Chapitre 43 : Keluyah
Elle quitta brusquement le corps de cet être surpuissant, une séparation qui lui déchira le cœur en l'espace d'un instant. Des étoiles semblèrent envahir son regard durant un moment, ses yeux se mettant à clignoter au point qu'elle ne vit même plus distinctement devant elle Kunra qui se baissait presque au point de toucher le sol de son front. Sous son corps svelte d'amazone elle sentit des jambes chancelantes tandis que ses bras perdaient leurs moyens et ce jusqu'au bout de ses doigts qui ne furent plus que des feuilles mortes au bout de ses mains.
L'une de ces dernières pendait lamentablement sur le côté, la paume ouverte vers le guerrier qui ne semblait vouloir relever les yeux en direction de sa reine. Elle n'était rien de plus qu'une extension morte d'un corps qui revenait doucement à la vie après en avoir habité un autre. Cette main n'était rien ; l'autre était tout.
Quand la vision revint à la jeune reine et qu'elle recouvrât lentement ses esprits, ce fut pour voir son bras qu'elle dressait à hauteur de son visage. Un membre musclé et fin à la fois, la peau bronzée naturellement, arboré d'un unique bracelet de plumes comme ceux qu'elle portait aux chevilles.
Mais actuellement Keluyah se moquait de tous ces apparats, de sa peau, de sa physionomie… Tout cela n'était que des indices pouvant lui montrer qui elle était actuellement et elle n'en avait que faire. Ce qu'elle voulait, ce qu'elle désirait au plus profond d'elle, c'était ce qu'elle était en mesure de devenir. Et ce non pas par ses origines, par sa grâce, sa féminité, sa force ; seulement par la pierre qui brillait dans le creux de sa main.
« Je suis la reine des reines, se dit-elle intérieurement. J'ai le pouvoir de prendre ce monde sous mon talon, de l'écraser ou de le couver à mon bon vouloir. Je peux protéger mon village grâce à Kyogre, reprendre les enfants et même anéantir d'une seule traite les monstres qui me les ont enlevés. Et pourtant cela n'a aucun intérêt, pas le moindre. Je peux dominer le monde entier. »
Ce n'était qu'une idée neuve, comme un enfant qui viendrait de naître et ne commencerait tout juste qu'à marcher, une pensée que jamais Keluyah n'avait eu. Et pourtant elle était totalement ancrée dans son corps, comme si c'était une branche de sa personnalité existant depuis toujours que Kyogre avait révélé.
Car devenir pendant un instant le dieu des mers l'avait totalement changé. D'ailleurs jamais la jeune femme n'aurait pensé que seulement une poignée de minutes se fussent écoulées entre le moment où elle s'endormit et celui où elle s'éveilla. Il lui semblait avoir passé des heures dans le fond de l'océan, des jours à remonter vers la surface de la mer et un mois plongé dans l'œil de Töko pendant qu'elle exterminait les monstres qui l'assiégeaient. Dormir aussi longtemps, rêver de massacres et de l'homme avec lequel elle partageait sa couche avait totalement changé ses envies pour le futur.
Elle avait senti pendant quelques instants son pouvoir devenir de plus en plus grand. La vie de ces batraciens s'était retrouvée entre ses mains. Ils fuyaient, hurlaient pour qu'elle les épargne pendant qu'elle continuait à les tuer les uns après les autres, les brûlant sans vergogne jusqu'à ce qu'ils ne soient plus que des amas de putréfaction en décomposition dans l'herbe de la plaine. Elle voyait leur détresse, ressentait leur peur mais n'en avait que faire ; elle était le pouvoir.
Quand son regard s'éloigna finalement de la sphère pour retomber sur Kunra qui n'avait relevé la tête, ce fut pour lui adresser une seule parole : « Je vais devenir la reine de ce monde et je te promets une place sur mon trône. »
Le guerrier sembla décontenancé tandis qu'il se redressait avec précaution, ses muscles s'étirant au rythme de son corps. C'était étrange ce tête à tête, celui d'une jeune femme et d'une immense force de la nature. Cette dernière aurait pu d'un trait écraser l'amazone, s'emparer de la sphère et de son pouvoir avant de partir loin. Il voulait Kyogre, c'était un besoin qu'il ressentait tout au fond de son cœur et qu'il désirait assouvir au plus vite. Tendre le bras, tordre le coup de cette femme, peut-être la baiser juste avant, puis devenir roi.
Mais il en était incapable tout simplement car cette femme était sa reine et qu'il la louait plus que les dieux.
Et en relevant les yeux elle était sa reine plus que jamais. Quelques secondes semblaient avoir fait d'elle une personne encore plus sage, plus puissante, plus sacrée. Son regard brillait d'une lueur que même les Estras ne pouvaient diffuser. Sa main se tendait devant elle, ses doigts serrés autour de la puissance qu'il venait de lui conférer comme si elle le narguait ou testait sa fidélité. Dans ce geste il lisait un défi qui ne pouvait mener qu'à sa perte s'il le relevait. Kunra sentait presque la lame d'un poignard sur sa gorge, prête à trancher s'il osait penser une seule seconde à dérober Kyogre.
« J'irai où vous irez, ma reine, lui dit-il en la fixant. Que ce soit dans la mort, sur un champ de bataille, je vous suivrai. Ordonnez-moi de me couper la tête ici et je me servirai de l'eau pour la trancher et qu'importe si cela prenne mille ans. Un mot et je me noie dans la flaque sous vos pieds. »
Et il le pensait.
Néanmoins la reine ne voulait rien de tout cela. Elle se contenta de tendre sa seconde main qui semblait revenu à la vie, de prendre le guerrier par le menton et de l'obliger à la regarder dans les yeux.
« Tu m'aimes, Kunra ? »
Et il acquiesça d'un signe de la tête, ne pouvant lui mentir. Il savait que c'était inutile de cacher la vérité tant elle semblait en mesure de le percer à jour, de pénétrer chacune de ses pensées les plus intimes et de les décortiquer en moins de quelques secondes. Il savait qu'elle connaissait soudain ses masturbations nocturnes à son sujet, son admiration pour le moindre de ses gestes tout comme son dévouement.
Il livrait son esprit à la déesse.
« Alors si c'est le cas, poursuivit la jeune femme sans prendre en compte les sentiments de cet homme, continue à m'aimer et sers-moi de ton mieux. Tu as tué mon père il y a des années, lui ôtant la vie sous mes yeux et pourtant je ne t'en veux pas. »
Et disant cela elle défit sa tunique, fit tomber son pagne et se révéla nue à cet homme qui tombait d'amour pour elle. Les pupilles de ce dernier se mirent à briller d'une lueur sans pareil pendant qu'elle prenait sa main et la faisait glisser sur son corps, du nombril jusqu'au bas de son ventre.
« Non je ne suis pas rancunière. Tu auras le droit de me servir, de devenir le meilleur atout pour la suite de mes projets. Et quand je conquerrais le monde tu seras à mes côtés… »
Elle fit passer la main de l'homme sur ses quelques poils pubiens et la repoussa brusquement. A cela elle ajouta un violent coup de poing dans sa mâchoire qui lui retourna la tête. Kunra se frappa la tête contre le sol mais resta maître de ses mouvements. En temps normal il aurait fait un bond, aurait tordu le coup de son agresseur avant de jeter sa tête sur une pique. Mais il était incapable d'une telle cruauté.
Il pleurait.
« Mais ça, reprit Keluyah sans faire de sentiment et en pointant son sexe, ça tu n'y auras jamais accès. Un autre homme deviendra bientôt mon mari pendant que tu seras général de mes armées. Nous allons côte à côte conquérir le monde, Kunra. Tu seras mon bras mais pas l'homme qui fera survivre ma lignée. »
Il pleurait, tout simplement. Il comprenait les choix de sa déesse, comprenait la volonté du ciel qu'elle gouvernait mais par-dessus tout était fier de servir d'émissaire sur la terre. Il n'osait pas relever le regard et ne faisait qu'hocher sa tête.
« Va, Kunra. Retourne à ton village et soit prêt à être appelé quand j'en aurais envie. Bientôt il sera temps de nous mettre en route. »
Sur ces mots elle se retourna et le laissa seule sous la cascade. En ressortant du bassin en haut de la montagne, elle ressentit qu'elle n'était plus la même et que posséder Kyogre dévoilait un pan nouveau de sa personnalité. Elle releva la tête et repartit seule sur le chemin conduisant à son village.
Au sommet, loin derrière elle, continuait de pleurer Kunra. Il était devenu son serviteur le plus fidèle, intérieurement moins qu'un homme et extérieurement un simple tas de muscles qu'elle ferait jouer en sa faveur. Au final il n'était pas resté vivant en vain.