Chapitre 36 : Je ne veux qu'une seule règle
Tic... Tac...
TicTac ce n'est pas une horloge dont les aiguilles trépignent inlassablement au fond d'un vieux cadran dont les bordures en bois rongées par les années témoignent d'une longévité immense, plus que chaque propriétaire de l'objet. Ce n'est pas le temps qui avance et dévore. Géant sans foi ni loi qui ne se préoccupe que de marcher et qu'aucun homme ne peut faire flancher. Démon naturel balayant du talon des civilisations, des pays, des continents.... Ce n'est pas la trotteuse qui semble avec une patience infinie compter le nombre de secondes qu'il te reste à vivre, te le rappelant par un horrible son. TicTac, dit l'horloge pour te rappeler que tu n'es qu'un homme. TicTac, répète-t-elle au moment de te ramener les pieds sur terre.
Elle te montre que tu n'es rien. Bien sûr elle non plus, elle ne vivra pas éternellement ; ce n'est qu'un assemblage complexe de rouages après tout. Mais en tant que messagère du temps elle s'en moque, elle ne fait que servir le titan qui ronge la face du monde. Elle peut être détruite, d'autres pourront la remplacer. Et quand bien même toutes les horloges du monde seraient écrasées par le pied d'un homme jaloux, chose impensable car celui-ci ne peut se passer de la connaissance du temps dans lequel il évolue, alors celui-ci poursuivrait sa course de destruction à travers l'univers.
Tic... Tac...
Un bruit dans ma poitrine qui résonnait depuis le matin. Un son muet contre lequel je ne pouvais rien faire. Je ne savais d'où il venait précisément, de l'intérieur de mon esprit ou de mon corps, mais j'étais en revanche en mesure de certifier ce qu'il signifiait.
Il m'indiquait que quelque chose allait se produire sous peu, un événement, sans doute au cours de la journée. Ce bruit, c'était comme le bourdonnement sourd que certains entendent dans leurs oreilles et duquel ils concluent que quelqu'un pense à eux ; ce qui est une connerie sans nom. Si mes tympans se mettaient à chanter à chaque fois que l'on pensait à moi, je n'ose imaginer l'état de mon cerveau actuellement. Cela ferait longtemps que mon crâne aurait été ouvert en deux de mon propre chef, sans alternative.
On peut trouver cela stupide, je conçois. Après tout c'est une vision aussi conne que celle que donne un horoscope ou un article miteux d'un blog d'adolescente sur la signification des lignes de la main.
Pour les taureaux, vous serez un peu fatigués aujourd'hui mais tout ira mieux sous peu. Attention de ne pas trop fréquenter les espaces publics. L'amour sera au rendez-vous, ne le loupez pas. Regain de santé.
Je me suis longuement demandé si les connasses qui écrivent ces articles réfléchissent une seconde à leurs sens ; ou les connards d'ailleurs, je ne veux pas passer pour un misogyne, bien que l'image populaire veut que ce genre d'élucubrations soient un loisir de femmes. Chaque phrase est bancale et chaque prédiction peut s'appliquer à n'importe qui. Mais je ne vous apprends rien et il est inutile de m'éterniser.
Cela étant j'avais pourtant ce sentiment. Néanmoins ce n'était pas comme une page d'horoscope et je ne pouvais appliquer ma situation à n'importe qui. Elle m'était spécifique en un sens : je savais pour quelle raison j'avais ce pressentiment ce matin-là.
Quelques heures plus tard je devais disputer l'un des matchs les plus importants de toute ma vie sans même le savoir. Un affrontement dont l'issue était beaucoup plus importante que je ne le pensais. Et j'y allais la boule au ventre, une main crispée sur l'estomac. Car il y avait la règle imposée par celle que j'allais devoir battre. Une seule règle inconnue qu'elle m'annonça au moment de me faire face, sa pokeball déjà sortie de sa poche.
« La seule chose que je veux c'est que tu répondes à la question que je veux te poser une fois que je gagnerai ce match. »
Nous étions dans un champ derrière les dernières maisons du village, sous l'arbre sous lequel j'avais mit mon poing dans la figure de Bruce et à deux pas de l'enclos des Chevroums où Charles m'avait appelé fils pour la première fois. En silence nous nous y étions rendus en début d'après-midi. C'était un mercredi et le rendez-vous avait été fixé après les cours, dès que le bus de Torel qui passait plus tôt ce jour-là nous ait ramené. Il était quinze heure, vingt minutes et une trentaine de secondes.
Je me trompe, me diriez-vous avec assurance. Car je n'étais qu'un gamin et que l'enfance est un passage si flou de la vie que se rappeler de tels détails est impossible. Et à cela je répondrai que je me souviens avoir regardé ma montre en arrivant en face de mon adversaire et que l'emplacement des aiguilles est resté à jamais gravé dans ma mémoire.
Les moments importants de la vie ne sont pas éphémères. On peut les vivre tôt ou tard. Néanmoins, que ce soit lors de l'adolescence, pendant l'enfance ou une fois adulte, ils laissent au fond de nous la même trace indélébile de leur passage. Et les détails qui n'étaient rien prennent une importance plus que démesurée.
Il était cette heure-là, précisément. Je pourrais ajouter que Mila s'était coiffée comme à son habitude d'une queue de cheval, qu'elle semblait plus belle que d'habitude par rapport à son teint de peau, que je la soupçonnais de s'être maquillée et qu'elle portait un pull bleu léger accompagné d'un pantalon noir et d'une paire de tennis. Je me souviens de son geste au moment de tirer la balle de sa poche et de son regard. Touchant et déterminé ; deux sentiments dont je ne comprenais l'origine dans un tel moment. Pourquoi tant de sérieux ? Ce n'était qu'un combat comme un autre après tout.
Non, faux. Et je le savais.
Ce n'était pas comme nos autres entraînements. Ce n'était pas à prendre à la légère. Ce jour-là nous nous battions pour autre chose, quelque chose que seule Mila pouvait voir.
« Tu es prêt ? »
J'ai ravalé ma salive et tenté d'empêcher mes jambes de trembler, ce qui ne fit qu'accentuer ma peur. Du moins si je pouvais qualifier ce sentiment ainsi. Il s'agissait plutôt de stress par rapport à une force extérieure que je ne saisissais pas. Sans pouvoir rien dire, je me suis contenté d'un hochement de tête. Elle n'a pas répondu par un sourire comme à notre habitude, se contentant de froncer un peu plus les sourcils ; c'était un toc qu'elle avait quand elle se concentrait.
Alors sans plus attendre elle a lancé sa balle et moi la mienne. Le combat commença et pour la toute première fois depuis que l'on s'affrontait cela se fit en silence. Seuls nos pokemons hurlaient. Nous nous contentions de lancer des attaques, de monter des stratégies sans pour autant que l'un puisse prendre le dessus sur l'autre. En quelques années nous étions devenus des égaux en combat. Aucun de nous ne pouvait dire qu'il était plus fort car l'on se connaissait par cœur. Nous n'avions chacun qu'un seul pokemon et nous utilisions ses capacités au maximum. Il était impossible de prendre le dessus sur l'autre.
Je ne sais pourquoi je voulu tout donner au cours de cet affrontement. Concrètement je n'avais rien à gagner et rien à perdre. Était-ce par rapport à ce son au fond de ma poitrine ou à toute cette peur qui m'envahissait ? Pour le changement qui allait survenir à la suite de ce match et que je devinais inconsciemment ?
Aujourd'hui encore je n'ai pas la réponse. Je sais seulement que le match dura environ vingt minutes et que nous donnions tout. Vingt minutes cela peut paraître court ; pas dans de telles conditions, lors de cet affrontement chaque seconde était un combat moral.
Dans ma tête se bousculaient une foule de sentiments divers, contradictoires pour certains. La peur, le désir, la détermination, la souffrance... Une vague idée de destin et une image de colline dont les flancs fleurissent toute l'année. Je n'avais rien à perdre, rien à gagner. Et pourtant ce que je ressentais à ce moment me poussait à donner tout ce dont j'étais capable.
Face à moi Mila était encore plus déterminée à vaincre. Je lisais sur son visage quelque chose que je n'avais jamais vu auparavant chez elle, ce qui eut le don de m'étonner. Après toutes ces années à ses côtés je pensais la connaître sur le bout des doigts. Tous ses sentiments, ses expressions, ses visages, la forme que prenait ses lèvres dans telle ou telle condition, son nez qui se retroussait par instants ou encore sa façon de remuer les pieds quand elle est impatiente. Autant de choses que je pouvais voir en quelques secondes et analyser.
Mais ce jour-là ce n'était pas le cas. L'adolescente contre laquelle je livrais bataille m'était inconnue. Du moins c'était une autre dans le corps de Mila. Car au bout de dix minutes sans que l'un prenne le dessus sur l'autre ; elle ne cria même plus le nom de ses attaques, entrant en parfaite symbiose avec son pokemon qui comprenait le moindre geste d'elle. Sa concentration atteignit son paroxysme et sa volonté s'émancipa. Elle n'était plus simplement une adversaire redoutable ; elle était celle qui était en train de créer sous mes yeux le combat le plus important que j'aurais à livrer de toute ma vie. Un affrontement dont je ne saisirai les enjeux qu'à la fin mais dont je comprenais l'importance.
Arriva un moment où il me sembla qu'une larme coulait sur son visage. Ce n'était qu'un reflet que la lumière pâle d'un morne soleil faisait légèrement ressortir, un éclat que je n'aurais jamais capté en d'autres circonstances. Mais cette larme se mit rapidement à m'envahir. Elle s'empara de mon esprit, y sema le doute et la confusion, avant de pénétrer au plus profond de mon cœur. Que pouvait-elle vouloir dire ?
Rien. Rien. Rien.
Je tentais vainement de m'en convaincre. Je voulais croire qu'il n'y avait pas de larme, de sourcil relevé, de détermination à même son visage. Je désirais toutes ces choses sans vraiment les espérer car au fond de moi je savais que tout cela avait un sens bien plus profond que je ne voulais voir. La raison ? Inconnue.
La bataille continua pendant plusieurs minutes, sans interruption. Aucun de nous ne parlait plus car nous n'en avions pas besoin. Nos pokemons nous connaissaient par cœur, ce n'était pas nécessaire de se mettre la pression inutilement quand un geste servait chacune des stratégies que nous avions mis en place durant toutes ces années et que l'autre était capable de parer avec la facilité d'un gosse suçant la mamelle de sa mère. Si l'un se taisait, l'autre devait en faire de même.
Le ciel au-dessus de nos têtes devint pesant, comme un grand saladier renversé au-dessus du monde des lutins microscopiques. Enfermés sous cette coupe pesante qui semblait nous aplatir, c'était notre dernier affrontement que l'on livrait. Pour un tas de choses que j'étais trop con pour saisir. Pour que ce moment que nous attendions tous les deux sans le dire arrive enfin.
Je manquai de gagner à un instant, vers la dix-huitième minute, il me semble, avant que Mila ne reprenne brusquement le dessus. Dénouement inattendu qui n'en était pas un, ne faisant qu'amener la suite de cette bataille acharnée. Et là, au moment où son pokemon se redressait, je vis sur sa joue couler une autre larme.
Mais cette fois ce n'était plus une illusion, du moins je ne pouvais la reléguer à ce rang. Mes yeux en avaient été les témoins le plus distinctement du monde ; elle était réel. Et, comme une vérité qui se cachait à l'entrée de mon esprit depuis des heures et que je refusais de faire entrer, les sentiments qui m'envahissaient depuis le début de la matinée prirent enfin un sens.
Je connaissais le but du combat.
Ma main se leva alors et j'annonçai le dénouement de toute cette histoire : « J'abandonne. »
Un mot, un seul. Celui qu'elle attendait depuis le début.
Son sourcil redescendit et un sourire laissa place sur son visage. D'un geste de la main elle essuya la larme qui avait véritablement coulée sur sa joue. J'avais été trop con pour remarquer la vérité, ou la peur avait fait que je n'avais voulu la voir. Le fait était que je devais me rattraper. Et j'allais le faire ; sur ma vie.
« J'attends ta règle, lui dis-je en tentant de cacher tant bien que mal ma connaissance de celle-ci. »
Elle se redressa, rappela son pokemon, je fis de même, et elle s'avança dans ma direction. « Je veux que tu me dises la vérité sur une question qui me tracasses. »
Mon cœur se mit à battre. Je ne pensais pas que ce moment viendrait un jour et, quand bien même l'idée m'aurait effleurée l'esprit, je n'aurais jamais imaginé que cela prendrait cette forme.
« Pourquoi ne pas m'avoir demandé avant ?
– Je pense que je n'avais pas le courage de te le dire directement. Il fallait que je me prépare et...
– ... et tu ne te sens vivante que durant un combat. Comme si tout devenait brusquement possible car tu livres bataille pour que ça le soit. »
Elle hocha la tête. « C'est stupide ? demanda-t-elle timidement.
– Je ne trouves pas. Pour tout t'avouer je n'ai pas plus de courage que toi, je dirais même que j'en ai encore moins. »
Nous sommes alors restés silencieux comme deux gamins sur le point de s'avouer leurs sentiments l'un pour l'autre. Tout cela va paraître cliché, idiot, naïf, à la limite du raisonnable dans une comédie romantique de bas étage... Pourtant ce fut à cet instant que commença mon histoire, notre histoire. Là où nos regards se fuyaient, regardant nos pieds ou tout aux alentours, trouvant soudain de l'intérêt pour ce qui n'en avait jamais eu. Dans mon esprit se bousculaient une foule de sentiments entre gêne, angoisse et passion. Je voulais écourter cet instant et à la fois le faire durer. Je voulais ne pas le perdre, l'enfermer dans un bocal et ne jamais le faire ressortir. Au fond de ma poitrine tonnaient des milliers de tambours dans un affreux rythme saccadé et harmonique. Une chanson de louanges envers l'amour qui se profilait entre les lèvres de Mila qui s'entrouvrirent, rompant le doux silence de l'attente.
« Il y a un secret que j'ai peur de t'avouer. »
Les battements s'interrompirent soudain et mes yeux la fixèrent. Après les saccades, ce fut comme si le temps s'interrompit. Il n'y avait plus rien que des mots qui planaient dans l'air.
« Dis. » Ce fut le seul mot que je prononçai comme pour la rassurer, le souffle coupé.
Elle m'a regardé, ses lèvres se sont de nouveau ouvertes puis refermées. Une hésitation traversa son visage. Elle baissa les yeux, frotta ses pieds entre eux. Ma gorge se serrait, je ne tenais plus.
Alors je pris les devants, je ne sais ni comment ni pourquoi. Une impulsion salvatrice qui ramena le cours du temps. Sans contrôler mon corps, presque par un élan divin, je m'élançai vers elle et tendis mes lèvres vers les siennes. Ma main se posa sur son dos pendant que mes yeux se fermaient et que nos visages furent proches. Elle ne résista pas, ne fit rien pour se détourner. Au contraire, avant de fermer mes paupières, je vis les siennes en faire de même.
Le temps reprit sa course, les couleurs revinrent, mon cœur se mit à battre de nouveau. Et tout près de lui le sien, collé contre ma poitrine. Et notre baiser de poursuivre.