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» Auteur : Xabab - Voir le profil
» Créé le 28/01/2015 à 11:42
» Dernière mise à jour le 12/03/2015 à 19:50

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Chapitre 17 : Ouvrir les yeux
« Je dois t'embrasser pour que tu te réveilles ou tu vas finir par y arriver tout seul ? »
Encore dans les vapes j'ai entendu sa voix résonner dans ma tête. Dans la dimension dans laquelle je me trouvais, celle du sommeil, je n'ai pas reconnu directement d'où elle provenait. Elle me paraissait angélique, intemporelle et presque venant d'un autre monde. Mais ce n'était pas le cas et le pincement que je ressentis au niveau du bras me le confirma.
Je retins un hurlement et, me dressant subitement su mon lit, me retrouvai face à la fillette qui m'avait sauvé du froid la veille et que l'univers des rêves m'avait fait oublier l'espace d'une nuit.

« Quelle heure est-il ? lui demandai-je en me levant péniblement, frottant mes yeux afin de me sortir de ma torpeur.
– Presque midi et mes parents t'attendent. »
Á cette idée je me redressai brutalement et sautai au pied du lit, presque terrifié à l'idée de déranger mes hôtes. Ce n'était pas la politesse que m'avait enseigné ma mère et je me trouvai subitement troublé.
« Il fallait me prévenir, je ne voulais pas...
– Papa m'a demandé de te laisser te reposer, a-t-elle avoué en souriant, il préférait que tu sois en forme pour rencontrer l'Ancien. Personnellement j'étais partante pour sauter sur ton visage à pieds joints et si tu insistes je le fais demain dès les premières lueurs de l'aube.
– Très drôle. »
Elle s'est mise à rire et j'ai baissé les yeux. Mila avait un sens cinglant de la répartie qui n'allait que s'affiner avec l'âge. Ce n'était pas la dernière fois qu'elle me remettait en place dans le but de s'amuser.

« Je t'attends en bas, me dit-elle d'un ton plus calme et amicale. Prépare-toi, on mange dans dix minutes. »
Il me fallut bien moins de temps pour me retrouver en bas. Juste le temps d'enfiler des affaires que ma nouvelle famille avait déposé au pied de mon lit. Rien de trop extravagant. Un caleçon visiblement neuf, une paire de chaussette chaude, un tee-shirt, un jean et un pull-over ; celui-ci allait d'ailleurs m'être particulièrement utile. De la fenêtre je pouvais apercevoir un manteau à la pâleur enivrante qu'un géant avait déposé sur le village.
Quand je le découvris juste après m'être habillé, je restai un instant béat à le contempler. De là où je venais la neige était rare. Il arrivait le plus souvent qu'il n'en tombe pas un flocon durant tout l'hiver.

Je n'avais jamais vu une neige aussi épaisse, du moins pas dans la réalité. Bien entendu il m'était arrivé de fantasmer devant les films de Noël présentant un décor entièrement blanc et rouge, deux couleurs se mariant à la perfection. J'avais vu à la télévision des villages recouvert par la neige, le toit caché sous une couche de blanc, les cheminée crapotant quelques nuages grisâtre, les traces de pas entre les masures et le gel sur les fenêtres. Mais c'était bien la première fois que je le voyais dans la réalité.
Et comme chaque chose belle que l'on découvre pour la première fois de sa vie on ne peut s'empêcher d'y laisser vagabonder le regard pendant quelques minutes. Au-delà de la beauté de ce paysage j'aimais l'ambiance calme qui s'en dégageait, l'idée que la nature prenait aussi du repos en offrant à ses créations une vue imprenable.
Je n'avais qu'une seule envie : sortir et me jeter dans le froid glacial de cette fin d'automne.

Mais une question s'imposa subitement dans mon esprit à l'énonciation de cette saison : où se situait Rovia pour qu'il neige avant l'hiver ? Combien de temps avais-je passé véritablement dans ce bus et où étais-je arrivé ? Encore des réponses qu'il me faudrait trouver auprès de mes hôtes ou de l'Ancien dont la rencontre était prévu un peu plus tard dans la journée.
Sans attendre un peu plus devant cette fenêtre, ne voulant pas faire attendre plus longtemps la famille qui prenait soin de moi, je descendis dans la pièce principale de la maison.

Charles était assis à table, le journal devant les yeux et une pipe dans la bouche, sa fille lisant par-dessus son épaule. Elisa de son côté était aux fourneaux, peaufinant visiblement le poulet fumant dont l'odeur transcendait la pièce en y ajoutant quelques épices.
Je me demande ce qu'aurait dit mon père en voyant la scène...
Fumer... Et près de ses enfants en plus de cela. Se pourrir la vie et détruire celle des autres ; une honte. Des parasites encore.
Il était toujours question de parasites avec lui de toute manière. Á partir du moment où l'on ne rentrait pas dans le schéma classique du bon père de famille avec un bon travail et des enfants qui succéderaient à la tâche ingrate l'on devenait des parasites.
Mais je secouai la tête, il n'était pas nécessaire de penser à lui maintenant. Pour tout dire il ne fallait plus que j'y pense du tout, que je l'oublie définitivement en me mettant dans l'esprit que c'étaient ses défauts qui m'avaient conduit à fuir.
Grave erreur. J'allais découvrir que ce n'était pas si aisé d'oublier les gens de notre famille, et ceux quand bien même nous nourrissons une haine féroce à leur encontre.

« Bonjour, Jake, me salua le père de famille en relevant la tête de son journal avec un grand sourire. J'espère que tu as faim car Elisa en a fait énormément ce midi. »
Timide, je répondis par un sourire tandis que sa femme apportait le poulet fumant et appétissant sur la table. Cela fait elle s'approcha de moi, se baissa et déposa un baiser sur mon front.
« Il exagère, on arrivera à le manger en entier.
– La question est de savoir en combien de repas, répliqua son mari, ce qui eut pour effet de nous faire rire tous ensemble. »
Et sans rien ajouter nous prîmes place. J'avais encore les joues rouges à cause du geste naturel de la part d'Elisa, de ce baiser contre mon front. C'était l'attention d'une mère, des sentiments partagés quelques heures après une rencontre. Et en cela je me sentis de plus en plus chez moi.

« Donc, lança Charles une fois que les assiettes furent pleines, je vous explique le programme de cette après-midi. Tout d'abord j'amène Jake chez l'Ancien, je l'ai prévenu ce matin de notre visite et il est au courant de tout. Il t'attend avec impatience. Je ne sais pas combien de temps va durer le rendez-vous mais cela pourra prendre quelques heures. »
J'hochai la tête sans rien ajouter pendant qu'il enfournait un morceau de volaille dans sa bouche et buvait une gorgée d'eau.
« Cela fait Mila t'attendra pour te faire visiter le village. Je vous laisse toute l'après-midi de libre pour vous amuser. Après tout on est dimanche et c'est un jour de repos. Par contre je veux que dès demain tout le monde se mette au travail. Le matin c'est école, ne t'en fais pas Jake tu es déjà inscris, et l'après-midi il y a besoin de main d'œuvre pour dégager les chemins. La neige va tenir quelques jours et va rapidement empêcher le passage des bêtes. »

Il continuait de parler mais je n'écoutais plus. Un seul mot résonnait dans ma tête.
Dimanche... Nous sommes dimanche et c'est un jour de repos.
Les craintes que j'avais ressentis dans la chambre face à ce manteau de neige étaient fondées : le temps ne s'écoulait pas à l'identique dans les deux mondes. J'avais fuis un mercredi soir en rentrant de la banque, nous étions un jeudi. Ce n'était pas une simple nuit que j'avais passé dans le bus, ni une seule journée au milieu des champs de maïs ; c'était bien plus.
« Quel jour sommes-nous ? ai-je brutalement demandé. »
Charles est resté interloqué quelques secondes, comme s'il avait affaire à un enfant déconnecté de la réalité, et c'est sa femme qui a pris la parole : « Le 15 décembre, c'est bientôt Noël, tous les enfants savent la date par cœur à cette époque de l'année. »

Et elle avait raison. Aucun enfant ne peut décemment oublier la date quand l'on parle du mois de décembre tant l'attente de Noël le rend fébrile. Mais ce n'était absolument pas mon cas. Et pour cause, pour moi nous n'étions pas encore en décembre. C'était le milieu de l'automne, là où les feuilles commencent à peine à tomber.
« J'ai quitté ma maison il y a plus de deux mois, ai-je avoué en baissant les yeux. Et pourtant il me semble que c'était hier. »
La famille a gardé le silence et, contre toute attente, ce fut à Mila d'apporter la solution.
« C'est à cause du Troisième Œil. L'Ancien apportera sans doute des réponses à ces questions. On ne peut en dire autant de nous. »

Son père a approuvé d'un signe de tête et a repris son repas, dans le silence. Tout le monde en fit autant et j'en profitai pour me plonger dans mes pensées.
Comment est-ce possible ? Je peux avoir passé plus de deux mois dans ce bus sans même m'en rendre compte ? Ce n'est pas humain... En même temps qui irait jusqu'à dire que mon don est humain ? Ce n'est pas le cas. Un humain normal ne voit pas les morts se balader dans les rues de sa ville et ne monte pas dans le bus fantôme d'un homme mort.
« Je suis désolé de ne pas pouvoir t'être plus utile que cela, Jake, m'avoua Charles. Néanmoins nous sommes là pour toi. L'Ancien t'apportera des réponses et t'aidera sans aucun doute pour maîtriser tes capacités. En revanche avec Elisa nous sommes là pour tout le reste. Tu peux rester ici autant qu'il te plaira.
– On ne remplacera jamais tes parents, reprit sa femme, rassura-toi. Mais nous pouvons t'aider à vivre normalement, comme dans une vraie famille. »

Je ne savais que dire. Une larme a coulé le long de ma joue mais je me suis empressé de la sécher d'un revers de main. Je me suis tourné vers Mila, m'attendant à une remarque cinglante, mais elle n'a rien dit. Elle s'est contentée de me sourire et je me suis contenté de remercier ses parents avec toute la sincérité dont je pouvais faire preuve.
Puis le repas a continué, dans la joie. Nous n'avons plus parlé de mon don, de mon arrivée, de ma visite à l'Ancien ou de mon passée. Les discussions se sont contentées de tourner autour de sujets divers comme la vie au village, la neige qui allait perturber la vie de Rovia pendant sans doute quelques semaines, Noël qui approchait à grands pas... En soit aucune conversation ne sortait de l'ordinaire. Et en cela je les aimais.

Plus besoin de faux-semblants, d'une vie à cent à l'heure qui se dirige vers le mur de la fin le sourire aux lèvres, de la course à la gloire et de l'immortalité du père.
Je riais presque en mangeant, des larmes manquaient de dévaler mes joues sans que j'y puisse quoi que cela. Je pense que toute la famille le remarqua ce midi et pourtant aucun n'en dit rien et ils se contentèrent de poursuivre leurs discussions. Bien entendu ces émotions n'étaient que passagères, uniquement le fruit d'un changement brutal dans ma vie qui me prenait de court et me comblait de bonheur.

« L'Ancien va nous attendre si on ne se dépêche pas, m'a lancé Charles une fois la table propre et la vaisselle rangée sur le bord de l'évier. Je vais t'accompagner là-bas pendant que les filles rangent un peu. Mila te rejoindra ensuite comme convenu.
– Très bien. »
Je ne savais pas quoi dire alors je me contentai de deux mots. Le repas m'avait fait oublier que j'allais rencontrer l'homme dont j'entendais parler depuis ma fuite.

Et pour tout dire cela me faisait peur. Plus le temps avançait et plus je me faisais des idées de la représentation de cet ancien. Déjà dans ma tête se glissaient les images clichées d'un vieil homme à la barbe pendante et aux cheveux longs et blancs, fumant un calumet et parlant par énigmes. J'étais intimidé à l'idée de rencontrer une telle personne, ce qui bien heureusement n'arriva jamais, mais ce n'était pas la seule raison.
Au fond de moi j'étais terrifié par les paroles que nous allions échanger. De tous ceux que j'ai connu il était visiblement le seul à en savoir plus que moi sur ce qu'il m'arrivait depuis mon enfance, ce que les gens de Rovia appelait le Troisième Œil et que je nommais en secret ma malédiction.
Des tonnes de questions se bousculaient dans mon esprit. Et, arpentant le village vers sa maison, mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine, ce qui n'échappa à la vigilance de mon père de substitution.

« Tu n'as pas à avoir la moindre crainte, me dit-il en posant sa main sur mon épaule. L'Ancien est quelqu'un de doux, qui sait expliquer ce qui est dur en faisant en sorte de ne pas blesser son interlocuteur. Il sait s'y prendre avec les enfants et connait les ficelles permettant de simplifier une vie ; cette rencontre ne sera pas différente.
– Et si jamais je découvre des choses sur moi que j'aurais préféré ne jamais savoir ?
– Alors il te faudra vivre avec et les accepter. Car tu n'as rien demandé de tout cela et tu es un enfant qui doit profiter de la vie comme tous ceux de son âge.
– Je vois les morts, je ne pourrai jamais être comme les autres.
– Pourtant tu l'es. »

Il n'a pas ajouté un seul mot mais n'a pas enlevé sa main de son épaule ; je pense ne jamais être en mesure de le remercier pour ce geste. Durant le restant de notre marche je ne prêtai aucune attention au village que je n'avais vu que de nuit, aux quelques personnes qui défilaient dans les rues ou même à la neige qui m'avait fait fantasmer moins d'une heure avant.
Mon esprit était fixé sur l'Ancien dont Charles poussa la porte quelques minutes plus tard.

Vous savez ce qu'est la peur, tout le monde la connaît. Cette ignoble femme drapée de noir qui s'amuse à faire trembler votre cœur, couler vos larmes du bout de sa lame et jouer de vos plus sombres craintes. Vous connaissez ce sentiment qui vous fait perdre toute notion du temps ou de l'espace, qui réduit le monde à un point sur lequel votre âme toute entière se consume pour oublier le reste du monde.
Pendant tout le temps passé dans les rues du village, je n'ai cessé de transpirer et de ressentir la peur. Mais lorsque la porte s'est ouverte, lorsque je me suis retrouvé dans cette petite maison en bois au fond de laquelle crépitaient les flammes d'une cheminée, la peur fut chassée par la terreur qui me cloua au sol.
Un point, plus rien. Quelques secondes paraissant des heures.
Puis tout retombe et l'univers revient à la normal.
Elle m'avait quitté aussi rapidement qu'elle avait fait de mon corps son nouveau cocon.

Et pour cause l'Ancien n'avait rien de terrifiant. Sa maison était une petite masure sympa composé d'une seule pièce au rez-de-chaussée avec sans aucun doute, comme chez mes hôtes, une extension à l'étage. Un petit salon meublé faisait office de coin à vivre, possédant canapé et fauteuil confortable. Pas de grande table comme l'endroit où je vivais désormais, sans doute car il vivait seul, et une petite cuisine meublé où tout semblait scintiller de propreté. Au fond, près de la cheminée dans laquelle rutilaient les braises, une commode laissait s'entreposer foule de bibelots : petits cadre photo, bougies, vase agrémenté de fleurs... Le reste de la décoration se résumait à des tableaux accrochés aux murs, des peintures représentant de grands combats de pokemons ; une vision qui eut pour effet de me faire rêver.
D'apparence il s'agissait d'un lieu de vie comme les autres, le repère d'un petit vieux qui venait y couler ses jours dans la paix et la tranquillité. Et c'était parfaitement la description qui collait à l'Ancien.

Ce dernier semblait touché par les affres du temps et pourtant en pleine forme. Et cela quand bien même son apparence le faisait paraître fou par moments.
Vêtu d'une veste élégante, d'un pantalon et d'un chapeau des plus soignés, il n'avait pourtant pas prit le soin de mettre autre chose à ses pieds que d'énormes chaussons roses à têtes de Rondoudou ; une dissonance qui frappa mon regard et m'amusa intérieurement. Mais cela ne s'arrêtait pas là puisque cette dissonance semblait être l'une des particularités de l'homme qui se trouvait en face de moi. Sa moustache finement taillée remontait à gauche et tombait à droite. Un peu plus haut sur son visage, ses cheveux qu'une mèche rabattait sur le côté avait pris soin d'entrer en guerre contre une mèche folle qui se dressait impétueusement sur le haut du crâne, faisant échos aux quelques poils qui en faisaient de même dans sa barbe. Et comme si le destin lui-même avait désiré marquer le vieil homme d'une parfaite asymétrie, l'une de ses oreilles lui manquait partiellement, sans doute dévorée au cours de sa jeunesse suite à un accident.

Mais cela ne me fit pas reculer, le vieil homme avait quelque chose dans son sourire qui me mettait en confiance. Ses rides s'écartaient tandis que sa bouche s'élargissait sur son visage et ses yeux foncés semblaient briller d'une lueur amicale. La même que celle qui brillait toujours chez le père de Mila, ce qui me fit rappeler le lien de parenté entre ma nouvelle amie et ce vieil homme.
Charles me poussa dans le dos.
« Allez, entre. »
J'ai fait un pas et il a continué, à l'attention de l'Ancien cette fois. « Je te le laisse, papa. Tu as tout ton temps. »
Puis il a fait demi-tour et refermé la porte derrière lui. Je me suis retrouvé seul avec l'Ancien.

« Allez, viens t'asseoir, m'a-t-il dit en me montrant la petite table ronde et en faisant crisser sur le parquet ses chaussons Rondoudou, on a beaucoup de choses à se dire et très peu de temps. »
J'ai obéit et tiré une chaise. Sur la table avait été préparé tout un assortiment de gâteaux, deux tasses et une bouilloire encore fumante.
« Tu veux un peu de thé ?
– Je viens de manger, merci mais...
– Un peu de thé, a-t-il reprit en souriant et en me versant de l'eau chaude dans ma tasse. Tiens, le petit sachet. Faut qu'il trempe sinon tu n'auras pas de goût. Et crois-moi il n'y a pas au monde moins bon que de l'eau chaude. Excepté peut-être du purin de Chevroum. Mais ne va pas croire que j'en ai mangé, c'était un accident. »
J'ai étouffé un petit rire pendant qu'il me tendait le plat de gâteau. J'avais beau avoir le ventre plein et vouloir user de manières de politesse, je n'ai pu me retenir de prendre celui au chocolat qui trônait fièrement au milieu des autres.

« Bien, a repris l'Ancien avec un grand sourire. Déjà je ne veux pas que tu m'appelles par ce nom que tout le monde me donne, j'ai l'impression d'être le vieil aigris du village. Albert est mon vrai nom, ne t'avises pas de m'appeler autrement.
– D'accord. Vous...
– Et je veux du tutoiement. Ou pas d'autres gâteaux. »
Il tira l'assiette dans sa direction et mit sa menace à exécution en dévorant l'une de ses proies. Le vieillard était un phénomène mais il me plaisait.
« Je voulais juste savoir si vo... si tu allais pouvoir répondre à toutes mes questions.
– Sans doute pas. Mais une grande partie sans le moindre souci. Et nous allons même faire bien mieux que cela : nous allons apprendre à canaliser le Troisième Œil. »

Un vent de libération a soufflé en moi. J'ai croqué dans un gâteau et ai poursuivi.
« Pourquoi le Troisième Œil ?
– Pour ses capacités, je pense que c'est le meilleur moyen de le nommer et mon maître disait souvent que ce nom collait parfaitement au don que nous possédons.
– Vous aviez... tu avais un maître ?
– Oui. Et il avait un maître avant qui en avait eu aussi un, comme je serai le tien pour le moment. Cette capacité ne remonte pas à quelques années, je suis loin d'être le premier à être capable de voir les morts et d'interagir avec leur univers. Cela remonte à la nuit des temps. Des pokemons comme Gardevoir en sont parfaitement capables, d'autres le font mais sans même s'en rendre compte et parmi les humains certains l'ont reçu. Beaucoup de mythes antiques en parlent. »
Je n'ai rien répondu et j'ai continué à écouter, buvant ses paroles.

« Tu as sans doute déjà entendu parler d'Orphée mais je doute qu'une petite piqûre de rappel fasse du mal. Dans la légende l'on dit qu'Orphée était un magnifique jeune homme intelligent et beau qui savait en jouant de la lyre charmer les femmes, les déesses et même les pokemons. Il était aimé, ses chansons donnaient lieu à d'immenses représentations et on écoutait chacune de ses compositions de l'oreille la plus attentive. Mais il aimait aussi une femme, Eurydice, que l'on dit appartenir à la caste des dryades, des déesses des bois. La légende raconte qu'elle était aussi belle que lui, voir plus encore. Mais le jour de leur mariage elle fut mordue à la cheville des crocs d'un Arbok. Le poison fut fulgurant et elle mourut avant même que ne s'étende le crépuscule. Et Orphée, plongé dans un profond chagrin, cessa de composer et se voua à vivre dans le seul but de la retrouver. Et il y parvint.
Orphée pénétra dans le monde des morts et descendit au plus profond de ce dernier. Et là, face au dieu qui régnait sur ces terres riches qui ne font que grandir, il demanda la restitution de la belle Eurydice. Et le dieu, qui n'aimait pas que l'on vole ses richesses, lui accorda à ce qu'il la prenne à une condition : qu'il ne se retourne pas au moment de quitter les enfers. Mais le cœur d'un homme est fragile et le dieu usa de sa ruse pour attirer son attention. Un bruit de chute, un cri de la dryade et Orphée se retourna. Aussitôt des chaînes enserrèrent les poignets de la douce qui fut tirée au fond du royaume des morts, pour toujours. »

J'écoutai son histoire sans rien dire bien que je la connaissais déjà depuis longtemps. Mais elle prenait maintenant un tout autre sens. « En réalité l'histoire ne s'est pas passé comme cela, pas vrai ?
– Cela reste un mythe et toutes les versions sont à prendre avec des pincettes. Même celle que je m'apprête à te raconter.
– Pourtant elle expliquerait beaucoup de choses.
– Tu es un garçon intelligent, un peu trop. Mais j'aime raconter des histoires et même si tu as déjà tout deviné tu ne m'y empêcheras pas, a-t-il ajouté en souriant. Parmi nous certains on très longtemps écrit sur les origines de notre clan.
– Un clan ?
– Les Voyageurs. C'est ainsi que l'on s'appelle et sous ce nom que l'on se reconnait. »

Je n'ai rien répondu et j'ai baissé les yeux. Voyageurs... Un nom qui sonnait bizarrement dans ma tête, comme une étiquette que l'on venait de me coller sur le front et comme le signe d'un ralliement à un mouvement dont je pouvais faire partie. Je n'étais pas seul, voilà les mots que j'entendais.
« Mais pour revenir à Orphée, reprit Albert, nous l'avons désigné comme le premier Voyageur et notre ancêtre le plus lointain. Et du moins s'il y en a eu d'autres, aucun n'a sa noblesse et une histoire assez forte pour avoir traversé les âges. Orphée donc, s'il a existé, parvenait à voir le monde des morts mais aussi à faire la traversée entre les deux, comme tu l'as fait cette nuit pour arriver ici.
– Comment tu sais cela ?
– Mon père conduit son bus depuis assez longtemps pour que je sache quand il ramène l'un des Voyageurs chez moi. Mais ce n'est pas vraiment la question. Tout cela pour dire qu'Orphée fut l'un des premiers à exécuter la traversée et à tenter de ramener quelqu'un de l'autre monde, une tentative vouée à l'échec.
– On ne peut pas faire traverser les morts...
– Ni les vivants du côté des morts. C'est la première règle que je voulais t'enseigner : n'essais jamais de te bercer des illusions de nos ancêtres. Dans ta vie tu perdras des gens, des êtres chers, de la famille... Ils te manqueront, certains remonteront parfois à la surface pour te voir et il te sera possible de leur parler pendant quelques temps. Mais le baiser d'une mère ne sera jamais remplacée par les lèvres froide d'une mort, les conseils d'un père de l'au-delà n'auront jamais le même impact et l'amour par-delà les frontières est impossible. Tu ne peux jouer avec ce don, tu ne peux le plier à ta volonté. »

Je n'ai rien répondu, sans doute trop pensif sur ces dernières paroles. Même si mon troisième œil n'était pas arrivé à maturité, car je savais que mon pouvoir augmentait au fil des années, je me doutais qu'il aurait un jour ses limites. Et Albert venait de me les exposer clairement, ce qui brisait tout espoir de le voir autrement qu'une malédiction. Je lui ai fait part de mon ressentit et il a secoué la tête.
« Une malédiction ? Ce n'est pas une malédiction, c'est un don du ciel. Nous avons le pouvoir de tisser des liens entre les mondes et malgré ses limites celui-ci peut apporter nombre de choses aux vivants et aux morts. Nous sommes le lien.
– Mais nous sommes voués à voir ce que l'on aime sans jamais pouvoir les ramener ? Et à voir la peine des morts qui ont quitté ce monde trop tôt. »
En disant cela je repensai à ce père de famille qui remontait des enfers pour observer sa fille à la sortie de l'école.

« Mais il y a une infinité d'autres choses à savoir. Moi aussi je voyais enfant tout cela comme un triste sort. Mais ce n'est pas le cas et ce ne sera jamais le cas. Il y a des bonheurs que tu ne peux encore imaginer et une foule de connaissances à avoir.
– Je suis incapable de le maîtriser.
– Et je suis là pour te l'apprendre. Sache que nous n'allons pas tout voir d'un coup, l'initiation durera quelques années. Mais nous prendrons le temps qu'il nous faudra. Et cela commence par les pokemons. »
Je l'ai regardé, interloqué, mais il s'est contenté de regarder sa montre.
« Le temps passe vite quand on s'amuse et je crois que ma petite-fille t'attends. On se verra un peu plus tard dans la semaine, même si avec l'école nous allons avoir un peu moins de temps. Et là je t'apprendrai le lien entre le troisième œil et les pokemons. Jusque-là contente-toi de méditer. »
J'ai hoché la tête, je ne savais que dire pour le remercier. Bien entendu j'avais encore une foule de questions à lui poser mais il n'avait pas l'intention d'y répondre et je savais que j'allais me heurter à un mur en m'y risquant.
« Prends donc les gâteaux qu'il reste, m'a-t-il demandé avant de partir. Mila raffole de toutes ces cochonneries. Elle tient sans doute cela de son grand-père. »