Chapitre 19 : Ce qui se cachait dans les profondeurs
« Je les vois de plus en plus. Je pensais que ça s'arrêterait en arrivant ici mais ce n'est pas le cas. Hier en allant à l'école j'ai croisé un couple de l'autre monde, main dans la main. On aurait pu croire qu'ils étaient heureux et pourtant ils gardaient la même tristesse que tous les autres. Et en rentrant j'ai vu un homme, adossé à l'un des murs du village. Et il m'a vu lui aussi, j'en suis persuadé. Je ne sais pas comment faire pour que cela s'arrête.
– Cela ne s'arrêtera pas, me répondit l'Ancien lorsque je lui fis part de mes problèmes lors de notre sixième rencontre, trois semaines après mon arrivée à Rovia. Il n'y a aucun moyen pour fermer le troisième œil. Nous naissons avec, nous mourrons avec. »
J'ai regardé mes pieds, honteux et triste à la fois. Je ne savais que penser, que dire. Même après cinq longues discussions sur le sujet j'avais l'impression de stagner sur la liste de départ, comme une voiture en panne dès le début de la course.
Trois semaines plus tard je ne savais toujours rien du lien entre les pokemons et le troisième œil. J'avais toujours en tête cette valise de questions, pleine à craquer, que je tirais dans mon dos dès que je me rendais chez l'Ancien et que je ramenais dans ma nouvelle maison, encore plus remplie qu'à mon départ. Chaque visite entraînait plus de questions que de réponses et je ne savais où donner de la tête.
Chaque fois je tentais d'aller plus loin et de prendre la parole, chaque fois il me demandait très poliment de me taire et de l'écouter. Mais j'en avais assez de sentir ce flot bouillir en moi. Tout ce qu'il m'avait promis n'arrivait pas et plus encore : je ne comprenais pas le but de toutes ces rencontres pour en arriver à ce point.
Dès que je rentrais chez lui il me saluait gentiment, m'offrait des gâteaux et un chocolat chaud, me demandait de m'asseoir et répondait à deux questions, jamais une qui pouvait m'avancer sur ma découverte de mon pouvoir. Puis il fermait les yeux, mettait une musique calme en fond et m'ordonnait de vider mon esprit.
Car voilà ce à quoi se résumaient mes visites : à de simples séances de méditations. Faire le vide dans son esprit, ne penser à rien, oublier l'œil ; tout un tas de conneries dont je n'avais que faire.
Mais aujourd'hui tout cela allait changer. J'étais décidé à ne pas recroiser bêtement les jambes, à fermer les yeux et à attendre que le temps passe. Je ne pouvais jamais vider mon esprit tout simplement car je trouvais cela ridicule au possible, que je n'en voyais pas l'intérêt et que je ne cessais de penser à tout ce temps que l'on gâchait et que l'on pourrait employer à mieux. Tandis qu'il méditait, de mon côté je ne cessais de me tourmenter à tenter de comprendre la finalité de l'exercice, à ressasser les questions que j'avais prévu de poser, à me demander pourquoi il ne voulait pas y répondre. Tout cela pour se lever, se saluer et se souhaiter une bonne fin de soirée.
C'était trop. Je ne pouvais plus.
Pas aujourd'hui.
Pas encore.
« Non, ai-je simplement dit. »
L'Ancien a affiché son sourire habituel qu'on ne pouvait plus naturel et m'a demandé à quoi je disais non. J'ai eu peur de répondre pendant un instant puis, serrant les poings, je pris mon courage à deux mains afin de lui dire le fond de ma pensée.
« Je ne veux pas recommencer à méditer, pas encore. Je ne vois pas l'intérêt et j'ai plein de questions à vous poser. Chaque jour qui passe je vois de plus en plus d'âmes et de plus en plus distinctement. Dans la rue, de ma fenêtre, parfois même dans le coin de ma maison. Je ne veux pas les voir regarder au-dessus de mon lit quand je dors, contempler leurs visages tristes à longueur de temps. Je dois le maîtriser, vite. »
Il a soufflé, longuement, a fermé les yeux et s'est mis à respirer calmement pendant quelques secondes. C'était une habitude qu'il avait quand il cherchait ses mots, voulant découvrir la réponse la plus juste possible à m'adresser, celle qui me ferait comprendre les raisons de tous ses actes sans pour autant me blesser. Bien entendu c'était quelque chose que je ne comprenais pas à l'époque.
Néanmoins, lorsqu'il a rouvert ses yeux, je savais que je ne pourrai rien redire de ce qu'il allait m'adresser. Et sa réponse fut brève.
« Tu n'es pas prêt. »
Et ce fut tout. Juste ces quelques mots suffirent à me faire comprendre que je ne faisais pas cela pour rien et qu'il savait où j'en étais. Il comprenait ce don mieux que moi, lui qui le couvait depuis des années. Il m'avait dit que l'œil était présent dès la naissance, que ce n'était pas une faculté qui apparaissait avec le temps. On avait l'œil ou on ne l'avait pas. Et dans ce cas ce vieil homme trainait mon fardeau depuis des décennies.
Néanmoins sa réponse ne parvint à satisfaire ma soif de connaissance. Et même si je ne répondis rien, il vit que la frustration qui brûlait en mon sein ne s'était nullement apaisée.
« Je comprends ce que tu ressens, a-t-il trouvé bon d'ajouter. Mais on ne maîtrise pas l'œil sans précaution. Durant mon existence j'ai beaucoup voyagé à la rencontre de gens qui comme nous pouvaient voir dans l'autre monde. Je connais les souffrances qu'apportent l'œil mais j'en sais aussi toutes les déviances. Je ne veux pas divulguer les secrets à quelqu'un qui n'en ferait qu'à sa tête. J'ai confiance en toi, Jake, mais l'œil possède un grand pouvoir que l'on ne peut mettre entre les mains de n'importe qui.
– Un grand pouvoir ?
– Tu es passé dans l'autre monde, pour un instant peut-être, mais cela suffit. Le temps, l'espace, la physique... Rien n'est identique au nôtre. Entrer dans l'Au-delà c'est prendre le risque de quitter ce monde tel que tu le connais. Tu ne sais pas quand tu en ressortiras, tu ne sais pas si tu pourras le quitter et ce que tu y verras. Nombreux ont perdu la tête à vouloir jouer avec ce don. Je ne laisserai pas cela arriver si je peux l'empêcher. »
Comme à mon habitude j'ai baissé les yeux puis, sans rien dire de plus, j'ai croisé les jambes, posés mes deux mains sur mes genoux et commencé l'exercice de méditation. Il fallait à tout prix que je fasse confiance à ce vieil homme et que je laisse tous mes autres sentiments de côté pour le moment. C'était le prix à payer pour maîtriser mes pouvoirs.
« Fais le vide dans ta tête, ai-je entendu au moment de plonger au fond de moi. Ne penses plus à rien. Et seulement quand tu auras atteint ce moment de plénitude absolue, essaie de te focaliser sur ce que tes deux yeux ne peuvent voir. Essaie de n'ouvrir que le troisième. »
Puis après cela il n'a rien ajouté, à peine un claquement de langue. J'ai compris que c'était le signal du début de l'entraînement, du commencement d'une longue heure de silence. Mais cette fois il fallait que je me concentre, que je laisse toute ma frustration, ma peur et ma colère de côté.
Je voulais le vide.
J'ai plongé.
C'était comme descendre au plus profond d'un tunnel, explorer une caverne dont chaque recoin est dangereux. Un long escalier qui s'étend devant moi m'appelle, m'invite à le descendre une marche après l'autre. Quelques torches brûlaient sur les côtés, éclairant faiblement le passage que je devais emprunter pour descendre tout au fond de moi. J'avais peur. Peur de ce qui pouvait se trouver à chacun de mes pas, peur de ce que je pouvais découvrir en descendant au fond, peur de moi.
Mais j'ai fait un pas, le premier. Si le prix à payer pour maîtriser mes pouvoirs et ne plus souffrir était de me découvrir, alors je briserai cette barrière. Ma détermination l'emporterait.
Néanmoins j'étais loin de m'imaginer ce qui m'attendait en bas, ou bien même tous les pièges que mon esprit disposait sur le chemin.
Dès la première marche descendu, ce fut le visage de mon père qui s'intercepta en travers de ma route. Une fois encore je voyais son regard calme, ses cheveux bien coiffé, ses vêtements sans un pli... Puis sa ceinture, se levant brusquement et claquant. Sa voix tout aussi calme que ses yeux qui me traitaient d'immondices, de parasites, de fils indigne. Les paroles habituelles sur la banque, sur le flambeau que je me devais de reprendre, sur tous ces mercredis passés à attendre dans son dos pour pouvoir un jour avoir l'immense honneur de lui succéder.
Je me suis concentré, j'ai respiré et je l'ai ignoré. Pour descendre à la prochaine marche.
Puis sans me soucier de rien j'ai continué à descendre. Au bout de quelques pas les visages de ma sœur et de ma mère me sont apparus. La bouche d'April s'est ouverte, doucement et j'ai pu percevoir quelques mots.
Pourquoi tu nous as abandonné ? Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? Je suis seule. Seule. Seule.
Mais j'ai continué. De l'extérieur il était certain que je devais être en train de pleurer comme un enfant. Mais ici je gardais la tête haute et poursuivais ma descente, je n'avais pas vraiment le choix. Plus bas j'ai vu Mila, ses cheveux roux, son regard angélique et sa main blanche se tendant dans ma direction. Contrairement à mes autres visions elle ne disait rien, se contentant de me regarder calmement.
Je me demandais alors jusqu'où j'étais descendu pour découvrir mes sentiments à nu. Car c'était de cela qu'il s'agissait, de la vision d'un amour naissant pour la jeune fille, d'une complicité et d'une amitié forte qui se changeait faiblement en quelque chose d'autre. Une sensation dont je n'avais pas conscience mais que les strates les plus profondes de mon esprit détenaient en leur sein.
Je continuai à avancer, toujours, ignorant la moindre de ses visions, faisant fi des souvenirs qui surgissaient devant moi. L'enfant dans la forêt, le mercredi après-midi à la banque, la vieille dame qui réveilla mon père en se demandant comment il était possible de me faire subir tout cela, ma sœur, la bataille de boule de neige avec Mila, un poulet grillé en famille à Rovia...
Ce n'était que des souvenirs, rien de plus. Des craintes, des passions, des regrets et des souvenirs douloureux ou heureux. Voilà ce que je voyais au fur et à mesure de ma descente.
Jusqu'à ce que je le croise.
Lui, tout au fond de ma tête il résidait. Je l'avais chassé jusqu'au plus profond de moi afin d'être en mesure de l'oublier. Mais on n'oublie jamais ; même si dans le cas présent je ne savais d'où il venait.
Le crâne chauve, une seringue à la main et un sourire sarcastique. Voilà ce qui caractérisait la vision qui se tenait devant moi et ne surgissait que dans mes cauchemars. Tapie au fond de mon esprit, elle attendait que je m'endorme afin de trouver la moindre faille dans laquelle s'engouffrer.
« Sujet 26 de l'orphelinat de Fan, veuillez-vous avancer. Nous allons faire un test complet de chacune des parties de votre corps. »
Ce n'était pas une simple voix dans ma tête comme pour mon père ou ma sœur juste avant. Il s'agissait de quelque chose de réel, des paroles fermes que j'entendais distinctement. Ce docteur n'était pas une simple vision, tout comme dans mes cauchemars. Il était réel.
J'ai commencé à hurler, intérieurement et extérieurement aussi sans aucun doute. Et lui, dans le plus grand des calmes, continuait de me parler, moi, le sujet 26. « Il paraitrait qu'il y a eu un peu de grabuge hier soir, concernant vous et votre ami le Sujet 78. Sachez qu'il y aura quelques sanctions à ce sujet. »
Il a tiré sur sa seringue, j'ai hurlé.
Puis est arrivé une sorte de tremblement de terre, comme si tout autour de moi était en train de s'effondrer. Puis mon esprit fut emporté vers l'arrière, trainé dans l'escalier et ramené à la surface.
J'ai respiré un grand coup, regardé l'Ancien droit dans les yeux. Il avait l'air inquiet, c'était la première fois que je l'ai vu dans cet état.
« Tu es descendu assez profond pour aujourd'hui, m'a-t-il annoncé. Beaucoup trop profond. Cela dit tu as fait aussi d'énormes progrès, nous allons nous en tenir là.
– Nous venons à peine de commencer. »
Il s'est arrêté, m'a tendu une assiette de gâteaux au chocolat en m'invitant à en prendre puis a insisté pour mettre un terme à la séance. « Cela fait trois heures que tu es en plongé, Jake. Et j'ignorer ce que tu as découvert au fond mais il est inutile que tu en vois plus. Cela suffira pour le moment. »
J'ai croqué dans un gâteau sans vraiment réalisé ce qu'il venait de se passer. L'Ancien a passé sa main dans mes cheveux et s'est contenté de quelques mots : « Je suis très fier de toi. »
Un vent de chaleur a soufflé.