murmure ne vienne l'interrompre, et il est bientôt temps de regagner les dortoirs avant l'heure de récréation. Mais nous avons aujourd'hui un nouveau et il serait bien de l'accueillir comme il se doit. »
Elle laissa une pause suite à cette annonce, assez pour que quelques chuchotements puisse poindre au cœur des rangs, de dizaines de regards curieux se tournant dans ma direction. Les nouvelles allaient toujours bon train au sein d'une communauté d'enfant et l'arrivée d'un nouveau était sans le moindre doute l'événement le plus intéressant qui soit. Néanmoins, quand la directrice reprit la parole, le mutisme des petits reprit sa place.
« Jake sera sans doute votre nouvel ami, continua-t-elle sans même me présenter d'un signe de la main, et il devra se soumettre au même règles que tout le monde ici. Je compte sur vous pour lui apprendre ce qu'il doit savoir. Merci et bonne soirée. »
Sur ce, elle reprit place sur sa chaise, me laissant dans l'incompréhension la plus totale. Et alors ? C'était tout ? Rien de plus ? On s'arrête ici pour les présentations, sans demander son reste, ni me donner plus d'informations ? La bouche ouverte, je contemplais béat le charisme de cette femme qui venait de me surprendre d'une manière dont je ne parvenais à saisir la nature exacte, si ce n'était que la balance oscillait entre mystère et froideur.
Bill, m'attrapant le bras, me fit un clin d'œil tandis que les conversation reprenait alentours dans le fracas des bancs que les enfants poussaient pour quitter la salle. « T'en fais pas, tous les nouveaux ont droit à cet accueil. Viens, je vais te montrer un peu le manoir pendant l'heure de récréation. Dis, tu es de quel dortoir ?
– B, je crois...
– Niquel, on est dans le même alors. »
Sur ce il m'entraîna dans la marée de gosses dont la plupart n'avait que la moitié de notre âge, en poussant certains sur les côtés d'un geste du bras, ce qui le faisait rire et, pour la première fois depuis mon arrivée, me décrocha un sourire.