Je veux la fête et les rires, Je veux la foule en délire
« Awaaa, c'est trop diiiingue !
– Il faut absolument que je m'achète ça !
– Moi aussi ! Et je l'aurais avant vous d'abord ! Je vais chercher mes parents ! »
Je ne pus m'empêcher de sourire devant l'enthousiasme débordant de tous ces gamins alors qu'ils contemplaient le nouveau jouet électronique à la mode que j'avais moi-même inventé. Cela faisait bien un an que ce n'était plus une nouveauté et pourtant son succès n'avait en rien diminué. Cela n'avait rien d'étonnant puisqu'il exploitait à sa manière toute originale et inventive l'interface virtuelle que nous avions mises au point Nyouvia, Cuivra et moi. J'étais en outre assez fier de cette invention-ci puisqu'elle résolvait à sa façon le problème de stockage des Pokémon et qu'elle venait purement et simplement de moi. Effectivement, malgré que j'eusse résolu le problème de stockage de Pokémon avec les Bracélec, ma matière grise ne s'était pas réellement révélée satisfaite de ce tour de force, si bien qu'elle avait longuement continué à réfléchir sur la question. J'en étais alors venu à me poser la question de la cause principale de tous ces Pokémon à stocker. N'était-ce pas l'engouement des jeunes dresseurs à remplir leurs Pokédex ? Si. Dès lors, comment réfréner cette pulsion que certains qualifieraient sans aucune hésitation d'irrésistible ? J'avais cogité des heures durant sur cette question pour finalement y répondre à ma façon, sous forme d'un jeu électronique tout à fait sympathique. Avec le nombre croissant d'enfants, il me paraissait évident que si je voulais sauvegarder d'une manière plus certaine les Pokémon de la nature, histoire qu'ils aient le temps de se reproduire entre chaque nouvelle vague de dresseurs toujours plus nombreux, il fallait répondre aux attentes de ces jeunes gens d'une manière relativement détournée. Et c'est alors que l'idée d'un jeu vidéo m'est venue à l'esprit ; un jeu vidéo où le joueur mènerait sa propre quête pour attraper tous les Pokémon – virtuellement, s'entend. Bien sûr, ce jeu était avant tout un pari – un énorme pari ! – concernant la paresse des dresseurs les moins déterminés à parcourir le monde pour remplir leurs Pokédex. Tous les Pokémon à portée de main sans avoir à bouger de chez soi, c'était tout simplement extraordinaire, et beaucoup de gens y verraient là une bonne excuse de ne pas parcourir le monde pour tous les connaître !
Avant même le lancement du jeu, je sus que le pari était gagné d'avance. D'énormes coups de pub avaient eu lieu un peu partout dans le monde, et une foule incroyablement nombreuse y avait à chaque fois répondue présent. Mes espoirs ne furent pas déçus le moins du monde ; on observa bientôt une baisse phénoménale du nombre de dresseurs réels et une recrudescence exceptionnelle du nombre de dresseurs virtuels qui venaient s'affronter avec leurs propres Pokémon virtuels grâce à un moyen de connexion spécialement créé pour l'occasion. Vous pouviez même importer des Pokémon que vous aviez capturé dans la réalité afin de relâcher ensuite votre Pokémon en liberté !
Alors que j'étais plongé dans mes pensées, songeant aux suites possibles à donner à un projet couronné d'un si magnifique succès, une cliente – ou la mère d'un potentiel client – s'exclama :
« Hé, vous ! Je vous reconnais !
– J... je vous demande pardon ? dis-je en émergeant brusquement de mes réflexions.
– C'est vous qui avez inventé tout ça, n'est-ce pas ?
– Mmmh, en grande partie, oui. Pourquoi ? »
La jeune femme sembla me jauger du regard. Quelque peu gêné par cet examen inapproprié, je m'éclaircis la gorge ce qui la fit sursauter et rougir ; elle porta une main à son visage pour en écarter une mèche rebelle dans un geste d'une délicatesse qui me fit étrangement frémir. Lorsque ses yeux se rouvrirent et qu'ils plantèrent leur regard pénétrant dans les miens, je sentis mon cœur rater un battement. C'est moi ou bien elle me faisait de l'œil ?
« Ce n'est pas le premier coup d'éclat que vous réalisez, si mes souvenirs sont bons ? s'enquit-elle d'une voix faussement mal assurée.
– Non, effectivement... » répondis-je, méfiant.
En voulait-elle à ma fortune ? Ma foi, je ne savais plus que faire de tout cet argent ; si elle en voulait...
« Vous recherchez quelque chose en particulier ?
– Ma foi, je me demandais si vous pourriez relever un autre défi...
– Du genre ?
– Oh, rien qui ne sorte vraiment de l'ordinaire, je pense... toutefois, peut-être vaudrait-il mieux que je confie la tâche à une personne qui n'a pas encore goûté à la gloire... »
Voyant que je ne faisais rien pour lui réclamer du travail, elle décida bientôt de retourner sa veste :
« Cependant, je doute de trouver quelqu'un d'aussi qualifié que vous pour...
– Venez-en au fait, s'il vous plaît ! »
La jeune femme me regarda d'un air hostile, comme si le simple fait de la brusquer suffisait à la faire sortir de ses gonds. J'attendis quelques secondes avant de me lever de mon siège et de faire mine de m'en aller dans l'arrière-boutique, agacé par l'attente d'excuses que je lisais dans le regard de la cliente.
« Attendez ! fit-elle brusquement d'une voix où perçait un désespoir intense qui me retourna l'estomac.
– J'attends... répondis-je d'une voix blanche en me stoppant net, incapable de faire volte-face pour voir la détresse que devait exprimer le visage de la jeune femme.
– Je... j'ai un petit garçon gravement malade et... je... il va bientôt mourir... le médecin m'a dit qu'il n'en a plus que pour quelques semaines... sans doute quelques jours après son anniversaire, vous voyez, et... je... je voulais... je veux que ce dernier anniversaire soit inoubliable, je veux... je veux le voir heureux comme jamais pour ce dernier anniversaire...
– Vous me voyez très touché par ce qui vous arrive mais en quoi cela me concerne-t-il ? demandai-je, toujours dos à la femme.
– Je... j'ai besoin de vous pour lui rendre ce dernier anniversaire inoubliable. Il... il n'a jamais eu beaucoup d'amis, vous savez ? »
L'intonation employée me fit revenir une petite vingtaine d'années en arrière, lorsque je n'étais rien d'autre qu'un adolescent solitaire ; je me souvenais d'une conversation que j'avais surprise à l'insu de ma mère, alors qu'elle croyait de toute évidence mes oreilles occupées à autre chose de bien plus intéressant qu'à l'écoute des propos qu'elle échangeait avec sa meilleure amie dans le salon. Je me souvenais très précisément l'avoir entendue employer ce ton, peut-être même ces mêmes mots ! Une détresse semblable avait percé dans sa voix, comme si elle redoutait que je mourusse bientôt sans avoir pu savourer le véritable goût de la vie. Sans l'avoir jamais vu, je me sentais soudain extrêmement proche de ce petit garçon que cette mère allait perdre. Une mère au bord du gouffre, qui ne savait plus quoi faire pour plaire à son petit ange sur le chemin qui menait aux portes de la mort.
Je me retournai lentement et plantai mon regard dans celui de la jeune femme dont les jambes, agitées de tremblements incoercibles, semblaient pouvoir céder à tout moment. Son chagrin était tel qu'il lui ôtait toute volonté de vivre, de voir le bon côté des choses. En plongeant dans l'univers chocolat de ses yeux de biche, j'eus l'impression de m'infiltrer au plus profond de son être où je lus en un éclair tout le roman de sa vie, prenant brutalement toute la mesure de la tragédie qu'avait été toute sa vie. Une vie malheureuse – même misérable ! – à bien des égards... et pourtant, malgré les circonstances dans lesquelles on l'avait mise enceinte, alors qu'il lui semblait toucher le fond et qu'elle n'aspirait plus qu'à une chose – à savoir en finir avec la vie et toutes ses horreurs –, elle avait aperçu une lumière au bout du tunnel de noirceur qu'était – et qu'avait toujours été – la réalité pour elle. Une petite boule d'amour irrésistible qui prenait chaque jour une place plus importante sous le galbe de son ventre, à laquelle elle avait envisagé avec le plus grand sérieux de ne pas faire voir le jour pour la conserver de la cruauté de ce monde qu'elle exécrait plus que tout... mais elle n'avait pas été assez forte. Et, par la suite, elle s'en était félicitée : son fils lui avait redonné goût à la vie plus sûrement qu'aucune drogue, et elle s'était fait le serment de s'accrocher aussi fort à sa vie que son fils comptait le faire suite à la prise de conscience de la maladie grave qui couvait en lui. Seulement, le temps passait et l'heure fatidique arrivait à toute vitesse, tant et si bien que la volonté de la jeune femme était rongée à tel point qu'elle était intimement convaincue qu'elle n'aurait sans doute plus la force de vivre après la mort de son fils, et il était prévisible qu'elle retombe dans une profonde dépression mêlée de mélancolie si une nouvelle lumière ne faisait pas bientôt son apparition.
Je me vis alors à travers ses yeux, et je n'en crus pas les miens. Dans sa mémoire, le souvenir de mon image était paré de couleurs chatoyantes, comme si j'avais dégagé une lumière propre sans que j'en aie jamais eu conscience. J'étais également associé à une forte émotion positive que je ne m'expliquais pas mais que je ne pouvais que mettre en parallèle de celle qu'elle avait ressentie en prenant conscience de cette petite chose fragile qui prenait vie en elle. Lorsque je revins à moi, je clignai longuement des yeux si bien que la femme en face de moi me dit :
« Vous allez bien ? »
J'avais quelques petits étourdissements alors qu'elle était au bord du gouffre, et c'est moi qui irais mal ? Je lui souris malgré moi et lui répondis :
« Oui, je vous remercie. Vous savez quoi ? »
La jeune femme me contempla avec un regard interrogateur presque craintif.
« Je crois que je peux vous être utile. »
Cette fois, elle était bouche bée.
« Je... je veux dire que... enfin, et si vous me présentiez à votre fils ?
– L... là, maintenant ? couina la jeune femme, abasourdie.
– Si cela ne pose pas de problèmes...
– Pas pour moi...
– Pour moi non plus. Alors qu'attendons-nous ? »
Après un dernier regard songeur, la jeune femme fit volte-face et je la suivis après avoir pris mon manteau. Après avoir traversé la ville et rejoint un bâtiment blanc flambant neuf, elle me conduisit jusqu'à une chambre d'hôpital où un petit garçon d'une huitaine d'années était endormi, des dizaines de tuyaux lui sortant de partout et le reliant à une énorme machine qui enregistrait chacun des battements de son petit cœur mal en point. Je restai sur le pas de la porte, un peu mal à l'aise, tandis que Catherine s'asseyait doucement sur le lit du malade. Durant le temps qu'avait duré le trajet, nous avions beaucoup sympathisé – j'y avais particulièrement veillé, moi, l'homme pourtant le plus associable de la planète – et nous étions rapidement devenus proches. En fait, c'était bien simple, pour une raison encore inconnue, je ne voulais plus que la vie de ma nouvelle amie ressemble à un Enfer et j'étais habité par la certitude que je n'étais pas totalement étranger à ses problèmes, là aussi à cause d'une raison qui m'échappait. Alors que le garçon s'éveillait, sa mère lui caressa le visage avec tendresse en lui murmurant :
« Bonjour mon chéri...
– Bonjour maman. »
Le regard de Paul se posa alors sur moi. Un regard pétillant d'intelligence où perçait nettement une sagesse rien moins que trop avancée pour son âge. Alors je sus que j'avais enfin trouvé ma place, comme si j'avais été la dernière pièce d'un puzzle qui, par un heureux hasard, trouvait enfin sa place. Je m'approchai du lit du garçon et lui tendit une main qu'il serra avec enthousiasme comme si nous étions des amis de longue date. Une complicité sans failles s'établit bientôt entre le garçon et moi-même, aussi profonde que l'amitié qui me liait déjà à sa mère. Cette double rencontre me bouleversa tant que les prochains jours qui suivirent, je me plongeai corps et âme dans ma nouvelle mission : faire passer un anniversaire des plus inoubliables au jeune Paul et à sa mère. Les faire rire à en pleurer, c'était tout ce qui m'importait désormais. Bien que pour Paul, ce ne fût pas particulièrement difficile, ça l'était déjà plus pour sa mère dont la mélancolie m'exaspérait à tel point que je redoublais d'imagination pour la faire rire – et, chose étrange, cela marchait à tous les coups ! J'avais l'impression de réussir à leur faire oublier pendant de longs moments l'invalidité du jeune Paul, et cela semblait leur faire un bien fou. Ma présence leur donnait la sensation grisante d'être une famille comme toutes les autres – ce qu'en réalité ils étaient déjà sans que j'intervinsse... ou du moins était-ce ce que je me plaisais à croire.