Chapitre 20 : Keluyah
« Où allons-nous ?
– De l'autre côté du fleuve. J'ai entendu des cris s'élever en pleine nuit alors que je me baladais sur la berge. Des feux de joie s'élevaient et les hommes des montagnes jouaient des tambours. Il n'y a même pas une semaine qu'ils enterraient leurs morts, cela me semble étrange. »
Elle avança furtivement dans le noir, quittant sans un bruit le village Tortarshs où tout le monde dormait profondément. Töko, qu'elle était allé réveiller au beau milieu de la nuit, la suivait en parlant tout bas afin d'avoir quelques explications. Il semblait calme mais sa reine décelait en lui un soupçon de méfiance.
« Que faisiez-vous près de la rivière à cette heure-ci, Freya ? lança-t-il lorsqu'ils furent assez loin de la dernière cabane pour ne pas être entendu. C'est dangereux et d'autant plus quand on sait qu'ils ne sont pas loin.
– J'avais besoin de prendre l'air et je ne trouvais pas le sommeil. Je le fais souvent sans que personne ne le sache. »
C'était vrai et elle trouva étrange d'avouer cette habitude au jeune garçon qui lui emboîtait le pas. Se promener seule près de l'eau était un rituel qu'elle exécutait chaque nuit quand elle ne parvenait à dormir depuis le soir de son couronnement. Sans doute était-ce en mémoire de ce moment où elle avait sauvé la vie d'un homme au même endroit et où ce même homme avait sauvé la sienne des griffes d'un fauve.
Alors qu'ils arpentaient la forêt en silence Töko entendit pour la première fois les chants venant de l'autre partie des bois. Il entendit à ses oreilles résonner les tambours dont sa reine venait de lui parler.
« C'est une fête…
– Exactement et je veux voir de quoi il en retourne. Nous même n'avons pas célébré la pleine lune pour faire le deuil de nos défunts. Ils ont beau être robustes et sans pitiés ; ils restent avant tout des hommes. »
Et sur ces mots elle se mura dans un silence profond durant le reste du voyage jusqu'à la berge de la rivière. Töko respectait son mutisme et se contentait de la suivre, enjambant les troncs d'arbres par-dessus lesquels elle bondissait avec aisance et tentant de ne pas la perdre de vue. Ce n'était en aucun cas une guerrière qui marchait devant lui, tout au plus une excellente archère qui atteignait sans sourciller ses cibles ; elle était pourtant plus agile que tout le village.
Sans parler il l'admira dans le noir, imaginant ses formes sous sa tunique qui se balançait au vent et se prêtant à quelques rêveries. Alors qu'autour de lui résonnaient les chants des ennemis qu'il avait combattu la veille et que la nuit faisait régner son calme enivrant, le jeune homme ne pensait qu'à une chose : sa reine.
Lorsqu'ils arrivèrent à destination il remua vivement la tête pour chasser ces pensées néfastes. Il était impensable qu'il dégrade autant l'image de Keluyah, ne serait-ce qu'au fond de son esprit. Son cœur commença à bondir au fond de sa poitrine lorsque les yeux perçants de la jeune femme se posèrent sur lui. Il se demanda un instant si elle était capable de lire en son cœur avec une facilité déconcertante et cessa de respirer.
« Porte-moi sur des épaules pour traverser, lui ordonna-t-elle. »
Cet ordre le déstabilisa autant qu'il le rassura. Elle n'avait pas compris qu'il rêvait d'elle juste avant, néanmoins se sentir aussi proche de la jeune femme lui faisait un peu peur.
« Dépêche-toi, reprit-t-elle en s'avançant dans sa direction. Je suis trop petite pour traverser, tu me dépasse d'une tête et c'est suffisant. Aide-moi. »
Töko se baissa et laissa sans rien dire la jeune femme grimper sur ses épaules. En se relevant il remercia l'obscurité de cacher les rougeurs qui venaient d'apparaître sur ses joues et avança en direction de la rivière. Keluyah avait posé les mains sur ses épaules et du reste se tenait par ses jambes qu'elle serait autour du ventre du jeune guerrier.
Alors que ce dernier se jetait dans l'eau froide et serrait les dents pour ne pas hurler, elle repensa à la fête qui se livrait non loin. C'était sans hésiter l'œuvre de ces guerriers de la montagne mais pourquoi chantaient-ils ?
Elle ne se demanda pas une seconde si elle n'était pas en train de s'exposer à un immense danger en s'aventurant si loin du village. Pas une fois sa pensée ne fut hantée par l'image de l'homme qui d'un simple coup de lance avait manqué de lui ôter la vie dix jours avant si Töko n'avait été là pour la secourir. Seule sa curiosité parlait ainsi que son besoin de protéger les siens.
Lorsque le jeune homme la reposa à terre il grelotait de froid. Prenant pitié pour lui elle alla se caller contre son corps et déposa un baiser sur sa joue. « Désolé de te faire endurer tout cela. » Puis elle reprit sa route au travers l'autre partie de la forêt.
Elle ne se demanda pas si son protecteur continuait à la suivre, consciente qu'il irait n'importe où pour elle. Il était celui en qui elle pouvait avoir le plus confiance depuis la mort de Mamy et la disparition de Kunra qui aurait tout donné pour elle après son couronnement.
Elle s'accroupit en approchant des feux de joie. La forêt était soudainement éclairée et il aurait suffi du regard isolé d'un homme des montagnes pour signer son arrêt de mort. Un froissement de feuilles dans son dos lui indiqua que Töko en faisait autant.
Elle se dissimula derrière chaque arbre se trouvant sur son chemin, prenant soin de ne pas être vu par les colosses qu'elle voyait de temps à autre s'éloigner du lieu de fête. Prenant leur temps les deux jeunes avancèrent et bientôt Keluyah eut devant elle une vision qui la terrifia.
Le passé venait de ressurgir.
Des hommes jouaient des tambours tout autour d'un grand feu. Elle reconnaissait parmi eux le messager qui avait quelques jours auparavant lancé une hache de guerre aux pieds de son père. Des enfants se joignaient aux chants ainsi que des femmes qui dansaient de manière sensuelle tout autour des flammes. Quelques guerriers des montagnes, semblant plus respectueux des traditions, se tenaient en silence dans un coin de la scène, les yeux baissés pour prier leurs morts malgré les joies alentours.
Et au centre de cette cérémonie, dressée sur un pieu, se trouvait la tête d'un homme. Ses yeux étaient livides, sa bouche ouverte en un dernier élan de douleur et tous ses cheveux avaient été coupés.
« L'ancien chef… »
Töko avait murmuré sans n'être entendu de personne, le bruit des chants de gloire couvrant ses mots. Et Keluyah, n'y prêtant attention, porta son regard vers celui qui était assis sur un large trône de bois.
Elle fut frappée de stupeur.
La vie sauvage et solitaire qu'il avait menée pendant des années avait modifié son corps, rendant sa morphologie plus robuste et son visage plus grave. Elle ne voyait plus dans ses yeux la même lueur bienveillante qui y régnait autrefois et les nombreuses cicatrices qui parcouraient son torse nu lui donnaient un aspect presque bestial.
Pourtant c'était le même Kunra que celui qu'elle avait sauvé après son couronnement. Devant lui était posé une lance encore tâchée du sang du chef et dans sa main un bâton orné d'un crâne qu'il gardait en trophée depuis trois ans.
Keluyah entendit dans son dos un craquement de branches et elle se retourna en sursautant, le cœur battant à un rythme effréné. L'homme qui se trouvait derrière elle et qui plaquait sa main sur la bouche de Töko n'était pourtant pas son ennemi ; c'était son père. Et dans le regard de ce dernier brillait seulement de la haine à l'encontre de celui qui avait bafoué les traditions, fuyant le jour de son exécution.
Ordonnant d'un signe de la main aux deux jeunes de rester caché il se leva et d'un pas sûr il se hissa hors de l'obscurité des arbres. Il était temps de venger l'honneur dans un combat de chefs.