Chapitre 31 : Nous au sein d'une tempête
Je me souviens de cette nuit comme si c'était hier. Le vent hurlait, les arbres tanguaient en haut de la montagne et toute la nature semblait rugir. Du toit résonnait le bruit de milliers de gouttes de pluie venues s'abattre contre les tuiles dans une cacophonie ordonnée qui bruissait à mes oreilles. La tempête faisait rage.
« Tu penses que ça va passer rapidement ? me demanda Mila du haut de son lit, un bouquin sur les genoux, pas vraiment perturbée par toute cette agitation. » Je haussai les épaules. « Sans doute pas avant demain matin. »
Ma réponse la fit soupirer. « Quel ennui. Je n'arrive pas à dormir quand il y a trop de bruits.
– Je dois en conclure que tu ne t'entends pas ronfler ? »
Si ma remarque m'amusa, ce ne fut pas le cas de mon amie qui laissa tomber son livre pour tendre le poing dans ma direction. « Encore une blague au sujet de mes ronflements et tu iras voir les morts de plus près que ce n'est déjà le cas.
– Ce n'est pas très gentil, même de ta part.
– Tu veux qu'on parle de toi ? »
Elle croisa les bras et détourna le regard, ce qui avait le don de me plaire. C'était à la fois facile et amusant de la taquiner, à tel point que c'était devenu un passe-temps primordial dans ma vie depuis quelques années.
« N'empêche, repris-je après un instant de silence en ne parvenant à me concentrer sur le roman que j'étais en train de lire, je me demande si les gens du village n'ont pas besoin de notre aide…
– Pour quelle raison ?
– Il pleut énormément. Ça pourrait entraîner des glissements de terrain, des éboulements, effrayer les pokemons, briser les clôtures…
– Tu vois le mal partout, me coupa-t-elle non sans être elle aussi un minimum sceptique. Et puis dans tous les cas nous n'avons que quatorze ans, je doute qu'on soit très utile. On serait plus une gêne qu'autre chose dans ces conditions.
– Tu as sans doute raison…
– Même si c'était le cas je sais parfaitement que tu ne vas pas pouvoir tenir en place et que tu vas y aller avec ou sans mon autorisation. »
Elle se leva de son lit et me regarda droit dans les yeux, un sourire aux lèvres qui tendait entre l'amusement et la crainte.
Mila n'était plus la même que lors de notre rencontre. Trois ans avaient passé et nous avions eu le temps de nous accomplir en tant qu'adolescents. Ses cheveux qu'elle laissait autrefois pendre dans son dos étaient noués la plupart du temps en une simple queue de cheval, ce qui était sujet de moquerie puisque j'en disais qu'il ne s'agissait que d'une solution de simplicité lorsqu'elle avait la flemme de se coiffer correctement. Par ailleurs les tâches de rousseur sur ses joues et son nez étaient plus marquées. Même si elle les détestait, je ne pouvais quant à moi y trouver un certain charme. Au niveau du reste elle était restée la même. Ses traits s'étaient simplement affinés de ci et de là. Le fait est que je trouvais son visage plus beau d'année en année.
Pour le reste elle était devenue plus grande tout en gardant sa taille de jeune amazone, ni trop maigre, ni trop grosse ; résultat d'un travail difficile dans les champs durant sa jeunesse. Bien entendu, elle avait comme tous était sujette aux transformations du corps et une poitrine opulente se dessinait au travers de son pyjama.
« Ton père doit être en train d'aider. »
Et sans rien ajouter j'ai quitté la chambre. Je n'avais même pas prit la peine de me mettre en tenue de nuit, sachant pertinemment que je ne pourrai pas me retenir de sortir. Charles nous avait annoncé pendant le repas être affilié à l'ouest du village ; je devais le rejoindre.
Une fois dans la salle à manger Elena me vit et me demanda où je me rendais. Je lui répondis et elle manqua de me faire la morale pour me retenir, ce dont Mila l'en empêcha.
« Ne gaspille pas ta salive, lui adressa-t-elle du haut de l'escalier, il écoutera rien. J'ai essayé et j'ai plus de pouvoir sur lui que toi. »
La raideur installée sur son visage par crainte qu'il m'arrive quelque chose ne s'effaça pas. Pourtant elle hocha la tête en signe d'admission, sachant que sa fille avait raison et qu'il était impossible de me raisonner. « Soit, mais tu te couvres et tu écoutes Charles.
– Je ne serai que ses bras. »
Elle m'a donné un coup sur l'épaule, se déridant d'un coup. Prenant mon manteau accroché près de l'entrée, j'ai quitté la maison au pas de course.
En ouvrant la porte, une rafale me faucha en plein ventre au point que je pensais que mon corps allait partir à la renverse. Ce dernier n'en fit rien mais ça ne passa pas loin. Et, afin d'éviter que ma mère adoptive ne change d'avis, je m'élançai sous la pluie sans me retourner. Celle-ci, s'écoulant par litres, me frappait au visage tandis que je courrais en direction de l'ouest. Du moins c'était ce que je pensais sur le moment. Dans le tumulte de la tempête et l'obscurité de la nuit il m'était difficile de savoir avec exactitude où je me dirigeais.
Mais je connaissais ce village. En tournant à gauche en sortant on arrivait à l'école et à la maison du vieil homme, dans les champs si l'on poursuivait. Mais en prenant à droite on partait vers la sortie du village et l'endroit où le bus m'avait déposé trois ans plus tôt, là où se trouvaient certains des enclos pour les pokemons.
Alors que j'avançais dans un brouhaha infernal de pluie et de hurlements du vent, je tentais sans le moindre espoir de tendre l'oreille pour discerner les cris de ceux qui luttaient contre la tempête. Une idée perdue d'avance.
Par moments je parvenais à deviner l'endroit du village où je me situais. Les rideaux de pluie qui se laissaient pendre du ciel m'empêchaient de savoir exactement où je me trouvais et rapidement j'en vins à la conclusion que j'étais perdu. Sous la pluie je m'arrêtai et regardai autour de moi en reprenant mon souffle. De l'eau dévalait sur mon visage, le forçant à cracher celle qui s'engouffrait dans ma bouche.
Les mains sur les genoux, épuisé et honteux de cette expédition rapidement menée, je me demandai si je devais simplement rentrer bredouille et… Non, hors de question. Ce serait idiot et Mila allait se moquer. Je ne voulais pas qu'elle me prenne pour un lâche, pas après lui avoir tenu tête pour offrir mon aide à son père.
Je serrai mon poing à cette pensée et relevai la tête, décidé. Et, à ma grande surprise, je découvris que mes yeux s'étaient habitués rapidement à la pluie. Même si ma vision n'était pas parfaite, j'étais capable de me repérer dans l'espace. Ma course effrénée m'avait mené à la sortie du village, côté ouest, à deux pas de l'enclos des Chevroums.
Et, près de ce dernier, je pouvais distinguer la silhouette d'un homme haut de deux mètres qui tant bien que mal tentait de limiter les dégâts autour de l'enclos. Je reconnus Charles sans hésitation et me précipitai dans sa direction. Il était occupé à fermer la porte de la grange où se trouvait les bêtes tout en luttant contre les éléments. Cela faisait déjà une heure qu'il était dehors à travailler avec les autres hommes du village, au beau milieu de la nuit, et la fatigue se faisait sentir.
« Jake ! hurla-t-il en me voyant débarquer. Va rattacher la clôture, elle vient de lâcher, là-bas ! »
Sans hésitation je suivis ses ordres, me précipitant vers l'endroit qui où elle était rompue. Le souci venait des attaches du grillage qui pour la plupart s'étaient envolées, ce que je distinguai au milieu de la pluie, et je ne pouvais le réparer sans outil. « Démerde-toi pour rattacher comme tu peux, me lança Charles comme s'il venait de lire dans mes pensées, le but c'est que tout ne se barre pas avant demain matin ! »
Avec un effort de concentration et en y mettant toutes mes forces, je luttais afin de faire revenir le bout de grillage envolé en englué dans la boue. Les mains dans la crasse, je tirai à moi l'objet pour le ramener vers le piquet. La force accumulée durant mes trois années à Rovia à travailler la terre ne m'était pas inutile, le travail m'avait forgé de telle sorte à être capable d'exploits physiques que je n'aurais jamais pu accomplir avant mon arrivée.
Rattachant la clôture en enfonçant profondément le piquet dans un mélange de boue et d'herbe, je m'efforçai à solidifier l'ouvrage en accrochant le grillage aux clous présents dans le piquet. J'allais me retourner fier de moi vers Charles, le travail accomplit, lorsqu'un bruit sourd résonna au-dessus de ma tête.
Alors que je relevais la tête, je vis un énorme arbre se détacher lentement du sol. Ses racines dans la boue soulevaient le sol et ses branches craquaient en se brisant au vent. Certaines volaient autour de moi, l'une m'éraflant la joue. Puis, par une bourrasque plus importante que les autres, il se laissa choir le long de la pente, en direction de l'enclos et de l'endroit où je m'acharnais à réparer le bout de grillage.
Charles hurla quelque chose dans mon dos mais je ne compris rien. J'étais tétanisé par la vision du tronc d'arbre qui glissait le long de la pente dans ma direction, incapable de bouger. La pluie dense brouillait ma vision, dressant devant l'arbre un rideau dramatique qui se levait sur le drame qui se profilait à l'horizon.
Boue, pluie, graviers… Mes yeux s'écarquillaient, mes jambes tremblaient, mon poing se serrait autour d'un morceau de grillage. L'arbre était penché sur le côté, roulant dans ma direction. Autour de moi s'entendait le cri de mon père adoptif que j'entendais à peine.
Puis, alors que je pensais prendre de plein fouet la menace qui roulait dans ma direction, celle-ci fut brusquement stoppé. Charles, dans un élan de courage, avait jeté son corps massif contre l'arbre et l'avait bloqué, non sans douleur. Ses bras musclés poussaient contre l'écorce posée contre ses deux épaules massives. Il releva la tête dans ma direction et mon courage revint à son regard.
Mes jambes s'élancèrent en avant pour que j'aille lui donner un coup de main. Sans attendre, je me donnais à fond pour pousser au loin l'arbre qui n'était finalement pas si lourd. Néanmoins dans son élan il aurait pu m'écraser sans problème.
Les restes de l'arbre poursuivirent leurs courses, allant s'écraser plus bas près de l'enclos sans pour autant l'endommager plus. Charles, courbé sous le poids de l'effort, posa sa main sur mon épaule et me lança un sourire. « Bien bossé, fiston. Rentrons maintenant, je suis crevé. »
Ce mot allait résonner longtemps dans ma tête, toute la nuit. Car pour la première fois en trois ans, au cours de cette nuit tumultueuse dont nous nous rappellerions toute notre vie, il m'avait avoué me considérer comme son fils.