Chapitre 47 : Parasites !
« H ne laissera pas faire, s'il apprend que tu as eu cette idée il va te tuer… nous tuer, rectifia-t-il. On ne peut pas en faire qu'à notre tête sur cette mission, son importance est cruciale. On doit respecter les règles coûte que coûte !
– Il nous reste quatre jours pour livrer l'enfant, sans compter aujourd'hui. Avant le crépuscule, peu lui importe de l'avoir plus tôt et je n'ai pas envie de le lui donner avant.
– Pourquoi autant d'intérêt pour le petit ? Livrons-le et basta ! On en parle plus et l'affaire est réglée, tout le monde rentre chez soi !
– Je sais simplement où on l'emmène. C'est pas le premier auquel je fais traverser tout le pays pour H. Et je te promets que lui laisser un jour de vie normale avant ce qu'il va vivre n'est pas du luxe. Et je refuse de repartir de la capitale sans l'avoir emmené en ville pour quelques heures. Tu comprends un peu ?
– Mais…
– Cooper, qui dirige cette escouade ? »
Le soldat grogna, détourna le regard et marmonna un mot entre ses lèvres : « Toi. » Ed' lui adressa un sourire et posa sa main sur son épaule. « H ne nous fera rien, il n'en saura rien. Tu sais qu'il n'est pas humain et je n'ose imaginer ce qu'il fait subir à ces gosses. C'est pour ça que je veux l'aider à se sentir bien avant d'arriver. »
La discussion s'était ensuite poursuivie plus calmement. Cooper avait accepté la décision d'Ed' bien qu'il ne soit pas de son avis, c'était après tout l'une des lois essentielles concernant la hiérarchie au sein de l'armée. Pensant que je dormais les deux soldats s'étaient livrés à cet échange que jamais ils n'auraient osé devant moi. Nous étions alors à moins d'une trentaine de minutes de la capitale quand le chauffeur avait demandé une pause. Ce fut à cet instant que le capitaine de l'escouade soumit son idée aux autres. Tous restèrent sceptiques excepté Cooper qui refusa catégoriquement.
« Deux heures, avait répété Ed'. On s'arrête à ce bar dans le centre, celui qui fait des pancakes à en crever de plaisir. De plus le bus a une gueule de véhicule touristique et on est habillé en civiles, les gens prendront cela pour un voyage organisé à la con et personne ne posera de questions.
– Et si le gamin l'ouvre ? avait demandé Cooper. S'il se met à hurler, on fait quoi ? Et si quelqu'un le reconnaît, il vient d'ici à la base, il te l'a raconté ?
– Ouais et il s'est cassé quand il avait onze ans, personne ne se souvient de lui ici. C'est une grande ville et ce genre d'endroit à tendance à dévorer les souvenirs de ses habitants comme des déchets au fond d'un broyeur.
– Et s'il gueule ?
– Il ne dira rien. Je m'en porte garant. »
Au final Cooper n'avait pas eu son mot à dire et, quand j'avais fait semblant de me réveiller, il m'avait même adressé un sourire, réservé mais agréable. Ces soldats n'avaient rien de mauvais, ils étaient de simples hommes soumis à des ordres strictes. Le monstre qui les donnait n'était pas dans ce bus ; il m'attendait ailleurs.
Et ainsi, pendant que l'escouade savourait ces fameux pancakes dans le bar du centre ville, habillés en civile, je me retrouvais sur un banc un peu plus loin aux côtés d'Ed', mon protecteur au cours de ce voyage.
« Alors, ça fait bizarre, non ? »
Je me contentai de hocher la tête, ma gorge trop nouée pour dire un mot. Car en effet si je devais sur le moment décrire ma sensation ce serait cet adjectif qui me viendrait à l'esprit : bizarre.
À voir des fantômes toute sa vie on en oublie que certains ne nécessitent pas d'avoir le don pour se glisser dans notre champ de vision et troubler le moindre de nos sentiments.
Celui que je contemplais ce jour-là, assis sur mon banc en léchant une glace au chocolat qu'Ed' avait désiré me payer, était le spectre de mon passé, une foule de souvenirs si lointain que la plupart n'étaient plus que des relents qui remontaient subitement. Par hasard, le magasin de dresseur dans lequel nous avions acheté avec ma sœur les trois balles restées à Rovia se trouvait de l'autre côté de la rue. Petit je me souvenais d'avoir longtemps pensé à cet endroit, quand à Rovia il m'arrivait de me languir de mon ancienne vie. La petite boutique m'apparaissait alors idyllique, des accessoires de dresseur dépassant par montagnes des présentoirs, des vendeurs souriants arpentant les rayons et une lumière chaleureuse s'échappant des néons au plafond. Et étrangement, même si mon enfance avait déformé une réalité moins parfaite, elle n'en était pas moins ce jour-là un lieu attirant que l'on aurait tous désiré visiter au moins une fois dans sa vie.
« J'ai acheté des balles dans ce magasin quand j'étais gosse, annonçai-je à Ed' en sentant une pointe de nostalgie monter. J'allais bientôt m'enfuir et ma petite sœur s'en doutait, je ne sais pas comment. Et elle voulait que je réalise mon rêve avant tout.
– Où sont ces balles ? »
Je ne répondis pas. Il comprit et n'insista pas.
« Tu sais la vie est dure mais la roue finit toujours par tourner. » Ed' était le genre de personne qui aimait ressortir sans cesse les mêmes phrases téléphonées, abondantes en espoirs et prônant la belle vision d'une existence meilleure. Il était simple dans sa façon de me rassurer et en cela je l'aimais beaucoup, quel que soit son rôle dans les événements de Rovia que je ne parvenais encore à réaliser totalement.
« Mon école primaire était à quelques pas d'ici. Je me demande si elle y est encore… Par là bas, lui dis-je en tendant le doigt vers la rue qui s'étendait sur notre droite entre deux rangées d'arbres.
– Tu veux qu'on aille voir ? » Évidemment je n'ai pas refusé la proposition. Cela me faisait autant de bien que de mal de traverser cette ville fantôme de mon passé. Mais assouvir la curiosité que j'avais par rapport à tout cela n'avait pas de prix.
Nous nous sommes levés et avons commencé à marcher en direction de l'école primaire. Traversant la rue pavée que quelques voitures arpentaient en ce début d'après-midi, je commençais à croquer à pleines dents dans le cornet de ma glace, annonçant la fin de cette dernière. Quelques passants nous regardaient, souriaient et détournaient le regard. Les gens étaient aimables en ce début d'après-midi, ceux qui se baladaient à cette heure en semaine ne travaillaient pas et passaient une bonne journée. Et à leurs yeux nous paraissions comme un père et son fils.
Nous avons continué à monter en direction de l'école qui était toujours là, exactement comme avant. Le portail avait était repeint en vert sombre mais c'était là le seul changement. Tout était identique, de la vieille balançoire jaune au toboggan sur lequel je passais des minutes à glisser chaque jour et à faire la queue pour espérer y remonter avant la sonnerie. Même l'entrée donnant sur la rue n'avait pas changé, tant et si bien que j'aurais pu me croire le jour où j'avais vu ce spectre attendre sa fille à la sortie quand je n'étais qu'un môme.
Devant l'école nous avons observé un silence presque pieux. Personne ne passait dans cette rue sur le moment ; je contemplais le bâtiment dans lequel j'avais appris à lire pendant qu'Ed' promenait son regard aux alentours. Il m'a laissé faire, ne désirant pas m'interrompre quand bien même je sentais qu'il désirait me parler. Au bout d'une minute il ne tint plus et se lança : « Il te reste de la famille ici, en ville ? »
Je n'ai pas répondu, me contentant de baisser les yeux. Je n'en savais foutrement rien. Cela faisait des années que personne n'avait donné de nouvelle, que ce soit ma mère ou ma sœur, cette dernière à qui j'écrivais des lettres qui pouvaient être aussi bien perdues que dans ses mains. « Désolé, reprit Ed' qui se doutait aller trop loin. Je voulais savoir si…
– Si je pouvais leur rendre visite ? anticipai-je. Et H ? » Il marqua une pause.
« Je m'attache trop à toi, gamin. Ce n'est pas bon pour ma carrière et encore moins pour ma vie. Que veux-tu ? Je suis comme ça.
– Votre chef…
– Qu'il aille au diable ! Je ne veux plus en entendre parler, je veux seulement que tu sois heureux le temps du voyage. »
Un nouveau silence s'est installé puis il a mit les mains dans ses poches et a commencé à s'éloigner. « Tu as dix minutes, me lança-t-il en partant. Dix pour aller voir qui tu veux. Je t'attendrai ici. Et si tu ne viens pas je tenterai de te couvrir en disant que tu nous a échappé. Débrouille-toi. » Il a levé la main et s'est retourné, un grand sourire au bord des lèvres. Il s'exposait à énormément de dangers et, même si j'avais pris la fuite ce jour-là H m'aurait rattrapé rapidement après avoir fait exécuté toute mon escorte.
Mais sur le moment je n'y pensais pas vraiment. Une idée venait de germer dans mon esprit et, sans attendre une seconde de plus devant l'école, je pris mes jambes à mon cou. Empruntant une ruelle sur la droite qui servait de raccourci vers ma destination, je couru vers la plus grande banque de ce pays. Je me précipitais tête baissée dans tous les passages secrets de mon enfance dont je pouvais me souvenir, ne réfléchissant pas une seconde aux conséquences dramatiques que pourrait valoir la prise de risque de mon protecteur. J'allais rapidement dans des passages qu'enfant j'évitais le plus soigneusement du monde pour ne pas arriver trop tôt au bureau de mon père les mercredis.
Mais là il fallait que j'arrive à la banque. Je ne savais où j'allais, ce bus m'emmenait dans un lieu que je ne voulais découvrir. Et ma famille, ma véritable famille, commençait à me manquer après autant de temps. Pas mon père, évidemment. Mais l'absence de ma sœur et de ma mère creusait un trou au fond de ma poitrine. Quelque chose dans ma tête – la mort de Mila ? – se réveillait et me poussait à passer les portes automatiques qui marquaient l'entrée de l'immense bâtiment qui ne représentait que des heures de souffrance étant gamin.
À l'intérieur personne ne sembla me reconnaître ; d'ailleurs je ne reconnaissais personne. Traversant le hall au pas de course, je me rendis au premier étage où mon père avait autrefois son bureau. Dans le couloir une dame m'aborda pour me demander si j'avais rendez-vous, ce que j'affirmai d'un signe bref de la tête. Elle ne posa pas plus de question. Je n'étais pas majeur mais je faisais plus que mon âge, les récents événements semblant avoir vieillis mes traits de visage.
Le couloir du premier n'avait pas changé. Il y avait toujours sur le côté la fontaine à eau et sa petite poubelle dans laquelle on jetait ses gobelets, un canapé, une maquette de la banque derrière une très belle vitrine – objet dont tout le monde se moquait totalement mais qui devait sans doute flatter le patron – ou encore la rangée de bureaux aux portes bleues et aux deux vitres sur le côtés, d'une dizaine de centimètres de largeur et par lesquelles on pouvait épier l'intérieur de la pièce.
Celui de mon père était au fond ; personne dans le couloir. Je me mis à avancer. La peur s'engouffra en moi, me pénétrant au moindre de mes pas. J'allais revoir l'homme que j'avais haïs durant toute mon enfance, celui qui avait gâché ma vie. Et pourtant, derrière ce triste sentiment, je sentais une fine et incompréhensible pointe d'excitation.
Mais, alors que je parvenais devant l'affreuse maquette, je vis s'ouvrir la porte de son office. Tandis que quelqu'un la poussait vers l'extérieur, je m'immobilisai au milieu du couloir, médusé. La peur ne fit plus qu'un avec moi et mes jambes semblèrent se rompre sous un poids qu'elles soutenaient pourtant depuis le début de ma vie. L'excitation quitta aussitôt mon corps alors que surgissait dans ma tête l'image d'une ceinture claquant l'air avant de claquer ma peau nue ; encore, encore…
Car celui qui allait sortir était mon père. Peut-être serait-il accompagné d'un client auquel il allait serrer poliment la main avant de faire demi-tour et de repartir à sa paperasse ou préparer le prochain rendez-vous de l'après-midi. Un homme normal, calme et souriant. Sans doute avec une femme très belle et deux enfants, un pokemon de compagnie pour occuper les jours pluvieux ; l'homme idéal et le citoyen parfait au travail exemplaire. Personne ne se doutait de sa vraie nature. Mais moi, à cette distance et sans le voir, je parvenais à comprendre qu'il n'était pas le modèle que la société pouvait construire autour de lui. L'odeur du cuir sur mes fesses me rappelait qui il était véritablement et qui je désirais revoir : un monstre.
Je n'avais aucune confirmation que ce serait lui qui allait sortir. Je le savais, c'était tout.
« Au plaisir, madame Marp. » Sa voix. C'était sa voix. Parasites ! résonna la même au fin fond de mon esprit. Mon fils ne deviendra pas un parasite. Je vais le guérir et il sera patron de la Grande Famille d'Ermo.
Mes poils se dressèrent, mon échine se raidit et tout mon corps me donnait un ordre, unique, comme une entité me transcendant pour mette en lumière ce que j'aurais du faire depuis longtemps, ce vers quoi me poussaient mes souvenirs : fuir.
Sans demander mon reste, ni apercevoir un bout de son visage, je me suis détourné du couloir afin de regagner en pleurant le hall d'entrée. Quelques ruelles plus tard je retrouvais Ed', déprimé. Et le soir j'étais assis à l'avant du bus qui parcourait inlassablement les routes d'Ermo, sans savoir que je venais de dire adieu à la vie normale d'un adolescent, définitivement.