Chapitre 15 : À l'aube du changement [Prologue]
Ils étaient deux, évoluant avec autant de grâce que des feuilles d'automne dans le vent. Leur danse semblait guidée par leurs sentiments plus que par un schéma pré-établi; ils s'éloignaient puis se rapprochaient comme si leurs pas les ramenaient naturellement à retrouver le contact, rassurant, essentiel, de l'autre. Sous sa chevelure blonde aux reflets d'or, les yeux de la jeune femme demeuraient clos; tout comme ceux de l'homme aux cheveux aile-de-corbeau. Chacun semblait vouloir se laisser guider par l'autre, sans se soucier de tous ces regards, de tous ces êtres, humains et Pokémon, qui les observaient avec émerveillement.
Puis, alors que l'on ne s'y attendait plus, la femme commença à chanter. Sa voix, déjà entendue plus tôt, avait la clarté de l'eau pure et le charme des trilles d'oiseau. En réponse, celle de son partenaire, plus grave, vint se mêler à la sienne, comme si leurs voix dansaient au même rythme que leurs corps. Les mots qu'ils prononçaient n'avaient aucune importance. Seule comptait la beauté de leur amour et celle de leur histoire, qu'ils achevaient désormais sur une note de bonheur infini qui en fit pleurer plus d'un.
Enfin, presque à regrets, leurs pas ralentirent, leurs voix s'éteignirent doucement, et, dans une dernière étreinte, ils saluèrent leur public.
Un tonnerre d'applaudissements les accueillit à la mesure de leur talent. Des sourires discrets se dessinèrent sur leur visage avant que leurs mains ne se séparent. Alors, chacun d'eux s'éloigna de son côté de la scène et disparut, non sans avoir adressé à l'autre un regard de reconnaissance. En sachant que le lendemain, leur triomphe reprendrait.
Un brouhaha sourd monta peu à peu de la foule qui se levait lentement. Personne n'osait croire que le récit était achevé tant il les avait touchés. Plusieurs spectateurs avaient besoin de soutien pour se lever, tant les larmes les vidaient de leurs forces.
Personne ne remarqua le Pokémon violacé, tapi dans la partie la plus haute de la salle; et encore moins son dresseur à ses côtés. Un jeune garçon, qui observait son partenaire de combat avec une expression moqueuse mêlée de surprise.
-Ah, soupira Sirius, essuyant ses larmes d'un revers de patte, comme j'aime l'opéra... Leur harmonie était si...!
La fourrure violette du Mentali ne suffisait plus à éponger les lourdes larmes qui continuaient de se déverser de ses grands yeux émerveillés. En désespoir de cause, il choisit de les laisser couler, s'enivrant de leur goût salé comme de la merveilleuse histoire que le ballet venait de lui offrir. Ses yeux piqués d'étoiles étincelaient sous l'effet de l'émerveillement qui l'avait emporté tout au long du spectacle.
-C'est ridicule, soupira Gold, à ses côtés, en sortant un mouchoir de papier de sa poche. Ce ne sont que des danseurs. En plus, on ne comprend rien, quand ils chantent.
-Mais c'est si... beau ! s'exclama-t-il, soudain incapable de trouver un mot qui convienne mieux.
-Allez, Sirius, tu ne vas pas me dire que tu as compris les paroles, quand même !
Dans un geste vif, le Mentali pivota vers lui et lui jeta un regard sérieux et empli d'émotion qui le fit taire malgré lui.
-Ce n'est pas avec ses seules oreilles qu'on comprend l'opéra; ni le monde, d'ailleurs. C'est seulement avec le cœur.
Gold haussa les sourcils, surpris. Puis il détourna la tête, comme s'il se refusait à affronter l'expression de son partenaire. Pour sa part, Sirius se retenait de se lancer dans un long monologue pour tenter de le convaincre de la beauté de l'opéra. C'était totalement inutile. Jamais son dresseur ne partagerait ses convictions, et lui offrir son propre avis n'aurait aucun sens. L'opinion des autres importait peu pour Gold. À ses yeux, seul comptait son objectif : vaincre le Maître de la Ligue. Dans cette optique, comment le Mentali aurait-il pu le déranger avec une chose aussi insignifiante que son goût pour l'opéra ?
Depuis longtemps, Sirius gardait ses convictions, ses préférences, pour lui. Il espérait secrètement qu'un jour, Gold commencerait à s'intéresser aux autres. Pour l'heure, à défaut de tout partager avec lui, il se contentait de l'écouter, et de lui remettre ses conseils avisés. Un jour, peut-être, il pourrait lui parler de son affection pour l'opéra. Mais ce temps n'était pas encore venu. Un nouveau soupir d'extase lui échappa, entaché d'un brin d'impatience. Il commençait à souffrir de garder tous ses secrets pour lui, et les autres Pokémon de Gold ne lui étaient pas d'un grand secours à ce sujet. Sans parler de Typhon, devenu plus ronchon encore depuis son évolution...!
-...N'empêche que... Un Pokémon transformé en humain, c'est complètement absurde.
Sirius redressa brutalement la tête. Lui tendant le mouchoir sans le regarder, Gold fixait obstinément la scène. Comme s'il ne voulait pas avouer que, pour une fois, ses paroles n'avaient rien à voir avec une quelconque raillerie. Avouer qu'il avait bel et bien compris le sujet de la pièce. Ses mots humains, qu'il avait eu tant de mal à apprendre, s'étranglèrent dans sa gorge.
-Pas plus absurde que l'inverse, finit-il par souffler. Il y a eu des cas de malédiction de ce genre...
-Il ne faut pas être ridicule, non plus, soupira son dresseur. Les humains sont des humains, et les Pokémon sont des Pokémon. C'est comme ça ! Et puis, d'abord, je ne vois pas pourquoi cette fille était si heureuse de devenir humaine, alors que son copain aurait aussi pu devenir un Pokémon... Comme si c'était bénéfique dans un sens, et une malédiction dans l'autre !
-...Il faut avouer que cela ne tenterait pas grand-monde de devenir un Cériflor mâle, observa Sirius, toujours un brin surpris d'avoir une discussion aussi profonde avec lui.
Gold consentit enfin à tourner à nouveau son visage vers lui. Ses yeux noisette, légèrement dorés, pétillaient de malice. Comme d'habitude. Le Mentali se surprit à ronronner. Son dresseur était particulier, mais il l'aimait comme il était. Leur amitié passait au-delà de toutes leurs différences...
-Belle répartie ! admira-t-il. (L'espace d'un instant, ses iris se troublèrent à nouveau.) Mais je me demande quand même... Si les humains et les Pokémon sont similaires au point de pouvoir obtenir ces... transformations, est-ce que ça veut dire qu'on ne serait qu'une seule et même espèce ? Et alors, à quoi ça servirait qu'il y ait des humains ET des Pokémon ?...
Subitement, il parut s'apercevoir que Sirius le regardait. Aussitôt, il recula précipitamment et reprit son expression habituelle. Seulement, son Mentali ne s'y trompa pas.
-...Désolé, dit-il en détournant les yeux. Ça m'arrive parfois d'avoir des idées un peu bizarres comme ça. Je sais pas ce qui m'a pris. Excuse-moi si je t'ai surpris.
"Ne t'excuse pas; c'est dans ces moments-là que je te préfère !" Voilà ce que le Pokémon aurait voulu lui répondre. Seulement, il savait que son partenaire ne prendrait pas une telle déclaration au sérieux. Il se contenta donc d'un mince sourire. Ils restèrent un moment à se regarder, immobiles. Face au calme de Sirius, son dresseur se sentit de plus en plus gêné, comme si ses pensées venaient d'être percées à jour. Or, il détestait cette sensation.
-...Tu vas le prendre, ce mouchoir, oui ou non ?! s'écria-t-il, pour couper court à la conversation à sa manière.
Le sourire du Mentali ne fit que s'élargir. Puis, avec une grande délicatesse, il glissa sa patte fine sous le mouchoir et s'essuya les yeux, luttant pour ne pas exprimer à haute voix ce qu'il ressentait.
Gold avait déjà fait un énorme pas en interrompant son voyage initiatique le temps d'un opéra, rien que pour lui. Désormais, il avait l'impression d'être enfin parvenu à briser la barrière de défense et de répulsion qui entourait le garçon. Il avait finalement pris sa place à ses côtés. Et rien au monde ne pouvait le rendre plus heureux.
Seulement, un léger doute vint ternir ses réjouissances. Certes, Gold avait accepté de l'accompagner, mais lorsqu'il le lui avait dit, sa voix semblait démunie, dépourvue de la force qu'il lui connaissait. Il avait donné son accord comme par ennui, comme s'il n'avait rien eu de mieux à faire que de plaire à son ami alors qu'il ne lui restait plus qu'un badge à obtenir. Laisser ainsi ses projets de côté n'était absolument pas son genre. Peu à peu, les grandes oreilles du Mentali se penchèrent sur les côtés sous l'effet de l'inquiétude. Il mâcha brièvement ses mots en quête des paroles appropriées, puis se lança :
-Dis-moi... Pourquoi n'as-tu pas insisté pour poursuivre notre route vers Ébènelle ?
Le jeune dresseur sursauta vivement, comme si cette phrase l'avait tiré de ses pensées. Il dévisagea Sirius un instant. À son expression équivoque, celui-ci comprit qu'il préparait un mensonge. Ses propres sourcils se froncèrent d'un air réprobateur. Finalement, Gold abandonna la joute morale, poussa un long soupir faible, avant de lui avouer ce qu'il ne s'attendait pas à entendre.
-Tu veux savoir ce qui m'arrive, Sirius ? Je suis fatigué.
-Fatigué, toi ?! s'exclama-t-il, ses yeux piqués d'étoiles devenus larges comme des soucoupes.
Il lui sourit tristement, lui décochant un regard direct emprunt d'une sincérité et d'un sérieux désarmants.
-Oui, je suis fatigué. Épuisé serait le mot. Tu sais, ces jours-ci n'ont pas été de tout repos pour moi. Le Lac Colère, la Team Rocket à Acajou, l'arène de Frédo et enfin la prise de la Tour Radio... J'ai beau être tenace et ne jamais perdre de vue mes objectifs, c'est trop pour moi. Je me sens complètement vidé de mes forces. J'ai le sentiment d'avoir accompli mon devoir, mais cela ne me suffit pas...
Le contact familier de la patte du Mentali posée au creux de son bras le coupa dans ses explications.
-Gold, tu aurais pu nous dire que tu avais besoin de repos. Nous t'aurions aidé, tu sais...
Le garçon laissa échapper un léger ricanement.
-Toi, peut-être; mais les autres ? Entre Typhon qui m'encouragerait à rentrer à la maison où m'attendent deux furies que je ne voudrais revoir pour rien au monde, Cyclone qui réclame de l'entraînement pour évoluer, Ouragan qui ne cesse jamais de se pavaner en envoyant des éclairs partout et le petit dernier qui voudrait encore écraser des Sbires de la Team Rocket alors qu'il n'y en a plus un seul, je serais vanné en moins de deux minutes !!... Bon, je passe sur Rafale, mais...
Sirius soupira à son tour, exaspéré par le défaitisme soudain de son partenaire.
-Si tu leur expliquais, ils le comprendraient aisément, et tu le sais. Tout comme toi et moi, ils ont affronté les évènements en mobilisant toute leur énergie. Eux aussi ne seraient pas contre deux ou trois semaines de vacances.
Les yeux de Gold s'écarquillèrent en entendant ce dernier mot, auquel il ne s'était pas même autorisé à penser. En lieu et place de l'impatience qu'on y lisait d'ordinaire, une lueur de soulagement s'y était glissée, assortie de reconnaissance.
-Des vacances... Oui, c'est une bonne idée. Ça te dirait, les plages d'Irisia ?
-Ah, le sable blanc, le soleil, les smoothies spéciaux aux baies occidentales... rêva le Pokémon à haute voix avant de réaliser : Mais... Et pour l'entraînement ? La préparation à la Ligue ?!
-Rien qu'une heure par jour, et tous ensemble, concéda le dresseur, pourtant très à Ponyta sur ses horaires, d'habitude. On reprendra le rythme progressivement. Alors ?
Le Mentali agita sa queue fendue dans un geste équivoque, tout en ronronnant de bonheur.
-D'abord l'opéra et maintenant les vacances... Qui donc t'a changé en mon absence ?
-Roh, ça vaaaaaaa !
Ils échangèrent un regard complice qui, à leurs yeux, valait tout l'or du monde.