Chapitre 2 : Chute
« La tension est à son comble, mesdames et messieurs. Nous assistons sans doute à la plus grande et la plus impressionnante finale que ce tournoi ait connue depuis deux décennies. Jamais depuis son admission au rang de Maître, Trevor Cullen ne fut en difficulté. Il est même réputé pour ne jamais laisser voir aux challengers plus de trois membres de son équipe. Mais face à celui qui remporta cette année les sélections pour avoir droit à ce tête à tête contre notre héros national, il ne semble pas faire le poids. La tension est à son comble, je le répète. Nous ne pouvons encore dire... »
Sur le terrain la voix d'Ellen Miller me parvenait comme un lointain carillon. Je ne l'entendais que par moments, lorsque mon esprit décidait de se projeter en dehors des limites du stade. Pas plus que les cris des spectateurs, que les hurlements de la foule en délire ou le vrombissement du moteur d'avion qui survolait la scène en affichant sa belle banderole Rien de mieux que le Cullen's Coffee pour pimenter un match. Qu'il profite de vendre leurs stupides boissons, dans quelques minutes je les forcerai à déposer un nouveau brevet. Bishop's Coffee. Le nom sonne moins bien mais je m'en moque.
Mon regard est fixé sur la scène qui se déroule devant moi et le face à face entre son Drattak et mon Crocorible. Aucun des deux n'est en forme, aucun ne peut pratiquement plus bouger. Leurs dernières forces leur servent à lutter contre le K.O très prochain qui viendra s'afficher sur les écrans géants dans les prochaines secondes.
« Le match est pratiquement terminé, me lance le Maître en face de moi. Très bientôt nos deux pokemons vont s'effondre, peut-être en même temps. Quoi qu'il advienne, je doute que le tien puisse supporter la charge du dernier élément de mon équipe. »
Je n'ai pas répondu, c'était inutile. Parler nuisait à la concentration, sauter à pieds joints dans sa provocation bas de gamme me ferait en revanche perdre le match. Qu'il lui reste un pokemon de plus que moi ou non, que Crocorible s'approche du tapis, cela n'avait pas d'importance.
J'allais gagner.
« Cinq à quatre en faveur du Maître, criait Ellen Miller dans son micro en bonne présentatrice, faisant monter la tension là où il n'y en avait pas. Qui des deux pokemons s'écroulerait avant ? Crocorible pourrait-il supporter la charge d'une autre force de la nature ? »
Tu le sais parfaitement, ai-je intérieurement murmuré. Tu sais parfaitement qu'il va perdre en l'état actuel des choses, Miller. Je sais que tu as des audiences à respecter, que ton patron aimerait pas voir ses jolies flèches se casser la gueule sur son beau diagramme mais inutile d'en rajouter quand tu sais parfaitement que je n'ai aucune chance.
Mais elle a continué à hurler alors que nos deux pokemons ne bougeaient plus d'un pouce, criant comme une demeurée et faisant hurler le public.
Sur le stade nous attendions.
Trevor Cullen avait abandonné l'idée de me déconcentrer. Il se contentait de se frotter le menton d'un air supérieur en me glissant un sourire du coin des lèvres, conscient que je le voyais faire. Moi je n'ai pas réagi. J'ai serré les poings et attendu que Crocorible l'emporte. Je savais qu'il n'allait pas mordre la poussière avant le dragon, que Drattak tomberait avant.
Et ça n'a pas loupé.
Le dragon s'est écroulé, le museau en avant. Le sable répandu sur le stade a volé tout autour de son immense masse musculaire ; une fois quand il est tombé, une seconde fois quand ses ailes se sont étalées sur ses côtés. Et cette fois ce fut à moi de sourire.
« Cinq à cinq ! a beuglé Ellen dans son micro en se levant de son siège, le poing tendu vers le ciel. C'est une folie, un miracle ! Trevor Cullen, Maître Pokemon depuis vingt-deux ans est aujourd'hui en position de difficulté devant un challenger, une première dans l'Histoire de la Ligue ! »
Je n'ai pu m'empêcher de sourire. « C'est pour le show, crût bon de me rassurer Cullen dont les membres tremblaient. Tu vas perdre, ne te fais pas d'idée. »
Mais lui-même n'y croyait pas tellement. Sa position, sa façon de prendre en tremblant l'ultime balle qui pendait à sa ceinture, ses dents qui venaient par intermittence pincer sa lèvre supérieure et sa langue qui léchait l'inférieure desséchée par son stress... Il avait peur. Pour son titre, pour son honneur. Peur tout simplement.
Et moi je souriais comme pour que son cœur puisse continuer de battre.
« Tu as utilisé tes meilleurs éléments jusqu'à présent, lui ai-je alors lancé, m'adressant à lui pour la toute première fois depuis le début de l'affrontement. J'ai calculé et fait des recherches. Je connais ton équipe, tes remplaçants, tes gemmes, ta stratégie. Je sais comment la détruire, la piétiner. Tout ce que je fais actuellement c'est te laisser de l'espoir pour mieux te l'enlever. »
Il a cligné de l'œil mais n'a pas répondu. Sa balle a volé au-dessus du stade et en s'ouvrant délivra un magnifique Pandarbare. Je m'attendais à une réplique cinglante mais il n'a rien ajouté de plus qu'un ordre.
« Qu'on en finisse. Balayette. »
Son pokemon s'est rué sur le mien sans réfléchir, sachant parfaitement que je ne pouvais pas esquiver ni riposter contre ce coup. Ellen Miller a une fois de plus beuglée dans son micro, me cassant les oreilles de sa merveilleuse voix criarde.
Ta gueule, ai-je intérieurement murmuré. Ferme ta gueule. Par pitié.
Mais je n'ai rien ajouté, me concentrant sur le match, voulant saisir le parfait instant pour me relever et piétiner les espoirs de Cullen. Il me suffisait de saisir le parfait tempo. Un seconde me donnait la victoire. En la loupant, je perdais.
L'ennemi s'est rapproché de Crocorible, rapidement, ce dernier peinant à se tenir sur ses jambes et s'appuyant sur son bras pour tenir. J'ai attendu. Dix mètres, neuf mètres, huit mètres... Deux secondes et ce serait bon. Cinq... quatre... trois...
J'ai appuyé.
Mon doigt était prêt à se poser sur mon poignet et il le fit dès que le Pandarbare se trouva près de trois mètres de mon pokemon qui s'est englobé d'une immense sphère violacée. Celle-ci repoussa l'adversaire et provoqua des hurlements de liesse dans la foule.
« Quelle spectacle mes amis ! s'exclama Miller dont j'aimais pour la première fois du match les commentaires. Une Méga-Évolution à la toute fin du match, alors que plus personne ne s'y attendait ! »
J'ai ri aux éclats en voyant la face déconcerté de Cullen s'afficher sur son visage. Pour la toute première fois du match il comprenait qu'il n'était pas simplement en difficulté face à un petit challenger qui sortirait du lot mais qu'il allait perdre face à son successeur.
Et sans attendre j'ai donné quelques ordres à mon pokemon, une suite d'attaque que l'on avait maintes fois répétée. Il était plus puissant que l'adversaire, de base et encore plus une fois sous sa nouvelle forme. Dans quelques secondes il réglerait son compte au Pandarbare, qu'importe la répartie que m'imposerait le Maître actuel.
Mais ce dernier, à ma grande surprise, n'a rien fait. Son Pandarbare reçut les coups sans même recevoir l'ordre de riposter. Il savait qu'il avait perdu, que pour la première fois en plus de vingt ans de service il n'avait pas calculé toutes les issues de l'affrontement. Pendant des années je m'étais gardé de faire savoir que j'avais une gemme inconnue propre à mon Crocorible. Pour tout avouer je n'avais pas utilisé ce procédé de tout le tournoi pour que personne ne puisse se douter de l'existence de la gemme sésame que je gardais secrètement sous le pli de ma chemise où elle formait une petite bosse invisible de loin.
Quand Pandarbare a rejoint le sol, la foule s'est levée et s'est mise à hurler. Il venait d'assister à la chute d'un Maître qui était en place, pour certains, depuis leur naissance. Et moi je prenais une revanche sur la vie, la première d'une longue série.
Au moment de la victoire je n'entendais plus rien. Les cris d'Ellen Miller me parvenaient comme un rêve lointain, la foule comme une illusion et Trevor Cullen qui s'avançait dans ma direction n'était qu'un fantôme. Il me serra la main et me félicita ; je n'entendis rien. Je ne souriais pas, ne me laissait pas aller en explosions de joie.
Plus tard viendraient les interviews, les félicitations, les appels en provenance des plus infimes connaissances que je m'étais faite durant mon voyage et dont je me foutais royalement. Mais pour le moment c'était moi en compagnie de ma personne, seulement de moi. Je profitais d'un calme intérieur qui m'envahissait graduellement à l'idée que je menais la marche de la grande conquête de ma vie.
Alors je me suis retourné et je l'ai vu. Elle hésitait à me sourire mais son regard portait toutes les félicitations du monde. Elle a fait un pas, j'ai posé ma main sur la sienne.
Mais je ne l'ai pas refermé. Non, je n'aurais senti que de l'air.