Chapitre 8 : Pousser la porte de l'autre monde
Je n'ai pas encore parlé de ma mère. Il faut dire que le personnage de mon père occupa la plus grosse partie de mon enfance et qu'il avait un caractère qui se démarquait facilement de celui de son entourage. En revanche cela ne signifie pas qu'elle était inintéressante.
J'aime ma mère, autant qu'un fils se doit de l'aimer. Elle a toujours su m'écouter, comprenait mes choix et me poussait dans leur direction ; ce que le partit opposé ne faisait jamais. Quand j'avais un problème dont April ne pouvait saisir l'ampleur, je me tournai dans sa direction. Et il y en avait notamment un que ma sœur ne pouvais comprendre.
J'ai commencé à les voir vers l'âge de cinq ans. Au départ je n'y ai pas prêté attention, elles n'étaient que des ombres qui longeaient le mur de l'école, se glissaient dans un bus ou bien se dressaient sous un lampadaire. Leurs contours étaient flous, leur forme grossière et je ne savais pas ce que cela pouvait être.
Au départ je n'en ai parlé à personne, j'avais trop peur pour oser en parler. Bien entendu je n'ai jamais mis cela sur la cause de la fatigue, d'un problème cérébrale ou tout simplement pensé à des hallucinations. Tout cela serait digne d'une réflexion d'adulte et j'étais un enfant.
Non, j'ai tout de suite compris qu'il s'agissait de fantôme.
Néanmoins je n'avais pas peur comme on pourrait le croire. Après tout ce n'étaient rien de plus que des spectres. Il y avait bien des pokemons de ce type et tout le monde ne fuyait pas en les voyant. Je me suis dit que c'était similaire aux pokemons sauf qu'il s'agissait là d'humains et qu'ils avaient tous l'air triste. Puis j'ai commencé à trouver étrange que personne d'autre que moi ne les regarde ou ne leur adresse un simple coup d'œil. Juste un instant de pitié.
« Tu vois quelque chose sous le lampadaire, avais-je demandé à ma sœur de trois ans dont je tenais la main à la sortie de l'école. »
Elle a levé les yeux vers moi et a pouffé.
« Je sais que le loup est pas caché derrière. » Puis elle a haussé les épaules et a tourné la tête vers les nuages. J'étais gêné de lui avoir posé la question.
Pourtant si elle ne le voyait pas, ce n'était pas mon cas. J'étais certain que l'homme qui se tenait à quelques mètres de nous n'était pas une hallucination. Il semblait vieux, des rides parcourant tout son visage, et se tenait appuyé contre le poteau près de lui. Son regard triste, comme celui de chaque âme que je voyais, était tourné vers le bas. Un chapeau lui retombait sur le dessus du crâne, recouvrant une bonne partie de son visage.
Même si personne ne le voit, je sais qu'il est là et qu'il attend quelque chose ici, devant cette petite école.
Et, quelques secondes après m'être fait cette réflexion, comme si la providence avait voulu me donner une réponse, j'ai vu le spectre de l'homme relever les yeux. Pendant un instant j'ai eu l'impression qu'il me fixait puis j'ai remarqué qu'il s'agissait en vérité d'une petite fille qui venait de franchir le portail de l'école. Ses cheveux blonds battant au vent, elle rejoignit les bras de sa mère en hurlant de joie. On pouvait presque voir une larme couler sur son visage.
Et derrière elle, sans qu'elle n'en sache rien, un vieil homme l'observait.
Dans ses yeux je pouvais lire toute la fierté d'un père pour sa petite fille qui ne le reverrait plus jamais. J'y voyais le regret de ne pas être à ses côtés se mêler au bonheur de la voir grandir au-delà de la mort. C'était la tristesse couplé à un sourire, le désespoir qui faisait l'amour à un vent d'espoir.
« Jake, m'a demandé ma sœur en me secouant le bras, me forçant à me détourner de la scène. T'es un peu toc-toc, non ? »
Je n'ai pas trouvé les mots pour lui répondre, l'émotion m'envahissait au point d'en perdre la parole. Alors comme à mon habitude je lui ai adressé un sourire avant de détourner mon visage pour qu'elle ne voie pas la larme qui arpentait ma joue.
Petit à petit les spectres se sont immiscés dans ma vie. Je ne les voyais plus seulement de temps en temps au détour d'une rue, flous et glissant comme des ombres pour disparaitre en moins d'une seconde. Ils étaient partout, leurs contours finement dessinés et leurs visages laissaient passer toujours plus d'émotion. Bien entendu l'évolution ne s'est pas faite rapidement, ce fut le travail de quelques années. Et même au moment de ma fuite je savais que mes visions n'étaient pas terminées. Elles allaient grandir et s'épanouir tout autour de moi.
Avant de devenir mon sixième sens.
C'est à l'âge de huit ans que j'ai obtenu mon premier regard de la part de l'un d'eux, alors que je venais tout juste de commencer à suivre mon père à son travail. Nous sortions de la banque quand j'ai vu l'une de ces âmes qui marchait le regard baissé en remontant la rue. Il faisait beau ce jour-là mais je doute qu'il puisse ressentir une sensation de chaleur. Dommage, cela l'aurait sans doute réconforté.
Je portais dans mes bras des livres de mon père, trop lourds pour moi, et je manquais de faire tomber la pile à chacun de mes pas. « Fais attention au moins, m'a rabroué mon père sans me lancer le moindre regard. Un seul de ces bouquins vaut plus que toutes tes économies. »
Cela dit il a pressé le pas jusqu'à la voiture et j'ai redoublé d'efforts pour me maintenir. C'est alors que mon regard s'est posé sur le spectre qui passait par-là.
Ce dernier avait relevé la tête et regardait maintenant dans ma direction. Ce n'était pas comme celui devant l'école qui regardait dans le vague, ou comme d'autres que j'aurais pu soupçonner de me fixer ; non, c'était réel. C'était moi la cible de ses yeux. Et, comme pour donner raison à ma pensée, il leva le pouce et me fit un clin d'œil en signe d'encouragement. Je vis même ses lèvres bouger avant qu'il ne reprenne sa route, sans pour autant en comprendre le sens.
Je ne parviendrai que plus tard à discuter avec l'un d'eux. Pour le moment ce n'était pas encore d'actualité, mes pouvoirs ne faisaient que s'éveiller.
« Et ils te voient ?
– Je sais, c'est fou.
– Non mon ange, m'a dit ma mère en riant. Pas du tout.
– Tu me crois ?
– Quelle mère je serais si je ne croyais pas mon fils, m'a-t-elle murmuré en me prenant dans ses bras. Je regrette simplement que tu n'en ais pas parlé avant, c'est long de garder un si lourd secret pendant trois ans. Surtout à ton âge. »
Elle m'a serré fort contre sa poitrine, profitant de l'absence de mon père pour me montrer un peu de tendresse qu'elle se refusait quand il était à la maison. J'avais eu peur de lui avouer ce que je vivais depuis des années mais maintenant je me sentais léger. Douter était une stupidité sans nom ; ma mère ne m'aurait pas abandonné.
« Tu as refait ton cauchemar récemment ?
– Celui de la tombe... Oui, souvent. Je monte la colline et je vois ma tombe, isolée sous l'arbre aux branches crochues. Le prêtre est là, il lit un livre et personne n'est à ses côtés. Il n'y a ni toi ni papa, ni April, ni aucun de mes amis...
– Est-ce que les spectres sont dans ton cauchemar ? »
J'ai secoué la tête. « Non, ils ne peuvent pas y être.
– Pourquoi, mon chéri ?
– Parce qu'ils vivent eux-mêmes un cauchemar. Ce ne sont pas les gens heureux que je vois, ils reposent en paix ceux-là. Ceux que je vois ce sont ceux qui ont encore quelque chose à faire sur terre. Ils ne viendraient pas hanter mes cauchemars. »
Elle m'a serré plus fort contre elle et a entonné la même musique que d'habitude : Hallelujah. Puis elle a baisé mon front et caressé les cheveux.
« Personne ne t'abandonnera. Je t'aiderai à comprendre les choses que tu vois. »
Et en effet personne ne m'a abandonné. Car moins de deux ans plus tard c'était moi qui faisais ce terrible geste en sautant par la fenêtre de ma chambre et en me brisant le genou. Cette nuit je fuyais mon père, l'alcool, les spectres, mon pouvoir mais abandonné les deux femmes de ma vie.
J'étais faible. Je ne l'ai compris que trop tard.