Chapitre 13 : Rovia
Suite à ce cauchemar je me suis rendormi. Je n'ai plus rêvé ; pour cette nuit tout du moins. Je savais que je n'en aurais pas terminé de sitôt avec cette tombe perchée au sommet de la colline. Elle était mienne après tout.
Quand je me suis réveillé il faisait jour et le bus roulait le long d'une route sans fin dont je ne voyais le bout à l'horizon. Autour s'étendaient d'immenses champs de maïs qui montaient à plus d'un mètre du sol.
« Où sommes-nous ? ai-je demandé au chauffeur qui n'avait pas encore remarqué que je venais de quitter les bras douillets du sommeil.
– Loin de notre point de départ, proche de notre destination.
– C'est vague, lui ai-je fais remarquer. »
Il a ri sans même tourner le regard dans ma direction et son rire résonna comme un rayon de soleil dans mon cœur. Une lande désertiques supplantée par les ténèbres que l'on vient soudain animer d'un regain de couleur.
Et en moins de quelques secondes tous mes cauchemars m'ont quitté.
L'aube m'a ébloui et j'ai senti une chaleur douce se poser sur ma peau. Ce n'était pas juste le soleil matinal, c'était un sentiment de renouveau qui m'envahissait. Le monde qui m'entourait alors, ces champs gigantesques, c'était le paysage marquant le début de ma nouvelle vie.
Après les ténèbres de la nuit, la lumière du jour.
J'avais tourné le volant, un grand coup. J'étais entré dans un tunnel en sautant par la fenêtre de ma chambre la veille, je le quittais ce matin lorsqu'un rayon de soleil glissait sur ma peau.
Libre.
« Content de voir que tu es parvenu à te rendormir, m'a glissé mon chauffeur après avoir cessé de rire. Je préfère savoir que tu vas bien. »
Cette fois ce fut à mon tour de sourire.
« Tu sais, gamin, je ne sais pas qui tu es. Tu ne m'as pas dit ton nom, je n'ai d'ailleurs pas envie de le savoir au cas où l'on aurait à se recroiser. Mais il y a quelque chose dans ton regard qui me fait penser que tu es spécial. Enfin, je veux dire... Plus que les autres enfants comme toi et tous ceux qui peuvent nous voir. Toi tu parviens à passer et tu comprends les choses. »
Je n'ai pas répondu, j'ai simplement repensé à la sensation que j'avais eue en montant dans le bus, l'impression de passer d'un état à un autre.
Mon regard s'est perdu pendant un moment sur la ligne d'horizon, contemplant le bout des épis de maïs. Puis la question qui me trottait dans la tête depuis des heures a quitté mes lèvres.
« Je suis dans votre monde, pas vrai ? »
Il n'a pas répondu directement. J'ai senti comme une hésitation dans ce silence et j'ai été gêné de lui avoir demandé cela. Mais il a fini par se lancer à son tour : « Oui. »
Le choc de la découverte ne fut pas violent ; je savais cela depuis que j'avais posé mon pied sur la marche du bus.
Mais dès lors une foule de nouvelles questions ont suivi dans ma tête. Elles pénétrèrent en moi comme le dard de millier d'insectes venus brutalement se poser sur ma peau. Je ne savais quel bouton gratter le premier, lequel me faisait le plus souffrir, par où commencer... C'était un vent léger, une vague, un raz-de-marée...
« Vous avez fait monter un autre garçon dans votre bus, il y a des mois, un enfant malade qui voulait voir le monde. Il avait le même pouvoir que moi, pas vrai ? Lui aussi est passé et il a aussi compris ? »
Nouvelle hésitation. Nouveau silence. Puis un murmure : « Oui. »
Et nouvelles questions.
« C'est pour cela qu'il m'a envoyé vous voir : il savait que vous comprenez ce que nous vivons et que vous étiez en mesure de nous aider. Néanmoins je ne comprends pas ce qui peut vous pousser à faire cela... Et pourquoi nous envoyer vers cet Ancien ?
– Je l'ai aidé lui aussi, il y a très longtemps... Je l'ai aidé à maîtriser son don, ou son maléfice, appelle-le comme tu veux. Il cherchait des réponses ; je lui ai donné un modèle de vie.
– Vous étiez proche ?
– Il s'agit de mon fils. »
Cette dernière phrase me plongea dans un silence de recueillement et de gêne. Mais j'avais de nouvelles questions en tête et ce dernier ne fut que de courte durée.
« Comment j'ai fait pour passer ?
– Je n'en ai aucune idée, gamin. Je suis sincèrement désolé mais je crains de ne pas t'être d'une grande aide sur ce point. Je n'ai vu que trois personnes passer dans ma vie et à chaque fois ce fut pour monter dans ce bus. Tu es la troisième et je doute en revoir avant des années.
– Donc quand je vais descendre...
– ... je serais incapable de te dire quand tu repasseras de nouveau et si cela arrivera un jour. La frontière entre le monde des vivants et celui des morts est épaisse et je doute que les forces qui nous gouvernent permettent de la franchir. Qu'ils s'agissent des morts ou des vivants. »
Suite à cela je n'ai plus rien osé demander. J'avais bien entendu des tonnes de questions qui me tournaient encore dans la tête mais aucune n'avait autant d'importances que celle que je venais de poser.
J'ai tourné de nouveau le regard vers l'horizon et j'ai laissé le soin au vrombissement du moteur de couvrir le silence. Pendant un instant j'ai pensé que j'allais me rendormir mais je ne l'ai pas fait. Pendant des dizaines de minutes, voire des heures, j'ai contemplé le paysage qui défilait devant la vitre. D'abord les grands champs de maïs puis de longues plaines boisées. Puis sont apparues des montagnes vers lesquelles le bus s'est dirigé.
Jamais je ne pourrais dire avec certitude combien de temps passa entre ma discussion avec le chauffeur et mon arrivée. Je sais simplement que le soleil commençait à se coucher lorsque nous avons emprunté le sentier sinueux entre les rochers, grimpant la pente de la montagne.
« Nous arrivons à Rovia, m'a annoncé mon chauffeur avec un pincement dans la voix. Une fois en haut je te laisserai, au pied du panneau. »
Il a pointé du doigt ce dernier que l'on apercevait au loin, tout en haut de la pente. « Si j'étais capable d'aller plus loin je le ferais, crois-moi.
– Mais vous ne pouvez pas. »
Il a hoché la tête.
« Je ne peux pénétrer à Rovia, pour des raisons que tu ne peux pas encore comprendre mais que tu découvriras bien assez tôt. »
Cela dit le silence est retombé et nous n'avons plus rien dit jusqu'à ce que le bus s'arrête. Les portes se sont ouvertes, je me suis levé. Dehors il faisait presque nuit.
Au moment de passer devant le chauffeur, je l'ai regardé droit dans les yeux dans lesquelles j'ai vu une lueur s'estomper, comme s'il était en train de disparaître. Et à y regarder de plus près les contours de son corps devenaient flous tout comme ceux du bus.
« Allez, m'a-t-il lancé avec un grand sourire qu'il avait du mal à afficher, il est temps de nous quitter. »
Je l'ai regardé, longuement, puis j'ai murmuré un mot : « Merci. »
Détournant le regard, je suis descendu du bus. J'ai sentis de nouveau cette chaleur traverser mon corps et ce vent glacial souffler dans mes cheveux ; la sensation de passer à travers un mur que les yeux ne peuvent voir.
Quand je me suis retourné pour le saluer, une dernière fois, avec mon sac pendant à mon épaule et mes affaires sales me donnant l'apparence d'un sans-abri, il avait presque disparu. Il ne restait de lui et de son bus qu'une fumée blanche dans laquelle je pouvais distinguer quelques formes.
« Bonne chance, gamin, m'a-t-il lancé en démarrant son moteur. »
Pendant un instant j'ai eu envie de lui demander son prénom, ou quoi que ce soit d'autre. J'avais juste besoin de lui parler une dernière fois.
Aucun mot n'est sorti de ma bouche et il a démarré. Il a levé sa main dans ma direction et m'a adressé un dernier sourire. Puis il est partit. Nous avions partagé le même monde pendant une journée, c'était suffisant.
C'est là que mon ventre est soudainement intervenu, me prenant aux tripes et me rappelant que je n'avais pas mangé depuis des heures. Dans le monde des morts cela semblait n'avoir eu aucune influence, de retour de l'autre côté il en était autrement. Ma gorge s'assécha d'un coup pendant que la douleur me tirait les entrailles.
Et sans attendre je me suis tourné vers le village dans les lumières luisaient en contrebas, cessant de penser à l'ami que je venais de rencontrer et de quitter. Et j'ai fait un pas en direction de Rovia et de ma nouvelle vie dans ce petit village où j'allais passer six ans de ma vie.