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Il vole (O°S) de Icej



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Informations

» Auteur : Icej - Voir le profil
» Créé le 03/03/2013 à 15:24
» Dernière mise à jour le 04/07/2014 à 05:41

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Chapitre Unique
Coucou tout le monde, merci d'avoir cliqué sur ce one-shot ! ^_^
Avant de lire, j'aimerais vous parler d'une radio organisée par certaines personnes sur bip (dont Kloana, si vous voulez plus d'informations vous pouvez visiter son blog). Elle veut gagner un peu d'audience, alors s'il-vous-plaît, un clic peut signifier beaucoup de choses pour eux !

http://www.radionomy.com/fr/radio/hyereslaradio/listen

Merci de votre attention :D

On to the story~


Il vole.

Il vole, et elle sent le vent sur sa peau. Elle ouvre les yeux, jette un coup d'œil effrayé vers le bas, en dessous de ses ailes de bleu et d'argent, et elle le voit : le monde.
Des plantations de cotons recouvrent la terre, s'étendent à perte de vue, le brun brûlé de leur tige et le blanc duveteux de leur fleur brillant uniformément or à la lumière du soleil de fin d'été. Au milieu du champ, le coupant en deux comme une balafre douloureuse dans de la chair pure, une route poussiéreuse de terre battue s'étend, filant d'un bout de l'horizon à l'autre.

La chaleur est omniprésente, étouffante ; elle enveloppe son corps comme une capsule de coton, elle floute la terre sienne et l'horizon lointain. Le ciel est bleu, aucun nuage n'offrant ne serait-ce qu'un petit coin d'ombre aux mortels s'activant frénétiquement loin au-dessous d'eux.

Oui, il fait chaud, mais elle n'y accorde que peu d'importance : parce qu'elle est sur son dos, et qu'il vole haut, si haut ; parce qu'une douce brise vient chasser de son souffle frais les derniers tentacules de chaleur qui s'accrochent à elle.

Elle le regarde, l'étudie lentement, savourant tout les détails de son corps, effrayée à l'idée d'un jour les oublier. Elle voit tout : son mince et pourtant rigide cou ardoise, où elle se perche, heureuse ; sa rieuse et merveilleuse tête bleue, large où elle se connecte avec le reste du corps, puis s'affinant pour enfin se terminer en pointe ; ses deux oreilles triangulaires qui bougent sans discontinuer, en dessous desquelles se nichent, dans le creux que ses pommettes saillantes ont formé par leur brusque arrêt, deux vives prunelles vermillon aux reflets or.

Le reste de son corps, elle ne peut pas le voir, même si elle l'aimerait : il est derrière elle. Et bien qu'il l'encourage à coup de petits roucoulements à desserrer son étreinte sur son cou, elle a toujours peur. C'est la première fois qu'elle vole : elle a bien le droit, non ?
Tout est si beau, vu de haut, tout est si libre, si immense... Elle est effrayée à l'idée de se noyer dans le ciel, de se perdre corps et âme dans l'océan bleuté qui semble aussi profond que vaste.

Il ronronne de nouveau, rassurant, et commence à gagner de la vitesse, ses oreilles repliées sur son crâne. Elle crie ; les bourrasques d'air devenues quasiment froides repoussent sa robe ivoire derrière elle de leur caresse violente. Les plantations de coton loin au-dessous d'elle défilent vite, vite, vite, jusqu'à ne devenir qu'une pâle surface d'or et de brun, floue et distante.

Elle ferme les yeux, les protégeant de la morsure de la brise qui siffle dans ses oreilles, se baisse, et glisse ses bras le long de son cou, l'enlaçant de son étreinte. Elle ne veut pas voir ce qui se passe : elle a trop peur.
Pourtant, elle lui fait confiance ; elle veut lui faire confiance.

Mais le vent est trop violent, et le ciel trop immense ; tout est si nouveau pour elle. Il roucoule de nouveau pour l'encourager, et sa voix chaleureuse semble lui dire : «  Ouvre ! Ouvre tes yeux ! » ; lui promettre mille choses dont elle n'a aucune connaissance.

Il accélère encore, et ils hurlent ensemble : lui sa joie, et ses encouragements et ses promesses ; elle sa peur, sa peur qui ne veut pas disparaître.
Quelques secondes après, le monde est à l'envers : elle sent la chaleur du soleil sur son menton et sa robe est soufflée vers l'avant aussi certainement qu'elle s'envolait derrière elle l'instant d'avant. Elle caresse et chatouille ses fines cuisses.

Elle ouvre ses yeux. Le temps s'est arrêté, le monde aussi ; est elle comme suspendue en l'air, suspendue au dessus des plantations de coton. Au loin, toute petite mais encore omniprésente, semblant écraser la terre de sa présence, est posée une immense demeure victorienne, dont les ailes droite et gauche s'étendent dans les champs comme des serpents prêts à mordre.

Elle connaît cette maison. Et elle se rappelle...


Le parquet est sale. Elle s'active pour l'épousseter, délogeant les grains de poussière et les poils des autres travailleurs d'entre les lattes de bois, déjà en nage alors que la matinée n'est même pas terminée. Le couloir qui longe l'arrière de la bâtisse est long, très long, et c'est à elle de le nettoyer avant que ne sonne les douze coups de midi.

Elle soupire, son plumeau déjà couvert de saleté pendant mollement dans sa main. Elle pouvait bien astiquer les planches de bois de toutes ses forces, le couloir serait de nouveau tout crasseux le lendemain. Le maître et son fils passaient souvent par ici pour rejoindre l'autre aile du bâtiment, ainsi que les contre-maîtres, en permanence en route pour faire leurs nombreux rapports.

La saleté s'est déjà incrustée depuis longtemps dans les murs et le sol de bois, et une dégoûtante odeur de transpiration flotte dans l'air, rendu irrespirable par la chaleur de l'été.

Elle s'arrête un instant, se redressant. Son dos lui fait tellement mal... Devant elle, une fenêtre ouverte. Une douce brise, chaude mais sentant bon l'air pur, caresse sa peau blanche et fait onduler sa légère robe au dessus des lattes crasseuses.
Dehors, le soleil baigne le monde de ses rayons dorés, et les fleurs de coton bourgeonnent à peine, dansant discrètement sous la légère bise. Elle aimerait tant être là, courir à travers les champs, sortir de la pénombre du couloir sale et malodorant et sentir le soleil sur sa peau... Un pince rouge dérange soudainement les tiges de coton, en trouvant une puis la tranchant soudainement, et disparait.

Elle fixe avec curiosité le point où le membre s'est évanouie. Que fait-il, dans la plantation ? Où est-il passée ?

Un coup violent cingle sa hanche. Elle hurle, faisant immédiatement volte face, et lâche son plumeau, apeurée. Une grosse humaine noire vêtue d'une légère robe blanche la dévisage méchamment, un bâton dans la main.

La dame lève sa cravache, criant quelque chose de sa voix forte, laissant apparaître les auréoles de ses dessous de bras. Une forte odeur de transpiration vient heurter son nez, nauséabonde. Ses cheveux crépus et son crâne sombre luisent de transpiration dans la pénombre du tunnel.

Elle a peur : elle se recroqueville, se dépêche de ramasser son plumeau. C'est la gouvernante. La gouvernante est venue.
Elle se relève et reçoit un autre coup, cette fois dans la corne rouge qui dépasse de sa poitrine. Les larmes lui montent aux yeux rapidement, menacent de déborder ; elle tient bon. La dame a toujours sa canne levée, et son regard cruel lui fait rapidement comprendre que l'humaine n'hésitera pas à la frapper si elle fait du bruit.
Elle a peur.

Finalement, la gouvernante abaisse son bâton et lui indique brusquement la partie du couloir qu'elle n'a pas encore épousseté. La femme lui ordonne aussi quelque chose de sa grosse voix, mais elle ne comprend pas ; l'humain est trop compliqué pour elle.

Elle trottine rapidement vers l'endroit qu'elle doit astiquer, le soulagement lui faisant trembler les mains.
Les grains de poussière volettent autour d'elle tandis qu'elle s'active, flottant un instant dans l'air avant d'aller se nicher un peu plus loin. Tant pis. Elle n'aura qu'à les déloger de là aussi.


Il termine sa boucle aérienne, joyeux. Le vent siffle, siffle, siffle dans ses oreilles, effleure sa peau de son pur toucher, glisse sur ses ailes puissantes.
Autour de lui, tout est bleu, d'un côté de l'horizon à l'autre : bleu azur, le bleu de ses ailes. Il se fond dans le décor, dans son élément. Loin au-dessous de lui, la terre sienne défile à une vitesse ahurissante : sa vitesse. Loin au-dessus, le soleil brille de son feu incandescent, baignant le monde de sa vive lumière et l'enveloppant de sa chaleur.

Mais lui n'a pas chaud, parce que l'air qui chante sur sa fourrure est frais ; et il sait qu'elle aussi se délecte, entre deux vagues de peur, de la fraîche et vive sensation de la bise dans sa robe. Il sent son étreinte autour de son cou se desserrer, ses fins bras d'ivoire retournant vers sa corne écarlate, seules ses mains hésitant sur son coup de leur touché délicat.

Il s'est stabilisé, et elle s'est habituée à la vitesse, à ce que sa vision se trouble et à ce que la seule chose que puisse entendre ses oreilles soit le chant mélodieux du vent. Ici, dans ce monde, le toucher est le seul sens qui compte : car à quoi servent les yeux, si l'unique chose à voir est l'immensité bleue du ciel ? Et quelle autre son chatouille l'ouïe à part le long sifflement monotone de l'air qui se déchire, incapable de suivre sa folle course ?

Il sent ses mains le long de son corps, passant de son cou à sa tête en une timide caresse, et il remue ses oreilles au rythme de ces délicats effleurements. Il découvre cette sensation, cette envie, et il accélère sa course, ronronne, heureux.

Il devine qu'elle à peur, bien sûr, mais ses caresses ne s'arrêtent pas : au contraire, elle se font de plus en plus nombreuses, de plus en plus rapides. Il est surpris par la confiance qu'elle a en lui.
N'était-ce pas elle qui avait peur de sa vitesse quelques minutes auparavant ? Quel changement s'est opéré en elle, depuis ce temps là ?

Il la sent pourtant toujours aussi frêle et légère sur son dos, toujours aussi nerveuse et secouée de contractions. Il la revoit encore : fine et blanche, faite de porcelaine, une corne écarlate comme couteau ensanglanté dans la poitrine et des cheveux vert menthe devenus kaki de crasse, emmêlés et ébouriffés.
Ses yeux rose bonbon étaient ronds, ses émotions s'y cachant comme des voleurs en fuite, la lueur furtive de l'espoir noyée par l'ombre omniprésente et croissante de la peur.

Il veut la protéger, la poupée de porcelaine sur son dos, de peur qu'elle ne vole en éclats. Elle semble comme un nouveau-né qui découvre le monde pour la première fois, et il a peur qu'elle s'y perde, dans l'immensité du ciel bleu et le flou lointain de la terre sienne.

Il accélère, accélère encore. L'ivresse de la vitesse, c'est ce qui le fait vivre, ce qui l'anime. Il a l'habitude de s'abandonner dedans, chaque jour, d'y laisser son corps et son âme. Oui, il a l'habitude de ne penser qu'à lui, parce qu'il n'y a que lui dans son monde.

Lui et le ciel azur, et le bout d'horizon vers lequel il file.

Mais là, il n'est pas tout seul, et il sait qu'il y a quelqu'un sur son dos : qu'elle est sur son dos. Il en est conscient d'une manière dont il n'aurait pas même pu rêver avant.

Il sait qu'elle est là, la touche de son esprit, visite chaque recoin de son corps par la pensée, et il sent ses caresses maintenant fermes et assurées le long de son cou. Il aime ça, autant qu'il aimait voler avant.

Parce qu'il n'est plus seul.


Elle a senti ce qu'il a fait. Quoi exactement, elle ne sait pas, mais ça l'a rapidement tiré de son songe, où elle se voyait encore astiquer le parquet. D'ailleurs, elle s'est rendue compte qu'elle avait machinalement reproduit les mouvements qu'elle aurait fait chez son maître, et qu'elle caressait de plus en plus violemment son cou.

Elle rougit. Il à l'air d'apprécier ça, mais elle n'aime pas être brusque. Elle laisse un instant ses mains traîner sur la base de sa tête rieuse, puis les ramène doucement vers elle, vers sa robe qui vole, vole au vent derrière eux.

Il lui jette un coup d'œil pétillant, roucoule un instant pour l'encourager à continuer. Mais elle refuse, grimaçant un peu. Elle a peur qu'il insiste.

Le ciel est toujours azur au dessus de sa tête, le sol toujours aussi loin, brumeux souvenir de sa vie de terrienne. Mais quelque chose a changé. La chaleur du soleil s'intensifie malgré la brise, et elle transpire, et elle ferme les yeux. Tout devient noir.

Elle ne veut pas...


Un fin rayon de lumière blanche filtre par les côtés de la porte fermée, traçant les contours de sa silhouette carrée de sa mince lueur ivoire. Elle fixe ce petit bout de clarté, de liberté, attendant que la porte s'ouvre. Des contractions la secouent. Elle a mal, si mal...

Elle est recroquevillée sur elle-même, son dos arqué contre les briques dures du mur, et ses petits pieds ronds ramenés vers son corps, touchant pourtant presque la paroi opposée. La pièce est si petite, si sombre, et elle étouffe, veut de l'air...

Une puanteur malsaine, de sang et et transpiration mêlés, flotte dans l'air. Elle halète, serre fort ses genoux, pleure. Le sang, c'est elle qui l'a apporté. Il coule, coule, coule, suinte du bas de son corps, se répand sur le sol en une ignoble mélasse, se collant partout sur sa robe et ses cuisses.

Tout ici l'affole. Les angles des durs pavés que les humains ont installés dans cette partie de la maison lui rentrent dans la peau, l'égratignent, la coupent et la font saigner ; le sang qui coule de ses plaies rejoint celui d'en bas en une infâme rivière rouge, qu'elle sent mais ne peut voir dans le sombre réduit.

Elle couine, et l'écho du bruit déloge une nouvelle fois le flot de souvenirs de l'arrière de son esprit. Ils lui lui noient les yeux et lui bouchent les oreilles, et elle hurle silencieusement.

Elle revoit sa main, sa main toute blanche, elle la visualise l'attraper et la jeter à terre avant d'aller violemment claquer la porte. Et elle revoit ses tissus de coton, ces étoffes colorés que porte les humains, tomber à terre, et elle le revoit se rapprocher, se rapprocher...

Elle s'entend encore crier, elle se sent encore gesticuler à la lumière du soleil de fin d'été, glissant sur les draps de soie. Elle se rappelle la sensation de sa main sur sa bouche, l'impossibilité de respirer, la panique, la peur.

La gouvernante l'a mise là, après. Le temps qu'elle se calme. Le temps que le sang finisse de couler. Le temps que cela passe. Et maintenant...


Une bourrasque de vent frais la fait revenir à elle. Elle ouvre les yeux, s'émerveille. Autour d'elle, du blanc, un mur duveteux comme du coton et brumeux comme un brouillard de matin d'Octobre : des nuages.

En dessous d'elle, il vole toujours, déchirant les moutons blanc et montant haut, toujours plus haut. Il sent la peur qui est en elle, qui s'agrippe toujours à son corps de ses tentacules abjects. Il ronronne ; il tente de la rassurer.
Il ne sait pas que ce n'est plus sa manière de fendre les cieux qui l'inquiète.

Mais elle oublie sa peur, fascinée par le monde autour d'elle : les nuages, elle les a rarement vu aussi purs, aussi blancs, mais plutôt noirs orageux à la saison des pluies ; et jamais d'aussi près. Tout est si beau, et elle se sent si bien, si en sécurité, dans cette pâle couverture. Plus rien n'est autour d'eux que le blanc des nuages.

Il ronronne, lui jette un nouveau regard, heureux. Elle se plonge dans l'écarlate de ses prunelles, une émotion qu'elle ne pourrait définir envahissant son corps, sa peau, et son cœur. Il fait presque froid, ici, là-où-le-soleil-ne-peut-aller, mais elle a chaud, et ses joues rosissent de plaisir quand il roucoule de nouveau.

Elle est étonnée, quand même. Elle ferme les yeux quelques secondes seulement – en tout cas, il lui semble bien qu'elle ne les avait pas fermé longtemps – et soudainement, elle se retrouve enveloppée dans des nuages blancs, tellement de nuages blancs qu'elle ne voit pas deux mètres à la ronde.
Va-t-il vraiment si vite ?

Quelle distance la sépare-t-elle de son maître ?

La peur noue son ventre, l'aspire en sa bouche béante. Le maître sait tout. Le maître est puissant. Le maître va la rattraper, la battre et la tuer. Elle ferme les yeux ; la panique l'enserre. Elle agrippe son cou de plus en plus fort, sent les nuages défiler comme de la soie sur sa peau. Il proteste un peu, puis se tait ; elle ne l'écoute pas.

Et puis soudainement, il pousse un cri joyeux. Elle l'ignore, au début : son esprit est loin d'ici, perdu dans un labyrinthe dont la case départ est la panique et celle d'arrivée la terreur.
Mais il multiplie ses cris, de plus en plus mélodieux ; et elle finit par ne plus rien sentir sur sa peau, et ce changement l'intrigue, la sort de sa torpeur.

Ils sont au dessus des nuages.


Le soleil brille de nouveau sur sa peau : il est heureux. Il ralentit son vol, savourant le moment et fermant les yeux de délice. Son étreinte s'est desserrée sur son cou, et il avale une longue gorgée d'air pur et froid, ses oreilles frémissant de plaisir.

Il est réellement chez lui, à présent. Là-où-le-soleil-brille-éternellement.

Elle s'est calmée, il le sent. Pour la première fois, elle ose parler, faire un bruit : une brusque inspiration, un son d'émerveillement. Elle a raison : tout est si beau. Devant eux, une mer de nuage s'étend comme à l'infini, confuse, vaporeuse, disparaissant au loin dans l'azur de l'horizon.

Le monde est blanc et bleu, presque comme eux deux, en somme. Il y du jaune, aussi, car le Soleil est là : et il déverse sur le monde un flot de rayons d'or, qui envahissent tout. Ils réchauffent cet endroit si froid et suivent leurs chemins tortueux à travers les nuages.

L'air s'est raréfié, ici, loin au dessus de la terre ; mais il ne le sent pas, car il ne sent rien sauf l'extase du vol, et elle, sur son dos. Le froid Mistral lui pique les yeux et perce presque son épais plumage, et il sent sa robe qui vole, vole derrière elle et lui chatouille le bas du dos.

Il s'en fiche, il accélère. Que le monde est beau ! Qu'y a-t-il de mieux que d'aller de plus en plus vite, avec elle cramponnée à son dos ?

Il sent sa peur, mais aussi sa confiance en lui, et il aime ça ; il aime la protéger. En dessous, les nuages défilent à une vitesse ahurissante, ne devenant qu'un flou ivoire, comme la terre sienne auparavant.

Soudainement, il part vers le haut, quasiment à la verticale, puis revient vers l'arrière, la tête en bas, formant une immense boucle aérienne. Il sait qu'elle n'a pas peur, ou en tout cas plus autant : c'est la deuxième fois de la journée qu'il fait cette figure, elle s'y est habituée.

Oh, comme il aime faire des boucles et voler, voler, voler ! Les nuages d'ivoire forment un somptueux plafond au dessus d'eux, aux lumières virevoltantes d'or et de d'orangé ; et le soleil au dessous illumine son ventre et le réchauffe de son feu immatériel, seul chose flottant dans le néant azur du ciel.

Il termine sa boucle, riant de bonheur ; et elle rit aussi, un son de clochette, pur et enfantin. Elle est heureuse.
Et il veut la rendre encore plus heureuse.
Il redescend dans les nuages, l'océan nébuleux où le sens du courant est dicté par les caprices du Mistral, puis en ressort, y pénètre une nouvelle fois, et reproduit le mouvement dans le sens inverse. Il est comme une aiguille brodant un tissu de fumerolles.

Et elle rit, elle rit encore. Oui, elle rit parce qu'elle le sait : il est là, elle est là, et la manière dont ils sont conscients l'un de l'autre est tellement belle, tellement fugace, qu'elle ne peut faire autrement que de rire et la chérir du fond de son cœur.
Il est tellement surpris, lui aussi, de penser à elle comme cela, de sentir ses caresses maintenant intenses le long de son cou ; puis de ses ailes. Elle a osé se retourner en plein vol pour lui faire plaisir.

Il se rappelle encore la première fois qu'il l'a vu. Elle courait à travers les champs dorés et sur la terre sienne, courait, courait jusqu'à en perdre haleine, comme si elle souhaitait aller aussi vite que lui en vol, mais ne pouvait pas.
Ça l'avait séduit.
Il avait quitté ceux avec qui il jouait, les grandes bêtes aux majestueuses ailes grises et blanches, et il s'était approché d'elle, intrigué. Elle trébuchait régulièrement dans sa hâte, se relevait et persévérait encore ; et agrippait le chapeau de paille dans sa main comme si c'était pour elle la chose la plus précieuse au monde, sans même paraître s'en rendre compte.

Il s'était rapproché du sol, par dessus un long chemin poussiéreux, et il l'avait attendu, patientant dans la chaleur du soleil de fin d'été.


Elle se sent intouchable, là haut. Il a repercé la couche de nuage ; ils sont de nouveau au dessus, et tout est si beau. Le soleil de fin d'après-midi prend des touches d'orangé : maintenant, les nuages ne brillent plus d'or, mais d'un autre mélange proche du feu, virant du rose à l'ocre en passant par le rouge brique.

Soudainement, il fait une piquée vers le haut et monte, monte, monte, jusqu'à ce qu'ils soient loin au dessus de la nébuleuse multicolore, en face du soleil. L'oxygène se raréfie encore plus ; elle à du mal à respirer. Le soleil l'aveugle.

L'aveugle comme ce jour...


Elle halète, fixe encore le mince rayon de lumière blanc. Elle horriblement mal au dos, elle à envie de sortir... Cela fait deux jours qu'elle est coincée dans la puanteur et les ténèbres, deux jours que le sang colle à sa peau et ses cuisses.

L'eau de la gamelle qu'on lui a mise, bien qu'ignoble, a été épuisée il y a longtemps, et elle a soif, terriblement soif. Pourquoi l'a-t-on laissé la dedans ? Elle n'a rien fait de mal. Va-t-on l'oublier dans ce réduit, jusqu'à ce qu'elle meure de faim, d'étouffement, et de soif ? Non... Elle ne veut pas...

La poussière lui chatouille le nez, et elle éternue. Les briques lui rentrent encore un peu plus dans le dos. La fine lueur brille toujours, encadrant la porte. Elle approche sa main de celle-ci.

Elle veut sortir.

Et soudainement, le mince rayon devient un immense flot de clarté, blanche comme l'ivoire et crue comme une lame. Elle hurle. Ses yeux lui font mal, elle ne voit rien ; elle a peur, peur, peur...
Un coup de canne sur la bouche lui fait revenir à la réalité. Elle couine, se calme, cligne des yeux quelques fois, cherche à y voir quelque chose.
Elle ne veut pas recevoir de deuxième coup de bâton et lève ses bras devant elle pour se protéger, paniquant.

La grosse gouvernante est devant elle, sa peau sombre contrastant toujours de l'exacte même manière avec sa robe blanche, sa cravache levée, prête à s'abattre. Elle l'abaisse brusquement, fixant d'une lueur méchante le réduit et son contenu.

Elle lui fait signe de sortir.

Elle s'empresse d'obéir tandis que la dame fait un pas de côté, faisant craquer le parquet en bois. Ils sont dans le couloir de droite, moins long que celui de derrière et plus large. La lumière se déverse en cascade par les fenêtres, le dur soleil de midi chauffant les plantations quasiment à blanc. La gouvernante est encore en nage.

L'humaine noire lui fait un signe rapide de ses mains, la fixant intensément, guettant le moment où elle aurait justification suffisante pour la frapper de nouveau. Ses doigts forment un creux, puis elle mime l'acte de mettre la nourriture à sa bouche, et ensuite fait un carré avec ses gros index.

Elle a compris. Manger, la nourriture ; le carré, la pièce, l'endroit. Les cuisines.

Elle fait une petite courbette sous le regard méchant de la dame, puis fait demi-tour, se dirigeant vers l'aile droite du bâtiment. Le parquet craque sous ses pas, la chaleur la fait transpirer.
Elle arrive devant une porte en bois blanc. Dessus, une pancarte sur laquelle est inscrit des signes humains qu'elle ne peut pas déchiffrer, mais qu'elle reconnaît.

Une grosse pâtisserie a été dessinée sur le bout de papier, le genre que l'on offre qu'une fois par an. Elle inspire, surprise. Aujourd'hui, cela fait dix-huit ans que le fils du maître est né. Et deux jours qu'il...

Elle ouvre précipitamment la porte. Il fait chaud, terriblement chaud. Elle plisse les yeux : le soleil tape fort. Elle quitte le peu d'ombre qu'offre la maison, titubant un peu. Son dos, ses jambes, son bassin, tout lui fait mal... Et elle a soif. Mais elle doit marcher.
Aller aux cuisines.

Elle arrive rapidement face au bâtiment qui abrite les cuisines. Il est large, carré, fait de planches de bois à la peinture blanche écaillée, et percé de nombreuses fenêtres pour évacuer les odeurs. Elle tourne la poignée, entre. A l'intérieur, c'est le bazar total.

Dans la pénombre, des gens comme elle se bousculent de partout sous la direction des humains noirs ; ils portent des plats et des sauces, des messages, et se précipitent de table en table pour délivrer des condiments aux cuisiniers. Ceux-ci s'affairent frénétiquement, salant, pimentant, rajoutant des épices ou du jus, hachant fin la viande au persil et coupant en petits cubes les carottes et les betteraves.

Il y a tant d'odeurs que c'en en est écœurant, mais les servants et les chefs ne remarquent rien, trop pris par leur besogne.
Un grand humain noir vient la voir, l'observant critiquement. Elle rougit, repensant au sang collé à ses cuisses, aux plaies sur son dos et son cou et la manière courbé dont elle se tient, n'arrivant pas à se redresser complètement.
Dans ses mains, un plateau d'ivoire sculpté, dans lequel trône un immense gâteau de chocolat, aussi sombre que la peau de celui qui le tient. La pâtisserie est décorée de ce qui semble être de la pâte d'amande, tordue en petites figures si comiques qu'elle aurait pu en pleurer de rire, si elle l'avait pu. Le tout sent bon, tellement bon, et elle a si faim...

Elle tend ses mains vers le plateau, et l'homme lui transmet le plateau. C'est lourd, mais elle arrive quand même à le tenir, faisant attention à ce que ce la grande assiette ne glisse pas sur ses mains déjà moites de transpiration. Il articule quelque chose qu'elle ne comprend pas, qu'elle ne cherche pas à comprendre, et elle fait lentement demi-tour.

Elle veut sortir de la pénombre malodorante. L'homme fait un pas en avant pour lui ouvrir la porte, laissant finalement la lumière entrer dans la pièce. Elle sort. Il referme l'ouverture derrière elle.

Elle plisse les yeux.

Le soleil est tellement beau. Elle n'a pas envie de retourner dans l'ombre de la maison. Elle veut... Le plateau tombe au sol en un vacarme assourdissant. La pâtisserie de chocolat vole en éclat, est écrasée par son ancien piédestal en un gargouillis repoussant. Il y a quelques secondes de silence. Puis, des cris à l'intérieur de la cuisine.

Sans réfléchir, elle s'élance. Le début des champs, à quelques dizaines de mètres de la sortie, est vite franchi, et les tiges de coton lui chatouille la peau, se plient devant elle, leurs fleurs duveteuses lui caressant la peau et lui rentrant dans les yeux. Elle nage dans cette mer végétale, et les cris se rapprochent derrière elle. La panique lui enserre la gorge.

Sa vision et son ouïe se troublent et elle ne pense qu'à une chose sous la lumière dorée du midi : courir.

Elle halète, trébuche, se relève encore, et recommence. La chaleur l'écrase, l'étouffe ; elle est aveuglée par la lumière. Soudainement, elle se cogne contre un humain. Surpris, il n'a pas le temps de se retourner, et elle voit vaguement son front sombre luisant de sueur et le fouet qu'il tient dans la main. Le chapeau de paille qu'il avait sur la tête est renversé sur le côté et voltige vers elle. Elle l'attrape sans réfléchir, continuant à courir.

La voix de l'homme se joint aux cris derrière elle, mais elle est déjà partie, déjà disparue dans la mer de coton. Courir. Courir encore, jusqu'à l'épuisement : ne regarder que devant, ignorer le ciel bleu et les hurlements des humains en chasse derrière. Même s'ils sont nombreux. Même s'ils se rapprochent.

Soudainement, elle titube, surprise : la résistance que lui opposait les plantes a disparu. Elle est sur une longue route poussiéreuse, vide, celle qu'elle a souvent vue du deuxième étage de la demeure du maître. A gauche, elle se poursuit jusqu'à l'horizon, sable sale à perte de vue, encadrée par les plantations dorées. A droite aussi.

En haut... Elle sursaute. Quelqu'un l'observe. Longiligne, mince, félin, aux ailes azur comme le ciel et aux yeux emplis de pépites d'or. Il flotte, comme ça, dans le ciel, sans même battre de ses magnifiques membranes célestes. Elle crie, son chapeau à la main. Elle ne sait pas s'il comprend, mais elle sait ce qu'elle veut dire.

« Sauve moi ! Sauve moi ! » Il s'approche d'elle, tête d'argent penchée sur le côté en une motion intriguée. « Sauve moi ! Sauve moi ! »

Les hurlements des humains sont forts, si forts ; ils heurtent ses oreilles. Il lui offre son dos, se penchant légèrement de côté. Tout se bouscule dans sa tête.
Elle attrape son cou ardoise. Elle monte sur son dos ferme, et il flotte un peu plus bas un instant, se débattant avec son poids, puis se stabilise en riant. Elle n'est pas si lourde.

Les humains sont quasiment visibles, leurs cheveux crépus dépassant du haut du coton. Elle jette un regard de côté, couine. Il roucoule, rassurant. Elle serre le chapeau de paille de sa main, lève son bras comme pour se protéger des humains...

Il décolle. Le vent la prend par surprise, et elle ferme les yeux. Son chapeau de paille est emporté par le soudain afflux d'air. Elle entend vaguement le bruit des humains, qui débarquent soudainement sur la route, leurs pas furieux martelant la terre compacte, puis plus rien.

Il ne reste qu'elle et lui.


Il pique. Soudainement, tout est vertical : les rayons de soleil qui jusqu'à présent l'aveuglaient lui baignent le dos, et le tapis de nuage est en face d'elle, en non en dessous.

Tout se passe trop vite pour qu'elle ait le temps d'avoir peur ou de hurler ; mais même si elle l'avait pu, elle ne l'aurait pas fait. Il rit.

Soudainement, ils percent la couche de nuages : la brume lui chatouille les joues et caresse ses cuisses, et elle agrippe fort, fort, fort son cou. Ils vont repasser en dessous des nuages, en dessous du monde où tout brille et tout est pur. Que vont-ils y trouver ? Cela fait si longtemps qu'il vole : elle ne saurait pas dire combien d'heures exactement, mais elle est sûre qu'on peut les compter en dizaines.

Les plantations s'étendent-elles à l'infini ? Oui, recouvrent-elles le monde ? Un nouveau maître l'attrapera-t-il ? Elle a peur, plus qu'elle ne saurait un jour le dire. Elle ferme les yeux.

Quelques secondes de plus, et elle ne sent plus les nuages sur sa peau. Mais elle n'ose pas lever ses paupières, jeter un regard sur le monde d'en bas. Et si elle avait raison ? Et si les hommes les avaient pourchassés ? Peut-être courraient-ils aussi vite que lui vole, quand ils étaient en colère. Après tout, elle avait ruiné leur gâteau.

Il roucoule, encourageant. Elle hésite. S'il ronronne, tout doit aller bien. Mais peut-être ne les a-t-il pas vu, les humains, se cacher dans les champs et les viser de leurs bâtons-qui-crachent-du-feu, leur pire arme.
Ses roucoulements se font plus insistants.

Elle ouvre les yeux. Inspire. Expire. Sous eux, de l'eau. Plus d'eau qu'elle n'aurait jamais pu en imaginer : une immensité d'eau, mouvante, changeante comme la couche de nuages au dessus d'elle. Le soleil est passé en dessous de la nébuleuse de nuage et jette un dernier regard sur le monde : tout est jaune, orange, rose, violet, et finalement bleu.

Sur les vagues dansent les reflets des milles couleurs que le soleil déverse à flot, et ces vagues les projettent à leur tour un peu plus loin, où elles se reflètent de nouveau pour continuer leur course. Le ciel est un dégradé lumineux de la même couleur que les vagues, les nuages ivoire au dessus d'elle eux aussi arc-en-ciel.

Tout est si beau. Mais elle à peur. Le monde est si... vaste. Ses vieilles craintes, pourtant oubliées pendant qu'elle était au dessus des nuages, la rattrape. Et si elle se perdait dans l'immensité ? Comment va-t-elle faire pour survivre, elle qui ne connaît rien à rien, ne sait pas comment... comment vivre ?

Sous elle, il roucoule, rassurant. Son regard tombe vers lui, et elle le fixe un instant ; et cet instant devient comme une révélation. Elle redresse la tête, sourit. Elle a oublié l'essentiel.

Il vole.