Chapitre 41 : Keluyah
La lueur de la pierre l'illuminait comme des milliards de feux qui dansaient en bas d'une colline sur laquelle elle se serait élevée. Keluyah n'était pas une femme comme les autres et ce depuis sa naissance. Elle était fille d'un chef, l'un des plus grands meneurs d'hommes que le monde ait porté, un guerrier sans défaut que presque rien ne pouvait faire faillir. Puis enfant elle avait trouvé en elle une force supérieure à celle de son père.
Était-ce réellement les esprits de cette terre qui venaient l'habiter pour lui insuffler cet immense pouvoir ? Parfois elle en doutait, se disant simplement que tout ce qu'elle était capable venait d'elle.
Celui qui se baissait devant elle n'était qu'un soumis parmi des millions. Il n'était qu'un insecte qu'elle pouvait écraser de son pied en un rien de temps et… Non, se dit-elle intérieurement en regardant le visage baissé de Kunra qui venait de lui tendre la pierre, ce n'était pas un insecte ; il était moins que cela.
Pendant quelques secondes elle se sentit déborder de puissance, une force qu'elle avait toujours eue en elle mais dont elle ne s'était jamais réellement rendu compte. Elle pouvait lui demander de se couper la gorge sur le champ ; il le ferait. Elle pouvait lui demander d'aller se jeter de la montagne sans ne rien lui promettre en retour ; il se sacrifierait sans attendre. Lui qui avait tué son père, qui était devenu fou, qui avait reconquis toute une tribu n'était qu'un vulgaire tas de poussière qu'elle pouvait projeter d'un souffle.
D'une main elle s'empara de la sphère tandis qu'elle passait la seconde dans les cheveux de cet homme qui la lui livrait, pouvant presque sentir au toucher les pulsations de tout un corps qui battait pour elle. Elle était jeune, belle, puissante et contrôlait son cœur. Mieux : elle le contrôlait lui et Töko, elle contrôlait sa tribu, la forêt, la plaine, cette terre, ce monde, l'univers…
Elle n'avait qu'à tendre la main.
Alors sans même porter d'attention à Kunra elle plongea son regard dans les volutes bleues de l'objet qu'elle tenait entre ses doigts. Et, comme aspirée elle se sentit légère. Son âme semblait se séparer du reste de son être et s'envoler loin de son corps. Elle gardait sa superbe mais allait ailleurs.
***
Elle ouvrit les yeux et son cœur fut submergé par un sentiment étrange. C'était comme si elle dormait depuis des années, comme si elle n'avait été pendant des siècles qu'un cocon vide qui reposait au fond d'une grotte que ne pouvait atteindre la lumière. Elle ne se souvenait pas de ce qu'il s'était passé avant et aussi loin que pouvait remonter sa mémoire un seul mot lui venait en tête : Keluyah, son nom.
Ce qu'elle faisait alors, qui elle était, d'où elle venait ? Elle n'en avait pas la moindre idée. Ses pensées se formaient telles des images, ne s'exprimant non pas par des mots mais par des figures aux contours imprécis qui lui indiquait ce qu'elle devait faire.
Elle regarda autour d'elle mais ne vit rien de plus qu'une terrible obscurité qui ne complétait qu'un silence pesant qui enfermait son être dans une solitude singulière. L'ambiance lui donna envie de remonter à la surface. Quelle surface ? Comment remonter ? Ces questions parvinrent à son esprit sous formes d'images mais elle ne parvint à les traiter. Elle pouvait remonter et il y avait une surface.
Elle n'avait visiblement pas besoin d'en savoir plus pour résoudre son problème.
Et comme si le geste venait compléter sa pensée elle sentit son corps s'élever. C'était d'ailleurs un corps qui n'était pas celui qu'elle avait toujours habité, bien qu'elle ne se souvienne de son ancienne forme. Celui-ci lui était étranger à son subconscient qui semblait lui murmurer qu'elle était ailleurs, à des kilomètres de l'endroit qu'elle voyait pourtant actuellement.
Pourquoi monter ? La question la frappa alors que la lumière commençait à crever le manteau noir qui avait recouvert sa vue à son réveil.
En réponse le visage d'un jeune homme lui vint en tête, quelqu'un qu'elle connaissait mais dont le nom ne parvenait à ressurgir dans sa mémoire. Où pouvait-elle l'avoir vu et que représentait-il pour elle ? Là encore une réponse lui vint, plus difficile à déchiffrer mais pourtant claire : il était celui qui comptait à ses yeux et se trouvait actuellement en danger. Elle devait le sauver, à la surface, plus haut.
Une force étrangère s'empara de son cœur à la vision de ce visage et elle sentit que son corps accélérait brusquement. Elle ne contrôlait pas ses mouvements, ne donnait que des directives à des membres qui agissaient selon leur propre volonté tout en lui étant entièrement soumis. Un esprit dirigeant un corps auquel il n'était pas relié.
La lumière grandissait progressivement au fur et à mesure qu'elle remontait. Des ténèbres elle gagnait l'obscurité, de l'obscurité elle joignait l'ombre et de l'ombre la lumière, tel un horizon brumeux qui du crépuscule se rendait à l'aube. Elle était le ciel, les étoiles, la lune et le soleil à la fois, un cycle incessant de vie que nul ne pouvait interrompre. Et sa remontée physique était le sentier que son esprit parcourait vers la gloire depuis son enfance.
Et quand le corps qu'elle dirigeait quitta la mer comme le corps d'un enfant se retire de celui de sa génitrice, elle se souvint. Tout lui revint en mémoire. La petite fille qu'elle était, regardant paisiblement par-delà une falaise, l'enfant qui chassait dans les grandes plaines avec son père à ses côtés, l'indulgence dont elle avait fait preuve en sauvant un homme du plus grand sacrifice, le courage face à ses ennemis, ses défaites comme ses victoires… Puis d'autres souvenirs. Ceux d'un être différent qui façonnait le monde avant de s'endormir, une créature plus puissante que toutes les autres à la surface de ce monde : Kyogre.
Dès cet instant elle parvint à le contrôler totalement, ne se contentant plus d'ordonner aux yeux de tourner mais les faisant tourner. Les nageoires devenaient ses nageoires, cette gueule était sa gueule et sa queue la sienne.
Elle regarda vers la terre, ressentant à chaque seconde une puissance sans nom l'envahir, et vit deux armées s'affronter. Töko était à la tête de l'une d'elle, écrasé sous sa monture, livré à des créatures sans scrupule. Une femme aux cheveux blancs dont elle ne se souvenait du nom était en train de le défendre, luttant contre une dizaine de ses ennemis afin de lui sauver la vie.
Un sentiment étrange la submergea alors. Ce n'était pas de la pitié à l'idée de Töko qui risquait de mourir à chaque instant, encore moins de la peine ; elle savait qu'il pouvait aisément revenir vivant tant que la guerrière faisait office de bouclier entre lui et les monstres. Non, elle ressentait quelque chose par rapport à elle, cette femme à la blancheur incomparable, étrangère à la tribu et qui défendait cet homme. Ce que son cœur ressentait actuellement était envers elle. Et durant un instant elle se vit à la place de Töko, jaloux de Kunra.
Alors elle entra dans une colère folle.
Des jets d'eau bouillante s'échappèrent de sa gueule et se dirigèrent droit sur les batraciens qui fondirent littéralement sous la chaleur. Leurs corps se disloquaient soudainement sous le poids des attaques de cet ennemi venu du fond des mers. Elle les réduisait l'un après l'autre au silence, évitant plus de pertes chez les Tortarshs, qui avaient déjà soufferts d'une quinzaine de morts.
Les indigènes se retournèrent tous ensemble vers le monstre marin qui les secourait, cherchant à savoir par quelle magie il leur venait en aide.
Seul Töko, la jambe ensanglantée, comprenait. Il semblait voir dans le fond de la pupille de la créature l'âme de celle qu'il aimait et la contrôlait. Il comprenait et dans sa tête était en train de se tisser la toile d'un plan qui allait la conduire à l'aimer en retour. Il ne pouvait se contenter de lui prouver son admiration ; elle devait être forcée à lui vouer des sentiments profonds.
Mais Keluyah ne s'en souciait pas et ne le voyait pas. Elle détruisait un à un les batraciens qui prenaient la fuite sous ses coups, tentant de survivre coûte que coûte. Mais la reine n'était pas désireuse de les voir partir. Dans leur fuite elle les extermina tous, jusqu'au dernier. Un à un ils gagnèrent la terre, difformes, la peau brûlée. Ils crièrent mais elle ne les entendit pas, au contraire : elle était fière de les entendre la supplier, heureuse de les voir mourir sans même pouvoir se défendre. Si elle avait pût rire, elle l'aurait fait.
Elle les tua tous et, lorsque ce fut finit, regagna les eaux et son propre corps.
***
Elle prit sa respiration brusquement et sans même voir Kunra qui gardait l'entrée de la cascade pendant sa transe, des doutes l'envahirent.
Que venait-elle de faire ?