Chapitre 6 : L'aube de la guerre civile
Deux mois avant ma fuite la situation géopolitique du pays a commencé à se dégrader. Même si on pourrait croire que cela ne touchait pas un gosse de mon âge, ce n'était pas le cas. Tout le monde était concerné à Ermo par les tensions constantes qui existaient entre notre nation et le petit état d'Unys.
Néanmoins je pense en avoir été affecté plus que les autres gamins de ma classe dont l'impact se limitait aux cours d'Histoire qui pointait du doigt Unys comme étant une région appartenant à notre nation, non pas comme un gouvernement indépendant. Je ressentais la situation d'Ermo au travers du comportement de mon père.
Quand les tensions ont de nouveau éclatées, comme c'était le cas depuis la déclaration d'indépendance d'Unys cinquante ans auparavant, mon père fut le reflet de la guerre civile qui approchait à grands pas. Quand le blocus envers Unys fut déclaré, les actions de la banque chutèrent de façon exponentielle, les clients se montrèrent prudents et certains allèrent jusqu'à faire fermer des comptes afin de garder leur argent auprès d'eux.
Le soir quand il rentrait, c'était pour s'asseoir à table et boire un verre de vin. Cela fait il allait se coucher sans mot dire.
Unys n'avait jamais été en bons termes avec Ermo. Au départ simple région de cette dernière, elle avait réussi à forger sa propre identité qui l'avait conduit à mener une révolution haute en couleur et à déclarer deux ans plus tard son indépendance. Mais la plupart des habitants d'Ermo ne parvinrent jamais à accepter ce dénouement. Les tensions persistèrent durant cinquante ans, autant politique qu'économique, sans pour autant déclarer ouvertement les hostilités. Avec le blocus, les rumeurs qui couraient dans les journaux et à la télévision ne parlaient que d'une chose : la guerre civile.
Et nous y allions tout droit. Un an après Ermo passait en armes la frontière d'Unys.
« Avec leurs conneries nous allons droit à la catastrophe, disait parfois mon père en vidant son verre de vin, les rares soirs où il prenait la parole. Tout le monde se moque de leur connerie du genre l'Identité Nationale ou de reconquérir ce qui nous appartient. Qu'on leur laisse Unys, ce n'est qu'un bout de terre sans importance.
– Nos ancêtres sont morts pour ce bout de terre, osait parfois répliquer ma mère.
– Et alors ? On doit en souffrir pour leur mémoire. L'heure n'est pas à la guerre, elle est aux finances. »
Puis il repartait dans ses histoires de sous, toujours de sous. L'argent par ci, l'argent par là. Un pokemon qui tourne en rond pour se mordre la queue.
Plus l'on parlait de guerre civile à la télé, plus il était tendu. Et le soir où Bryan Lowell, Maître de la Ligue, annonça à la télévision qu'on préparait les armes en vue de contrer La menace de la Petite Terre[i/], mon père sortit de ses gonds. Du moins il le fit à sa façon.
Calmement il s'empara du verre qu'il avait devant les yeux et calmement il l'écrasa entre ses doigts. Il épongea le vin qui coulait sur sa main et redressa sa cravate, l'air de rien. Personne à table n'osait rien dire.
« Voilà comment on coule une banque, ajouta-t-il en pointant l'écran du doigt. En cherchant la merde on détruit l'économie et donc tout le système qui tourne autour, notre système. »
Un autre soir j'avais eu le malheur d'allumer la télévision et de tomber sur les informations, sur un énième bulletin montrant des images de la frontière entre Ermo et Unys. Mon père s'était levé, avait pris la télécommande et avait éteint.
« Mon fils, nous ne devons pas nous préoccuper de ces problèmes. »
Puis il était retourné s'asseoir le plus naturellement du monde et avait bu, de nouveau. Je crois que je ne l'avais jamais autant vu boire qu'en cette période de famine pour les banques.
Quand la crise est arrivée, j'avais déjà prévu de partir depuis longtemps. Ma sœur pensait que ce désir datait du moment où mon père m'avait emmené pour la première fois passer tout mon mercredi après-midi à son bureau ; moi je n'en savais rien. J'avais depuis longtemps en moi le besoin de vivre une aventure plus palpitante que ma vie d'enfant qui devait suivre son père à son boulot pour reprendre le flambeau dans quelques années.
Néanmoins je pense que l'approche de la guerre civile anima plus que jamais la flamme que je sentais brûler en moi. Les tensions éclatèrent moins de deux mois avant mon départ, et chaque jour je me demandais comment partir d'ici.
J'avais plusieurs questions en tête. Comment ma sœur le prendrait au final quand elle se lèvera seule un matin ? Comment mon père réagirait au final ? Allait-il pleurer, se remettre en question et hurler contre la banque ? Aucune chance.
Un jour il m'avait dit : [i]Deviens un parasite, tourne le dos à ton héritage et tu ne reverras plus jamais ta famille. Tu seras un étranger pour moi.
La bouteille aidant il était de moins en moins calme malgré la raideur de son visage même sous la colère la plus profonde. Exploser un verre entre ses doigts ou éteindre la télécommande ne furent que des éléments isolés d'une immense chaîne.
Un soir c'était un savon envers ma mère qui n'avait pas préparé le repas comme elle aurait dû le faire alors qu'il luttait toute la journée pour maintenir la tête du pays hors de l'eau. Ou bien il ne parlait pas, ou bien il semait la peine autour de lui.
C'est à cette époque que j'ai vraiment décidé de partir. Les paroles de la vieille dame ne furent que l'allumette embrasant l'amorce que j'avais posée depuis de longues semaines.
Mais en ce temps il y avait autre chose. Je commençais à les voir de plus en plus souvent, dans les rues, à la terrasse d'un café, attendant à un arrêt de bus... La guerre civile qui se propageait au loin semblait les avoir agité et éveillé mes sens par la même occasion. Certains tournaient même par moment le regard dans ma direction, sachant que j'étais seul à les voir.
Je ne m'étais jamais vraiment soucié de ce don qui faisait de moi un être à part. Mais au moment des tensions, quand je les vis de plus en plus nombreux et avec plus de clarté, j'ai voulu des réponses.
Et mon père n'aurait pas accepté que je désire les avoir. Il n'aurait jamais toléré que son fils ne soit pas aussi parfait qu'il se l'imaginait.