Allumer le feu Et voir grandir la flamme dans vos yeux
« Vous savez... »
Je parcourus d'un regard circulaire le tribunal plein à craquer. J'avais vraiment de la peine à y croire. À croire que je ne rêvais vraiment pas. En même temps, qui pouvait s'attendre à ce qu'on intente un jour un procès contre vous à propos d'un acte mauvais passé depuis des lustres ?
« Vous savez, repris-je, moi, tout ce que j'ai toujours voulu, c'est une vie sans soucis... comme beaucoup d'autres, sans doute. Je m'en étais pas mal tiré jusqu'à... jusqu'à très récemment. Mais j'ai toujours su qu'un jour, il me faudrait ouvrir les yeux et me rendre à l'évidence ; ici, pour avoir une vie sans soucis, il faut mourir dès sa naissance. Je me serais bien donné la mort suite à cette prise de conscience, mais... mais j'avais commis un crime, voyez-vous. »
Des murmures horrifiés parcoururent l'assistance. Je les laissai s'évanouir avant de poursuivre :
« Par où commencer ? Le début ? Le début. Je n'étais alors rien. Rien d'autre qu'un étudiant comme les autres, qui n'avait qu'une très vague idée de ce qu'il voulait faire plus tard. Au niveau d'études où j'étais à l'époque, il fallait faire un exposé – en beaucoup plus poussé – d'un sujet censé nous intéresser. Pourquoi "censé" ? Parce que moi, voyez-vous, je ne savais pas ce qui m'intéressait, à l'époque. Du moins pas précisément. Je m'intéressais à tout, mais superficiellement, par courtoisie. Ça peut sembler étrange, et je peux vous comprendre. Comment avoir pu vivre jusqu'ici en n'ayant aucune idée de ce qui m'intéresse dans la vie ? Seulement, cela fait longtemps que j'ai trouvé un but à ma vie. Et je dois cette précieuse découverte à deux de mes camarades de classe de l'époque, qui sont aujourd'hui mes associées. Comme j'avais très peu d'idées – pour ne pas dire aucune – sur le thème que je souhaitais présenter, j'ai décidé d'aller voir les autres groupes pour savoir qui faisait quoi. Et je suis tombée sur deux filles. Oh, pas bien méchantes, au premier abord... Ni même aux suivants, à vrai dire. Leur idée de départ m'a donné une idée, qu'elles ont finalement adoptée comme point de départ pour notre exposé. On a alors travaillé d'arrache-pied et de concert pour mener à bien notre projet. Mais quel était-il, ce projet ? Je pense que vous vous en doutez tous plus ou moins mais je vais tout de même répondre à cette question. »
J'inspirai avant de poursuivre :
« Trouver le moyen de transporter facilement les Pokémon, tout simplement. Pouvoir les faire apparaître et disparaître au bon vouloir de leur possesseur... et ainsi leur permettre, quand on y réfléchit bien, de pouvoir en posséder plus d'un ou deux. Car, voyez-vous, pour les dresseurs, s'occuper de deux Pokémon – même d'un seul ! – constamment en dehors de leurs Pokéball est une sacrée corvée ; impossible d'avoir un moment de tranquillité avec votre petite-amie, pour lire, pour travailler, ou je ne sais quoi d'autre ! Vos Pokémon étaient, à cette époque, constamment sur votre dos. M'est alors venue l'idée de la Pokéball. Un objet sphérique à l'allure tout à fait inoffensive... ou, du moins, était-ce ce que je me disais à l'époque. Je n'avais alors effectivement pas réalisé l'étendue de mon erreur... et lorsque je m'en suis rendu compte, il était trop tard ; la chasse aux Pokémon avait déjà commencé. Bientôt, on n'avait plus vécu que pour tous les attraper. Tous sans exception. »
Cette fois, un silence respectueux, presque coupable, planait sur la salle.
« Nous nous sommes alors heurtés au problème colossal du stockage de ces Pokémon que les dresseurs attrapaient pour attraper, ceux qu'ils ne comptaient pas garder sur eux... ou pas avant longtemps. Il aurait été inhumain d'enfermer ces Pokémon dans leurs Pokéball jusqu'à ce que leurs dresseurs se décident à venir les chercher, si telles étaient leurs intentions. J'ai donc songé à une gigantesque cage avec des robots-outils qui répondraient à leur besoin d'affection... mais je savais au fond de moi que c'était loin d'être suffisant. Le nombre de Pokémon excède de très loin la contenance de la cage en question, il fallait donc toujours faire revenir les Pokémon dans leurs Pokéball à un moment donné pour une période plus longue que leur séjour à l'extérieur afin que d'autres puissent respirer un peu d'air libre... J'ai essayé d'expliquer le problème que la Pokéball engendrait à mes deux... collègues, mais celles-ci ne voyaient pas le problème de mon invention, si fantastique à leurs yeux. Ou bien ne voulaient-elles tout simplement pas le voir ; la réussite a souvent des effets néfastes et regrettables, même sur une personnalité des plus sages... Bref, elles n'étaient pas le moins du monde enclines à m'aider car pas disposées le moins du monde à comprendre ma détresse. J'étais seul. Seul à avoir compris que le problème des Pokéball est qu'elles coûtent plus cher à la nature qu'aux hommes qui les achètent. Et je croyais alors que lorsque cela se saurait... il serait trop tard. Je ne pouvais toutefois rester sans rien faire... mais mes deux collègues ne le voyaient pas de cet œil. Alors je n'ai rien fait, bien que le poids de mon secret ne m'ait pas quitté un seul instant depuis que cette évidence m'a crevée les yeux. »
Alors que mes yeux se perdaient dans le vague, je soupirai :
« Cette évidence d'avoir créé un engin criminel. »
Un brouhaha incroyable envahit brusquement la salle avant de s'éteindre dès que la juge réclama le silence, demande appuyée d'un violent coup de maillet.
« Selon vous, les véritables responsables du calvaire des Pokémon sont donc Cuivra Louette et Nyouvia Laint ici présentes ?
– Non. Je suis tout autant coupable qu'elles dans cette affaire. Toutefois...
– Toutefois ?
– Toutefois, il existe peut-être un moyen... Enfin, s'il existe un moyen de réparer mon erreur, je me porte volontiers volontaire pour participer au projet de recherches...
– Nous étudierons votre proposition en temps et en heure. Pour le moment, je vous déclare, vous et vos deux collègues, coupables de maltraitance grave de plus de deux millions de Pokémon. Emmenez-les ! »
Je me retournai et mon regard croisa inévitablement celui de mes deux anciennes amies, Cuivra et Nyouvia. Dans leurs yeux brûlait une flamme intense qui témoignait d'une colère contenue... mais pour combien de temps encore ?
***
« Tu devrais éteindre ça, Clément ; tu te fais du mal. »
L'intéressé ne bougea pas d'un pouce, les yeux rivés au petit écran.
« Clément ?
– Mmh ?
– Tu devrais éteindre !
– J'aimerais bien mais... Bon sang, j'en suis tout simplement incapable ! Il m'est bien sûr insupportable de voir que ma folie a provoqué l'emprisonnement de trois personnes, mais je ne peux me résoudre pour autant à fermer les yeux sur les conséquences de mes actes ! Ce... c'est à cause de moi, ce qui arrive, et je suis là, à me dorer la pilule en la plus charmante des compagnies alors que d'autres se voient privés de leur liberté par ma faute ! C'est...
– Notre faute. »
L'ancien fleuriste dévisagea Tanya qui lui sourit en disant :
« Tu ne crois tout de même pas que je vais te laisser t'attribuer tout le mérite du résultat de nos efforts communs ? »
Clément ne put s'empêcher de sourire, si bien que son ton exaspéré ne fut pas aussi sérieux qu'il le souhaitait :
« Là n'est pas le problème, je voulais simplement souligner le fait que... que j'ai fait une promesse que... je ne vais pas réaliser.
– Vraiment ? s'enquit Tanya, amusée.
– Pourquoi ce sourire ?
– Mais p... pour rien !
– Je pense au contraire que tu me crois incapable de ne pas tenir une promesse. J'ai raison ? »
Le sourire de la jeune femme s'élargit. Avant d'avoir rencontré Clément, elle n'avait jamais réalisé à quel point il lui manquait une personne dans sa vie. Une personne qui la prenait telle qu'elle était, avec ses nombreuses qualités mais aussi – et surtout – ses défauts ; une personne qui la comprenait aussi bien que cela se pouvait, au point de pouvoir lire dans ses pensées comme le jeune homme venait de le faire ; une personne qui semblait la connaître sur le bout des doigts et qui, malgré tout, l'aimait à en crever. Clément dévia son regard avant de soupirer et de répondre lui-même à sa propre question :
« Hé bien tu as raison. Je suis sincèrement désolé, mais il va falloir écourter notre séjour plus tôt que prévu. »
Tanya lui offrit un sourire rayonnant pour seule réponse tandis que grandissait dans ses yeux la flamme de son amour pour lui – flamme qui était déjà incroyablement flamboyante. Il n'avait pas à s'excuser, et il le savait très bien ; elle l'aimait tel qu'il était, et elle était prête à l'accompagner jusqu'au bout du monde s'il le fallait...