Chapitre 3 : Privilège
La Grand-Porte en moins, les soldats de la République pouvaient librement s'engouffrer à l'intérieur des quartiers qui restaient avant le château. Notre seule et unique chance résidait en la résistance de nos propres soldats.
Notre petit groupe s'était arrêté à la fin de la ruelle, juste à la rue centrale. Je jetais un bref coup d'oeil, observant ce qu'il se passait dans la mêlée, plus loin. Bien entendu, la vision que j'avais n'était pas pour me plaire, mais je devais faire avec. C'était un véritable chaos, dans les rangs de notre armée, ou ce qu'il en restait. Les plus éloignés fuyaient plutôt que de se battre. Les retardataires, les blessés et les plus courageux, eux, combattaient et périssaient.
- Que se passe-t-il, Erkhan ? Que voyez-vous ?
La question de Farrell me fit tourner la tête vers lui. Il gardait son calme, mais je lisais de la peur dans ses yeux. Mon compagnon Pokémon me tirait par la jambes, et je lisais la même chose.
- Sala ?
Il avait peur, et il le cachait parfaitement bien. Mais nous étions liés, et je savais ce qu'il ressentait. Et il ne me le cachait pas, quand il s'adressait à moi. Il avait confiance en moi, tout comme mon prince plaçait sa confiance sur mes épaules. Et je ne pouvais assurément pas échouer. Je les observais tous deux un court instant. Puis je leur souriais, comme si ce que j'avais vu n'était rien. Je devais les rassurer. Au moins pour qu'ils ne faiblissent pas pendant l'action. J'avais vu le bras de Farrell trembler à mesure qu'il portait une épée à la main. Et la flamme de Salamèche vaciller à chaque hurlement.
- N'ayez pas peur. Nos soldats ont perdu du terrain, mais il nous reste encore du temps pour fuir. Pour l'heure, nous ne devons pas hésiter. Nous ne pouvons nous permettre un seul moment d'égarement. Surtout vous Farrell.
Il me regarda, puis acquiesça. Il secoua ses bras, comme pour se débarrasser d'une gêne, et finalement s'avança jusqu'à la limite de la ruelle. Il me regarda, puis observa la petite rue en face. Salamèche fit de même, se positionnant aux côtés du prince.
- Allons, Erkhan, nous attendons que vous nous fassiez signe.
- Bien, mon prince.
Il ne répondit pas. En jetant un œil dans les environs, j'avisais le corps d'un de nos archers, sans vie, une flèche lui ayant perforé le flanc. Il avait gardé son arc et son carquois, encore rempli à moitié de flèches. Quelqu'un lui avait fermé les yeux et j'en déduisais qu'il avait fui les combats, blessé, pour retrouver sa famille. Dans le meilleur des cas, en tout cas. Peut-être un voleur l'avait-il assommé pour lui prendre le peu d'argent qu'il avait obtenu en combattant pour son royaume.
Je lui prenais son arc, ainsi que le carquois. Qu'il ait pu être aux côtés d'Arceus ou d'un autre dieu, il n'avait plus besoin de cela.
Je me positionnais à l'extrémité de la ruelle, jetant un bref coup d'oeil jusqu'au lieu de la mêlée, constatant que les combats se rapprochaient. Nous n'avions plus beaucoup de temps. Regardant en face, j'avisais la présence de la tour de guet est qui donnait sur le fleuve près de notre capitale. Si nous pouvions, à ce moment, courir… Mais les rues étaient sinueuses, pleines d'impasses. La moindre erreur pouvait nous coûter la vie.
Enfin, une petite éclaircie pointa le bout de son nez. Nos soldats avaient repris le combat, nous donnant une chance de fuir. Je fis signe à Farrell qui se mit à courir en direction de la ruelle, Salamèche sur les talons. Ils en étaient à la moitié du chemin de la grande rue qu'un petit détachement de nos ennemis, ayant franchi les lignes alliées, se mit à gueuler en voyant les deux fugitifs. Ils étaient bien trop près pour que le prince ait pu fuir sans encombre. Il me fallait agir sans tarder, et je compris que prendre l'arc avait été une réaction plus utile que ce que j'avais cru.
Le chef du détachement portait une tenue différente de ses subordonnés, plus lourde certainement. Il rugit un ordre, et deux de ses soldats commencèrent à courir pour rejoindre les fuyards. Je ne leur en donnais pas le temps. J'encochais déjà une première flèche, bandais l'arc, visais brièvement, et décochais mon trait. Il fusa comme l'éclair, sans pour autant toucher ma cible, si ce n'était un tonneau d'alcool plus loin. Si mon tir était un raté complet, l'effet qu'il provoquait restait satisfaisant. Les soldats ne comprirent pas d'où venait le trait, avant de diriger leur regard vers l'origine du tir, avisant ma présence. Toute l'escouade se mit à charger vers moi. J'en comptais six, heureusement non accompagnés de Pokémon. C'était là ma chance de m'en sortir. Ils avaient encore une bonne distance à parcourir avant de me rejoindre, aussi encochais-je une autre flèche. Cette dernière fila comme le vent, et perça le ventre d'un premier soldat. La seconde décochée ne fit qu'érafler au visage l'un d'eux. La troisième perça la jambe d'un autre. Mon talent à l'arc n'égalait clairement pas ma maîtrise des épées, je mettais donc l'arme de tir en bandoulière. Ainsi, je me retrouvais avec trois adversaires face à moi, les trois autres derrière étant blessés.
Le premier à attaquer n'était autre que le chef d'escouade. Il maniait une pique, plutôt grande, alourdie par un embout métallique pointue. Le seul danger était l'allonge. Je craignais devoir affronter les deux autres, quand Farrell et mon compagnon Pokémon revenaient en courant. L'envie me prie de leur hurler de fuir, mais l'imminence du combat m'en retint. Qui plus est, j'avais besoin d'aide pour ce combat.
- Alors, mon gars, tu cherches à te barrer, heh ? Tu n'aides pas la République à prendre le pouvoir ici ?
Je ne répondais pas. Je dégainais ma rapière, le faisant taire par la même occasion. Apparemment, il avait espéré pouvoir éviter le combat en essayant de me convaincre. Espéré, seulement. Le combat ne le repoussait pas non plus.
Il fit un pas de côté, croyant me faire tomber dans son petit jeu de mouvements. À la pique, il devait tenir la distance suffisante entre lui et moi. Si nous nous tournions autour, je ne faisais que lui donner ce qu'il voulait. Du temps pour frapper, et de la distance pour se protéger. Au lieu d'effectuer un pas dans le même sens que lui, je m'avançais vers lui, l'obligeant à lever sa pique pour parer une éventuelle frappe. Qui ne vint pas. Je devais le laisser engager le combat, pour planifier mes coups en fonction de mon opposant.
En attendant sa frappe, j'observais mon ennemi. Il était casqué, ce qui empêchait toute attaque directe vers la tête. Cependant, la protection restreignait son champ de vision, me conférant un léger avantage sur lui. Son armure semblait solide, et également plus légère que ce que j'avais l'habitude de voir pour ce genre d'armure. Il gagnait donc en rapidité et en défense. Le sergent ne devait pas être d'une excellente constitution, étant donné sa carrure assez peu développée pour celle d'un soldat. Le dernier point était son inexpérience flagrante dans le maniement de la pique. C'était ma meilleure chance.
Il leva soudainement son arme, se mettant à rugir tout aussi subitement, et l'abaissa là où je me trouvais. Il me suffit d'un pas sur le côté, puis de deux vers l'avant, pour me retrouver trop proche de lui pour qu'il puisse reprendre l'assaut. De là, je n'avais qu'à frapper. J'effectuais un rapide moulinet de la main, taillant dans les mollets, provoquant un grognement de douleur. Je renchéris par une taillade au niveau des bras, membres qui manquaient de protection à partir du coude. Le sang se mit à gicler, tâchant le sol, les armes et les tenues de chacun. Il me suffit de faire un pas vers l'avant, de plaquer ma lame contre la gorge du soldat dans la foulée, et de me décaler en continuant de faire pression sur l'épée. Je sentis que quelque chose cédait, puis un gargouillis me parvint. Dans la manœuvre, j'avais dépassé mon adversaire, exposant mon dos. Mais je ne m'en inquiétais pas, le résultat étant certain. En jetant un regard vers le soldat tibaréen, je remarquais les morsures sur ses bras et jambes. Et la marque au niveau du cou me laissait présager de son sort. Je n'avais pas le temps de l'achever, malheureusement. On ne pouvait accorder ce genre de privilèges qu'aux duellistes, lorsque le combat était à mort, jusqu'à l'abandon de l'un des deux combattants. En pleine guerre, le temps était un luxe que même les nobles avaient du mal à s'offrir.
En regardant vers mes compagnons, je voyais bien qu'ils avaient pu venir à bout des deux autres soldats. Il n'y avait plus traces des trois retardataires.
- Erkhan, il nous faut fuir. Nous n'aurions pas dû les combattre.
- Non, effectivement, nous n'aurions pas dû, tout comme vous n'aviez pas à revenir pour m'aider, mon prince !
Il me regarda un court instant, comme choqué par ma réaction. Je me mis à marcher avec hâte vers les ruelles, et plus particulièrement vers la tour, l'entraînant lui et Salamèche dans mon sillage.
- Mais vous auriez pu être tué, Erkhan ! Mourir n'est donc rien, pour vous ?
- Mourir n'est rien tant qu'il s'agit de respecter la parole que j'ai faite à votre père, sire ! Si je dois donner ma vie pour vous protéger, ainsi soit-il. Quant à vous, donner votre vie pour votre précepteur est peut-être un acte honorable, mais ce n'est pas ce qui sauvera votre royaume.
- Vous parlez comme si mon père était déjà mort.
Effectivement. Je parlais comme si mon ami était mort. Mes réactions chamboulaient Farrell, lui qui croyait bien faire. Mais il avait encore plusieurs choses à apprendre.
- Il est peut-être déjà mort depuis longtemps, ce qui ferait de vous l'héritier légitime du trône d'Emal.
- Ils ne peuvent pas le tuer, il est le Roi !
- Et parce qu'il est le Roi, il représente une menace, tout comme vous en êtes une pour eux, Farrell ! Cessez donc d'agir comme un prince, et reprenez-vous en tant que Roi, mon garçon.
- Mais… Ce que vous dîtes n'a aucun sens… S'ils le tuent, ils provoqueront une rébellion dans tout le royaume !
- C'est exactement ce qu'ils souhaitent. La République veut réprimer toute révolte dans la région. Ils veulent asseoir leur autorité en éradiquant nos armées, et en matant les rebelles qui surgiront de partout. S'ils y arrivent, alors ils triompheront. En tuant le Roi, voilà ce qu'ils espèrent accomplir.
- La royauté n'a-t-elle donc aucune valeur à leurs yeux ?
Je me taisais, continuant de le tirer à travers les rues. Je voyais la tour, plus loin devant. Je me retournais, profitant du calme pour clore la discussion.
- Les rois n'ont d'autres privilèges que de mourir, assis sur leur trône. C'est ainsi que le voit la République, Farrell. Et pour la première fois de toute l'histoire de votre lignée, vous serez le Roi qui combattra pour son royaume à la tête de rebelles. Et vous mourrez peut-être en tant que premier Roi à succomber les armes à la main. Mais je ne vous l'espère pas, mon garçon. Maintenant, fuyons cette ville. Nous avons perdu la capitale dès lors que nous avons été assiégés.