Chapitre 35 : Ranger la douleur dans une boîte carrée
« Il cherchait simplement de l'aide, comme tous les autres qui passent ici.
– Quel genre d'aide ? me demanda le vieil homme en croquant dans un cookie qu'il avait préparé au cours de l'après-midi.
– Sa fille. Il voulait savoir où elle était maintenant.
– Mort dans les camps de torture ? »
Je secouai la tête. « Non visiblement. Il m'a dit que cela faisait une éternité qu'il errait à la frontière dans les montagnes. Une chute pendant qu'il faisait de l'alpinisme, il est resté bloqué pendant quatre jours sous un rocher avant de mourir. »
Le vieux n'exprima aucun dégoût en entendant cette histoire, ce qui fut mon cas lorsque le spectre la raconta la veille. J'imagine qu'il devait en avoir vu des pires. Après tout il fréquentait le monde des ombres depuis plus longtemps que moi ; le quotidien des morts était devenu le sien. En quelque sorte il n'y avait rien d'étonnant à sa réaction, ou plutôt son absence de réaction, elle en était presque logique. Néanmoins la simple énonciation de cette idée ne pouvait faire disparaître ma gêne. Même si notre but était de les guider au travers de notre œil ils restaient des hommes. Je n'étais pas un petit caissier de supérette le cul sur sa chaise, devant se contenter d'un bonjour pour satisfaire son devoir en passant trois paquets de spaghettis et une boîte de tampon en feignant un quelconque intérêt pour le client. Je côtoyais des morts au chagrin immense qu'ils partageaient avec moi. La seule lueur qu'ils voyaient en ce bas monde se trouvait dans mon œil.
Et ainsi je ne comprenais pas l'indifférence de mon maître à leur égard, qu'importe s'il entendait ces histoires depuis des dizaines, centaines, ou même milliers d'années.
« Tu as aidé cet homme ? reprit-il sans se poser la moindre question sur le silence que j'avais laissé.
– Dans la mesure du possible. Il m'a dit qu'il vivait à la capitale avant de mourir, qu'il était dans les montagnes pour un voyage et qu'il ne savait comment revenir. Je lui ai montré la direction de Torel puis accompagné sur un bout du chemin. Une fois sur place, il n'aura plus qu'à monter dans un train et à retrouver son ancien foyer.
– Parfait…
– J'espère vraiment qu'il retrouvera son chemin. Il était tellement sincère… Si seulement toute cette histoire ne lui était pas arrivée, il aurait pu… Enfin, je veux dire… »
L'Ancien se leva à ses mots et vint déposer une main sur mon épaule, me tendant un cookie. Sur ses lèvres s'étalait un nouveau sourire qui avait le don de me déranger encore plus que son absence de pitié apparente à l'égard des victimes.
Néanmoins je n'ai rien osé lui dire. Je me suis contenté de prendre le gâteau et de croquer dedans. Il était bon et son goût semblait pratiquement pouvoir apaiser mes passions ; sans doute était-ce l'effet recherché en me le tendant.
« Je sais ce que tu te dis ; que je suis injuste, commença-t-il en prévoyant la question que je voulais lui poser depuis plusieurs jours, que je ne me préoccupe pas des morts, que ce n'est pas ainsi que l'on devrait les guider. Tu penses qu'il faut leur montrer de la pitié et se questionner longuement sur chaque histoire. Tu te dis que ne pas être torturé par leurs malheurs revient à être inhumain et à ne pas les considérer comme nos égaux…. »
Il marqua une pause durant laquelle je m'efforçai en vain de secouer la tête, n'étant pas aller jusqu'à le voir comme inhumain au cours de mes réflexions.
« Et tu as raison. »
Mon sourcil se dressa subitement sur mon front. De toutes les réponses possibles c'était de loin celle dont je m'attendais le moins. Il ne me laissa pas répliquer et continua.
« Néanmoins il y a certaines barrières qui m'empêchent de faire ainsi. Plus jeune je pensais comme toi. Je me sentais prêt à délivrer chaque âme en peine de son fardeau, à me questionner sur ce dernier et à vouloir englober le monde dans un flacon pour le diluer avant de le faire renaître plus beau. Je me voyais comme un messager ayant reçu un don du ciel, prêt à le faire partager à tous. Chaque spectre devenait une partie de moi malade que je devais guérir. Je voyais le monde comme un immense organisme, les hommes comme des milliards et des milliards de cellules dont certaines souffraient et pourrissaient sous le poids des autres. Je pensais avoir la possibilité de voyager entre elles, de les soigner une par une. Prendre un fantôme par la main me paraissait aussi simple que de me lever le matin. Une fois l'œil ouvert je n'avais plus de limites que celles de mon propre corps. Voyager, voir, rencontrer… Des milliers de rêves emplissaient mon esprit. Tu veux devenir dresseur plus que tout au monde depuis que tu es enfant ? C'est un but et un désir si profond qu'il occupe chaque parcelle de ton esprit le jour et la nuit. Un rêve immuable qui te dévore avec la tendresse d'un miel que l'on étalerait passionnément sur une tartine doucement grillée, la fraîcheur d'une brume hivernale et tout l'amour d'une mère. Le rêve devient une entité, une partie de toi-même qui ne demande qu'à devenir meneur de ton esprit. Tu voues un culte à son existence, tu en fais le sens de ta naissance et décides de ne jamais abandonner. Tu es son esclave, un serviteur libre d'avancer vers la flamme qui harmonise ta vie. »
Et tandis qu'il parlait je l'écoutais, une main posée sur mon menton et l'autre amenant à ma bouche les restes du cookie, machinalement. Toute mon attention se portait sur le discours du vieil homme qui en l'espace d'un instant venait de dissiper mes doutes les plus profonds en m'amenant ailleurs. Il me faisait vibrer. Dans mon corps, loin, quelque chose semblait se réveiller et hurler. Un cri violent de passion qui alimentait mon corps comme une immense machine, ses fourneaux vrombissants au rythme des pulsations de mon cœur.
« Mais on ne peut poursuivre éternellement son rêve, du moins comme on le souhaitait au départ. Il y a sur la route des imprévus. On part confiant, imaginant le trajet le plus court et sans danger pour se heurter à des obstacles sans précédent. Il est plus difficile qu'on ne le croit de parvenir à ses fins et, pour subsister, le rêve doit changer d'itinéraire. S'occuper des fardeaux des morts revient à les charger sur son propre dos. Ce n'est possible que pendant un temps. La jeunesse est propice à toutes les folies. Puis la colonne vertébrale craque et rien ne peut retenir le flot de désespoir qui s'empare soudain du porteur. J'ai pendant un temps tenté de m'occuper de toutes les affaires des morts, errant dans ma chambre des nuits entières afin de trouver des solutions. Puis vint un moment de ma vie où leurs soucis sont devenus les miens. Les fantômes que j'avais aidé me rendaient visite en rêve. Si tu restes sur cette voie sois certain d'une chose : tu ne supporteras pas la rupture, cet instant ton corps te lâcheras suite à une lutte vaine. »
Je n'ai rien répondu pendant quelques secondes, reprenant mes esprits. Deux idées s'opposaient au fond de moi. L'une me disait qu'il avait raison et que la sagesse parlait à travers sa bouche, l'autre murmurait que j'étais plus puissant que lui au même âge et que je pouvais tenir le choc. Stupidités ! Égocentrisme démesuré d'une tendre jeunesse, presque naïve. Tandis que j'écris ces lignes je me félicite de ne rien avoir écouté de cette seconde voix.
« Comment oublier ? fut la seule question à franchir mes lèvres suite à ce discours.
– En plongeant une nouvelle fois là où tu ne voulais plus jamais aller. »
Même si mon cœur se mit à battre à ces mots je savais que j'allais devoir le faire. La peur en train de s'emparer de moi n'était rien face à celle qui m'attendait si je laissais le temps agir. Car, si le vieil homme avait raison, ce qui allait sans dire, peut-être que dans deux ans ou moins je serais agité la nuit par l'image d'un alpiniste agonisant sous un rocher. Et des milliers d'autres visions viendraient sans doute 'ajouter à ce macabre décor. Sang et désespoir ; lutte et errance.
Je ne voulais pas. Mieux valait descendre l'escalier, encore une fois, peu m'importait le prix.
J'ai fermé les yeux aussitôt, ne me concentrant plus que sur ma respiration. Plus rien autour de moi que le vide. Les battements de mon cœur étaient tout ce qui importait désormais et mon esprit se lançait dans cette longue descente.
Au fil des marches je trouvais les mêmes images que la dernière fois. Mon père, hurlant contre moi, ma sœur qui désirait ardemment me serrer dans ses bras ou encore l'amour envers Mila qui, comme un feu flamboyant, brillait en bas de l'escalier. Contrairement à la précédente expédition de mon âme, celle-ci me sembla aisée. C'était presque une promenade où il me suffisait de désirer pour accomplir. Marcher au fond de moi était aussi facile que de marcher en vrai ; c'était une chose que je n'avais ressenti lors de mes premières séances de méditation. Il n'y avait pas d'obstacles et j'étais en paix avec mes sentiments, mes regrets et mes peines. Rien ne pouvait m'arrêter.
Néanmoins, arrivé en bas, l'image de l'homme chauve remonta dans ma mémoire. Je voyais dans sa main la seringue dégoulinante d'un liquide visqueux, ses yeux cachés derrière d'immenses lunettes rondes et noires, son sourire carnassier. Cet homme que je ne connaissais pas et qui hantait certaines de mes nuits, errant au fond de mon âme, vint à surgir au fil de ma descente tel un souvenir ignoble que je n'avais jamais eu.
Dix marches…
Et s'il était encore là, en bas, à m'attendre ? Si cette fois je ne parvenais à sortir à temps ? Si, par un moyen absurde il réussissait à me bloquer au fond de mon âme ?
Huit marches…
Noir. De plus en plus noir. C'est un tunnel qui se rétrécit à chaque pas. Mon esprit est étroit comme une grotte humide au sommet d'une montagne. Ses pans suintent. Un lieu puant sans odeur.
Six…
S'il était en bas, au fond de la grotte. Recroquevillé, patient. Il attend que j'approche et dans sa main fermée…
Cinq…
… la seringue tendue vers moi se dessine. Dans l'obscurité ses yeux décrivent des arcs de cercle de derrière ses lunettes noires qu'il…
Quatre…
… remonte sur son nez du bout des doigts, geste maniaque d'un malade. Sourire qui s'élargit, rire au son étouffé qui dans l'obscurité…
Trois…
… hurle.
Deux…
… hurle.
Une.
… hurle.
Zéro.
… hurle.
Je criais.
Mais rien. Rien ne se trouvait au fond. Pas de docteur, pas de souvenir, pas même mon père tendant sa ceinture au-dessus de sa tête. Dans le fond de la grotte ne se trouvait qu'une petite boîte carrée.
Elle n'était faite en rien puisque simple relent de mon âme, n'avait en vérité pas de consistance. Elle n'était pour ainsi dire rien de plus que du vide. Un vide compact au toucher, attirant mais sans pour autant avoir de forme physique. La dimension carrée n'était sans doute qu'une projection ; quelque chose me disait que j'étais dans l'erreur en la voyant ainsi.
Pourtant, dès le premier regard, je compris que c'était elle que le vieux m'avait envoyé chercher. Cet objet était le fruit de ma quête, l'endroit qui me permettrait de garder les fardeaux des morts sans être affecté. Il me suffisait de pousser le couvercle et d'y enfermer les pensées qui m'étaient trop lourdes en espérant que jamais la boîte ne vienne à s'ouvrir.