Chapitre 46 : Casser l'illusion
Cela faisait environ deux jours que nous roulions. Rovia était à des milliers de kilomètres derrière et nous approchions de la capitale. Le chemin de retour était bien plus long que celui effectué presque six ans plus tôt ; c'est sans doute ce qui arrive quand on le fait à travers un autre monde.
Panthamonia n'était plus qu'à quelques heures de route. J'allais revenir sous peu dans la ville de mon enfance, là où s'élevait la banque nationale, La Grande Famille d'Ermo comme l'appelait mon vieux con de père. Je sentais que je n'étais plus très loin de tous ces endroits qui m'avaient vu grandir : du bureau de mon père à notre petite maison familiale dans un lotissement en périphérie, en passant par l'école primaire et le magasin de dressage où j'avais acheté quelques balles avec ma sœur avant mon départ.
Il me prit soudain de penser à ces objets en voyant le panneau indicateur de l'autoroute annonçant le peu de kilomètres restant avant d'entrer sur le périphérique de la capitale. Ces trois balles, trésors de mon enfance, tout comme mon pokemon, étaient restées à Rovia. Je me souvenais que j'avais prit soin un jour de les ranger dans un petit coffre sous mon lit pour ne les ressortir que lorsque je serai devenu dresseur. J'avais été trop occupé par mes études, Mila et l'apprentissage auprès de l'Ancien pour me soucier si tôt de ma future carrière. Et pour ce qui était de Tutafeh, si ma mémoire était bonne, ce qui n'était pas certain vu l'état dans lequel je me trouvais, je l'avais confié à Charles la veille de l'attaque. Il me le réclamait à chaque fois qu'il avait besoin de ses pouvoirs psychiques pour travailler le lendemain. Mon pokemon l'appréçiant c'était toujours un plaisir de l'aider en le lui prêtant. Ce qu'il était devenu ensuite était une autre histoire dont je ne connaissais la fin.
« Quelque chose ne va pas, gamin ? me demanda Ed' qui avait prit la mauvaise habitude d'employer ce surnom pour s'adresser à moi.
– Non, rien. »
Mais c'était faux ; ou du moins ça allait l'être sous peu.
Ce n'étaient pas les balles qui allaient me contrarier, ni l'absence de Tutafeh, qui en soit était peut-être en sécurité auprès de Charles, mais une vision au bord de la route que parcourait mon regard.
« Gamin ? lança Ed' qui vit sans doute mon visage se décomposer subitement. »
Mais je ne l'écoutai déjà plus. Le monde venait de disparaître et le temps de se suspendre pour une infime seconde, juste assez pour que mon œil puisse s'ouvrir de nouveau et se projette vers l'autre monde. Car si la drogue avait durant un moment estompé mes pouvoirs, cela ne faisait aucun doute qu'ils revenaient subitement à moi.
Derrière la barrière de sécurité, au pied d'un panneau qui indiquait sur fond vert Tarpaud, le gazole des héros !, se dressaient distinctement les contours d'une ombre. Et, contrairement aux spectres que j'avais pu apercevoir tout au long de ma vie, celui-ci provoqua en moi une vague de sensations dont la principale fut une envie de vomir mon maigre déjeuner sur le plancher du bus.
Une jeune fille levait la main dans ma direction en la secouant de gauche à droite. Ses cheveux dont la teinte transparente lui donnait un air maussade se balançaient lentement dans son dos, du moins à moitié puisque la plupart n'existaient plus. En effet une partie du crâne du spectre avait été emporté. Le sourire figé de ce dernier se détachait sur une peau blanche et s'estompait sur le côté gauche où il ne restait rien de plus qu'un trou béant d'où pendait lamentablement un œil relié difficilement par un nerf optique en mauvais état. Sur le tee-shirt de l'adolescente reluisait un pourpre triste qui s'étendait du trou dans son ventre au reste de son corps, ne cessant de progresser entre les mailles du tissu. Et son bras, replié d'une manière incongrue sur sa poitrine écrasée, brisé, ne pouvait arrêter la lente progression de l'hémorragie. Pourtant, même si un morceau de ferraille dépassait de sa cuisse droite en l'empêchant de marcher, elle continuait de me sourire d'un air niais. Je pouvais presque l'entendre rire en me faisant ce geste.
Le temps sembla se suspendre pour revenir quelques secondes plus tard. Je pus à peine remarquer la mèche de cheveux roux se détacher du reste de son crâne ; juste avant de gerber en pleurant sur le siège devant moi.