Tu ne mourras jamais
Le 10/01/10 Expéditeur: Henri Socrate, Destinataire: Lise Hédon
Parfois, je repense a notre histoire... Te rappelles-tu ce beau jour ou je t'ai rencontrée? C'était l'automne. Emporté par d'invisibles génies, les feuilles tourbillonnaient comme pour offrir un spectacle aux jeunes gens et aux Deflaisan.
Est-ce que tu te souviens? Je ne t'avais pas vu tout de suite. Tes cheveux avaient la même couleur que les feuilles, tu étais au milieu d'un tourbillon orange, les feuilles se confondaient avec ton corps dans un ballet splendide, à la manière d'un Manternel. Et toi... toi, tu tournais, tu dansais, mais surtout, tu riais. Tu riais comme si le monde autour de toi n'existait pas, comme si rien n'avait d'importance. "Savoure l'instant présent", tu disais. Et moi, je t'observais comme si c'était une déesse que j'avais rencontrée au hasard des chemins d'un parc. Tu avais croisé mon regard et tu avais souri, gênée.
A partir de cet instant, ma vie dépendait de ton sourire. A moi, le professeur, l'expert en mathématique et en équation, tu m'avais posé un problème insoluble: "Soit s la courbe de mon sourire. Calculez votre humeur en fonction de s". Et j'avais vite compris qu'en réalité, c'était tout simple: je devais te revoir.
Belle demoiselle, je vous attends ce soir, au café de Vaguelone. Me feriez-vous l'honneur d'une danse?
Le 21/10/11 Expéditeur: Henri Socrate, Destinataire: Lise Hédon
Je me rappelles aussi ce soir d'été. Je ne t'avais jamais autant aimé que ce soir-là. Nous étions étendus côte à côte dans un champ de fleur, et nous regardions le soleil se coucher. Les Polichombr étaient sorti dans la nuit naissante. Observant le ballet des Spectres, je fus pris d'une inspiration subite. J'avais alors lâché la phrase qui devait tout changer: "Tu ne mourras jamais". Je m'apprêtais à continuer, mais tu m'avais fait taire d'un doigt fin sur ma bouche, et tu m'avais dit: "Savoure l'instant présent et oublie le futur". Et là, expliquant ta philosophie de la plus claire manière qui soit, tu t'étais penché sur moi et tu m'avais embrassé.
Pour la première fois de ma vie, je vivais au jour le jour, appréciant la vie comme elle était. C'était bien. Plus de stress, juste le bonheur de vivre et le joie d'être avec toi. Nous avons passé des mois heureux, nous nous étions même installé ensemble. On se voyait très souvent, du coup. Et à chaque fois, tu me rappelais ta philosophie, et je comprenais pourquoi tu étais heureuse, pourquoi tu étais tout le temps souriante. Les Mamambo souriaient sur notre vie, tu disait. Et, au fil du temps, tu m'as changé. Je devenais comme toi, et je m'épanouissais grâce à toi.
Et puis, il y a eu "ce" jour. Ce fameux jour où tu es partie. Tu m'as expliquée que tu devais aller là-bas, que c'était important pour ton avenir professionnel. Et je t'ai dit que tu étais importante pour moi, que j'avais besoin de toi pour continuer, que si tu partais, je perdrais ta joie de vivre et que je perdrais tout ce que tu avais construit en moi. Tu m'as répondu que tu n'avais pas le choix, qu'on se reverrait quant tu aurais fini ton travail là-bas. Je t'ai demandé quand ce jour merveilleux arriverait, tu m'as dit que tu ne savais pas. Alors, je me suis tu, et je t'ai laissé partir, le coeur au bord des lèvres.
Quant tu es arrivé à Volucité, tu m'as envoyé des lettres, tu me disais à quel point la vie était belle là-bas. Et moi, dans mon Université de Vaguelone qui me retenais prisonnier, loin de toi, je comptais les jour jusqu'à ton retour. Et je n'ai pas fini. Mais compter les jours, c'était déjà prendre le futur en compte. Ton enseignement m'échappais. Je n'ai jamais attendu aussi longtemps les Bekipans porteurs de lettres, tu sais... De ta présence dans ma vie, il ne me reste pour l'instant que tout ces lettres, et d'impérissables souvenirs. Reviens, s'il te plaît. Tu me manques...
Le 10/11/11
Toi aussi, tu m'as appris quelque chose, Monsieur Socrate. Toi aussi, tu m'as fait découvrir... Veux-tu que je rappelle à ta mémoire cet épisode qui compte beaucoup pour moi? Je n'attends pas ta réponde, et je démarre maintenant. Pourquoi? Parce que le temps manque, et qu'on gagne donc à le vivre à fond... C'était une nuit de printemps, une douce nuit éclairée par une lune qui allait m'éclairer quant à ta philosophie. Tu était assis à côté de moi, dans l'herbe naissante. Tu m'avais montré la lune et tu avais dit "La Lune est-elle belle?" J'avais répondu oui, consciente que cette réponde devait m'amener plus loin qu'elle n'y paraissait. Tu m'avais répondu, sur un ton triomphateur, "Pourquoi?"
J'avais cherché, mais je n'avait rien trouvé. Ou plutôt, tu avais démoli mes arguments avec une adresse imparable, et tu m'avais forcé à aller plus loin que dans les retranchements habituels de ma pensée.
"Parce qu'elle brille?" A quoi tu avais répondu tout de suite: "les lampadaires brillent, sont ils beaux pour cela?" Non, bien sûr. Et c'était pareil pour toute les autres idées qui avaient traversées mon esprit, lumivoles destinées à une fin rapide. La lune n'était pas belle parce qu'elle était ronde, elle n'était pas belle parce qu'elle était sombre par endroit, j'en passe et des meilleures. Et là, tu m'avais asséné le coup de grâce: le Beau est compréhensible. Ce qui est beau est utile. La Lune ne sera belle que quand elle servira à quelque chose. J'avais alors répondu que moi tu me trouvais belle, et tu avais répondu oui. Je t'ai demandé pourquoi, et tu m'as dit que, du fait, tu servais à quelque chose. J'avais fait semblant de m'offusquer, et j'avais lancée la réponse qui devait me faire gagner cette joute philosophique: "Je sers à quoi, alors? A faire l'amour?".
Tu avais paru choqué, comme si ça ne te paraissait pas digne de moi, et tu avais répondu: "Non!" Tu sers à mon bonheur, tu sers à me faire apprendre d'autre façons de vivre, tu es la vision opposée à la mienne qui permet à la mienne d'exister." Et je suis en sûre, en effet, que toi aussi tu me sers à ça. Monsieur Socrate, je reviendrais. Car toi aussi, tu m'es utile. Toi aussi, tu me manques...
Le 15/11/11. Expéditeur: Hôpital de Volucité. Destinataire: Henri Socrate
Monsieur, nous sommes désolé de vous annoncer que Lise Hédon est décédé aujourd'hui des suites de ces blessures, occasionnées par la morsure d'un Granbull. Vous êtes invité à son enterrement, selon les souhaits de ladite Lise Hédon, le 31/11/11 à le Tour des Soupirs, à 4 kilomètres au sud de Volucité.
Cordialement, l'équipe de soins d'urgence de l'hôpital de Volucité..
Extrait du discours de Henri Socrate pour l'enterrement de Lise Hédon
Lise, si je suis dans ce cimetière aujourd'hui, c'est pour te donner les adieux que tu mérites, et que je n'ai pas su te donner lors de ton départ de Vaguelone. Tu m'as fait découvrir une autre vie, et l'amour par la même occasion... Et si il est bien possible que cette autre vie s'en aille s'en aille avec toi, l'amour et les souvenirs ne partiront jamais.Parmi les souvenirs, un reste à mes yeux le plus important. Te souviens-tu de ce jour d'été? Lise, où que tu sois, j'aimerai que tu connaisses la fin de ma phrase, cette phrase qui devait tout changer mais que je n'ai jamais pu finir, cette phrase qui résume ma philosophie. Lise, tu ne mourras jamais, car tu seras à jamais ici! Cria t-il en ce frappant la poitrine.
Le reste de ses paroles furent noyés dans les sanglots, puis emportés au loin par le vent du Nord.