Sur les nerfs, sous la couette.
Le silence règne en maître. Seul le cliquetis d'une horloge vient contester sa suprématie. En effet, la jeune femme assise dans un fauteuil de cuir rouge n'ose pas respirer, en proie à une attente fébrile. Elle tortille nerveusement ses couettes au roux flamboyant, pince les lèvres et sonde fixement le cadran. Une expression amère donne à son visage juvénile un étrange aspect boudeur.
De temps à autre, elle s'agite et serre les accoudoirs en laissant des marques d'ongles. L'atmosphère est pesante, surchauffée. Elle décide finalement d'aller prendre un verre d'eau - non sans avoir jeté un coup d'œil subreptice à l'horloge.
Une fois désaltérée, elle regagne le living-room et se laisse tomber dans le fauteuil avec un soupir. La jeune femme promène son regard sur la salle encombrée de meubles vieillots et miteux, sur la tapisserie délavée aux motifs rectangulaires, sur la table basse à la surface nue... puis le ramène invariablement sur l'horloge. C'est plus fort qu'elle, elle ne peut s'en empêcher.
Il est neuf heures moins dix, et tout est calme. Oui, mortellement calme. Rien d'intéressant à la télévision ni dans les magazines. Pas une seule activité susceptible de la distraire. Non, vraiment rien.
Seule lueur d'espoir parmi les ténèbres... Paul. Sa moitié, sa raison de vivre. Celui dont elle sent le retour proche. Elle a déjà l'impression de l'entendre claquer la portière de sa voiture et traverser le jardin à grands pas. Bientôt, il tournera les clefs dans la serrure, poussera la porte avec douceur et passera l'encadrement. Il agitera alors les cheveux d'or qui encadrent son visage. Puis il jettera un coup d'œil inquisiteur, à la recherche de sa femme bien-aimée. Un sourire ornera ses lèvres quand elle arrivera, et elle le lui rendra avec autant de passion.
Gourmand comme il l'est, il réclamera sans plus tarder de quoi satisfaire sa faim, l'embrassera affectueusement, puis ira s'asseoir dans la cuisine. Elle lui mijotera bien entendu de quoi le remonter et lui servira une bonne mesure de cognac, comme il l'aime. Paul commencera alors à lui parler de sa rude journée en critiquant vertement son patron et le magasin où il travaille. Cela aura pour effet de le détendre et le faire sourire.
Oui, c'est ainsi que chaque journée se termine dans sa vie. Elle passe son temps à guetter impatiemment le retour de son tendre époux. Lui ne vit que pour elle et réciproquement. Rien n'a plus de valeur que cet homme qui a donné un sens à son existence. Le voir est un vent de fraîcheur, une sorte de remède à tous ses problèmes. Elle ne s'imagine pas vivre sans lui, ni même en être séparée plus d'une journée entière. Sans ça, elle ne tiendrait pas, elle le sait.
A vrai dire, elle n'a jamais eu d'amis, et n'a pas cherché à s'en faire. Seul son mari la comprend parfaitement. Lorsqu'il est là, ses doutes, ses appréhensions et sa tristesse la quittent. La vie coule alors à nouveau en elle.
Enfin, elle n'a jamais eu de vrais amis, mais seulement parmi les humains. Car oui, elle en a néanmoins un. Une pour être exacte. Et cette amie est lovée comme un brave compagnon à ses pieds, plongée dans un sommeil paisible et profond. Son corps rond et vert se soulève au rythme de sa respiration régulière. Si la jeune femme ne la savait pas là, si proche, elle ne l'aurait même pas remarquée, tellement elle est silencieuse.
Avant de rencontrer son époux, elle seule savait lui faire réaliser l'importance de la vie. Ce cœur battant dans sa poitrine, ce sang affluant dans ses veines, ce cerveau fourmillant de pensées... Tout cela, elle n'en a compris la valeur que grâce à elle, à Housse. Son amie Pokémon. Celle qui partage son quotidien depuis un peu plus de cinq ans déjà.
Voilà ce qui lui donne les ressources pour affronter l'adversité. Son mari et Housse. Certes, il est vrai qu'en ce moment, elle a un peu tendance à délaisser le Pokémon au profit de son homme. Mais la jeune femme se promet de rattraper cette erreur, en programmant par exemple une journée « spéciale Housse ».
Depuis toujours, la solitude avait été sa pire ennemie. Celle qui venait la prendre à la gorge dans son sommeil. Celle qui parfois lui arrachait des cascades de larmes. Celle qui avait été auparavant sa seule et désespérante compagne... jusqu'à ce qu'elle rencontre Housse.
Oui, quelle chance elle a d'être si bien entourée... Finalement elle n'est guère en état de se plaindre, maintenant que la solitude l'a abandonnée. Ses pensées vagabondent, et la jeune femme songe aux circonstances qui l'ont amenée à faire la connaissance du Pokémon.
Elle trottinait le long d'un sentier de roche, au pied de la haute montagne qui surplombait sa ville et l'enveloppait d'une ombre rassurante. La route était plutôt large et elle la parcourait pour faire son jogging, respirant l'air frais avec plaisir. Plongée dans ses pensées, elle courait sans but. Le deuil causé par la mort récente de ses parent la lancinait. Et malgré cette période tourmentée de sa vie, elle n'avait pas encore tout vu. Ce jour là, les choses avaient été différentes. Nettement différentes.
Alors qu'elle abordait un virage du sentier, un crissement strident avait comme déchiré l'atmosphère, suivi d'un lourd fracas métallique. Naturellement intriguée, elle s'était précipitée vers la source du bruit, située non loin de là.
Elle était arrivée plutôt vite - en courant à vrai dire - mais déjà un bruit de moteur retentissait. Tout ce qu'elle avait pu voir se résumait à une fourgonnette blindée roulant à contre-sens. Le véhicule n'avait laissé derrière lui qu'un nuage de poussière et un morceau de pare-chocs. Il avait été arraché par la force d'un impact, probablement après que la fourgonnette se fut encastrée dans la paroi rocheuse à proximité.
Dans un premier temps, la jeune femme n'avait pas compris pourquoi le véhicule était reparti précipitamment, sans se soucier des dégâts occasionnés. Mais lorsqu'elle avait approché la falaise lézardée, l'évidence lui était apparue : le conducteur ne voulait pas qu'on sache. Qu'on sache à quel genre de convoi il se livrait.
Une boîte en carton marquée d'un « R » rouge se trouvait devant elle. Dans l'agitation qui avait suivi la collision de l'automobile, elle avait dû tomber. Par quel miracle, la jeune femme ne l'avait jamais su. Quoiqu'il en soit, elle l'avait bien trouvée là, gisant à ses pieds et remuant faiblement.
Ôtant la couverture sale et élimée qui la recouvrait, elle l'avait alors découverte. Si petite, si douce, si attendrissante et surtout... si fragile. Cette créature tout juste à l'état infantile, empêtrée dans une seconde couverture aussi miteuse que la première... Cette toute petite chenille au regard embué et au corps tremblant, qui semblait lui lancer un appel de détresse. Celle qui allait devenir... son amie.
Dès lors, Marie avait décidé de la baptiser Housse. Notamment parce que le Pokémon avait tendance à se saisir de toutes les couvertures qui lui tombaient sous la patte pour les coudre en habits, mais aussi pour ne pas oublier. Pour ne pas oublier comment toutes deux s'étaient rencontrées.
Dans les premiers jours qui avaient suivi cet événement, la jeune femme s'était posé une multitude de questions insolubles... Quelle organisation pouvait se livrer à ce trafic de Pokémon, sans se soucier de l'état de ces derniers ? Housse avait en effet un nombre éloquent de contusions et de marques ; elle s'était bien doutée que celui ou ceux qui conduisaient la fourgonnette n'y étaient pas étrangers. Le sigle qu'elle avait lu sur le carton lui évoquait vaguement un gang, mais elle n'était pas arrivée à mettre le doigt sur son nom...
Les années s'étaient écoulées, et tout semblait devoir rester harmonie et bonheur entre elles. Housse avait évolué, supportant plus facilement d'entendre un bruit métallique ou une voiture s'engager dans la rue ; et elle-même avait eu le temps de flirter avec un nombre conséquent de prétendants. Ce qui d'ailleurs s'était invariablement soldé par une rupture.
De manière générale, elle avait une tendance aux relations courtes et instables. Le plus souvent, celui avec qui elle sortait se justifiait en accusant Housse. Certains avaient même insinué qu'elle était à l'origine d'étranges accidents dont ils auraient été victimes. Elle leur avait toujours répondu que c'étaient des sornettes, qu'ils tentaient inutilement de se justifier pour leur conduite. Après tout, elle ne pouvait les croire : Housse, son amie fidèle, sa confidente, briser sa vie sentimentale ? Quelles idioties !
Un cliquetis familier résonne et l'arrache brusquement à ses songes. C'est bien lui. Ponctuel, comme toujours.
Elle accourt dans le vestibule tandis que la poignée ouvragée tourne et que la porte s'ouvre. Un courant d'air glacial s'insinue par l'ouverture et la fait frissonner. Sur le seuil se tient un individu de haute taille, robustement constitué. Malgré la nuit obscure qui masque ses traits, il est impossible de se tromper sur son identité. Des gaillards d'un mètre quatre-vingt-quinze en costume-cravate gris, il n'y en a pas foule dans ce petit quartier de banlieue résidentielle.
- Chéri ? interroge-t-elle.
- Qui veux-tu que ce soit Marie ! dit l'homme en esquissant un sourire, mi content, mi surpris. Un grand méchant voleur ?
Comme prévu, il agite ses cheveux en relevant la tête et lui adresse un merveilleux sourire. Marie le lui rend au centuple, si possible.
- Dis-donc, tu m'as l'air plutôt en forme pour quelqu'un qui vient de passer toute une journée à arpenter un magasin ! remarque-t-elle avec entrain. Ton boulot s'est donc si bien passé ?
- C'était parfait tu veux dire ! s'exclame son mari en l'embrassant tendrement. Le magasin n'a jamais aussi bien tourné ! Mr. Til m'a félicité pour « mon admirable travail auprès du client » et tu aurais dû entendre Madame Oucette, elle ne tarissait pas d'éloges !
Il joint les mains dans son dos, s'arc-boute et déclame d'une petite voix aiguë et chevrotante :
- Franchement Paul, il y a du monde aujourd'hui, les ventes de matelas semblent partir en flèche ! C'est tout à fait remarquable. En parlant de literie, vous n'auriez pas une de ces magnifiques couettes imprimées en soie et duvet ? La dernière que j'ai achetée manque, comment dire... d'épaisseur. Et vous savez très bien qu'en période hivernale, les petites vieilles dans mon genre ne sont pas très résistantes au froid... Du coup, elle m'a acheté non pas une, non pas deux, mais trois couettes ! reprend-il de sa voix normale, sous l'hilarité de sa compagne.
Marie parvient tant bien que mal à cesser de rire, retrouvant progressivement son souffle. Paul imite à la perfection cette adorable Madame Oucette, c'est si drôle !
- Voilà qui promet une belle fin de mois ! dit-elle finalement en lui jetant un regard de braise. On pourra fêter Noël comme il se doit !Tu es affamé je suppose ? Viens, je vais te préparer des spaghettis bolognaise !
- Ce ne serait pas de refus ! approuve Paul en claquant de la langue et en se frottant les mains. J'ai une de ces faims moi ! Faut pas croire, vendre de la literie, c'est plus fatigant que reposant ! Et puis c'est agaçant de devoir se montrer poli tout en affichant un sourire niais...
Avec un petit rire cristallin, Marie pivote et part en direction de la cuisine, ses couettes se balançant au rythme de ses pas. Elle est heureuse. Heureuse comme une petite fille à qui on a offert son jouet préféré. Et Paul est visiblement dans le même état d'esprit.
- Alors... comment était ta journée ? demande Paul au moment où il la rejoint dans la cuisine et s'attable.
- Oh, rien de bien palpitant, comme toujours quand tu n'es pas là, assure Marie en l'enlaçant. C'est à croire que les chaînes télévisées ne savent plus quoi programmer pour avoir des audiences ! Et à part faire le ménage et coudre un bonnet de Noël pour Housse, je n'ai pas vraiment fait grand chose. Mais maintenant que tu es rentré, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, n'est-ce pas ?
- Si tu le dis chérie, répond Paul, non sans un petit sourire d'auto-satisfaction. D'un autre côté, qui ne voudrait pas faire plaisir à une femme aussi adorable que toi ?
- Espèce de flatteur ! lance Marie sur un ton qui se veut réprobateur, mais son visage dit le contraire alors qu'elle s'affaire aux fourneaux.
- Je ne suis pas un flatteur, juste sincère, susurre Paul en se levant pour aller entortiller les couettes de sa compagne.
Marie proteste gentiment et le pousse doucement de la main.
- Retourne t'asseoir, chéri. Ce n'est pas le moment si tu veux que mon plat soit irréprochable. On ne déconcentre pas le chef lorsqu'il cuisine !
Elle glousse légèrement, tandis que son mari s'exécute, la contemplant avidement de son beau regard miel. Il se trémousse quelque peu sur sa chaise en signe d'impatience. Par expérience, Marie sait qu'il lui faut une distraction quelconque, car attendre n'a jamais été un de ses points forts. Elle se hâte donc de lui servir du cognac bien alcoolisé - ainsi qu'il le préfère - puis s'avance vers la radio posée sur le réfrigérateur et l'allume.
La jeune femme cherche rapidement la fréquence que Paul suit le plus souvent. Avec contentement, elle finit par la trouver et s'écarte, pour laisser à son homme le temps de s'imprégner de la musique festive qui résonne. Elle retourne à la préparation du dîner, adressant parfois des œillades à Paul. Celui-ci bat la mesure de l'index sur la table, les yeux rêveurs, et sirote son cognac nonchalamment. Du poste de radio s'élèvent les paroles mélodieuses et enjouées d'un chanteur que Paul affectionne particulièrement :
«...Cloué
Au pieu par le poids du bois qui pousse dans ma paume
Je donne des signes extérieurs de paresse
En repoussant toujours tout au lendemain je chante, je chôme
J'applique à la lettre, la méthode couette... »
Paul fredonne d'un air guilleret quelques couplets, avec des gestes de chef d'orchestre. Marie est aux anges. Elle aime le voir ainsi, détendu et posé.
* * * * * * *
Ce vacarme n'est toutefois pas au goût d'un des résidents. Pourquoi faut-il toujours que ce grand benêt mette la musique à fond, surtout en ayant des goûts si détestables ?
Housse ouvre un œil vitreux, son visage jaunâtre affichant une expression grincheuse. Elle ne peut plus espérer le sommeil maintenant. Ce crétin lui a gâché sa sieste ! Elle remue faiblement puis se traîne vers la cuisine, bien enveloppée dans sa couverture feuillue. La conversation entre ce Paul et Marie semble nourrie. Mais qu'a-t-il donc de plus aux yeux de Marie ?
Housse aperçoit les deux amoureux en pleine discussion autour de la table. Ils échangent des regards cajoleurs, comme deux collégiens qui se découvrent tout juste. Beurk, ça lui donne envie de vomir ! Elle ne voit vraiment pas ce que Marie peut trouver à ce grand bellâtre sans intérêt, qui croit faire rire son monde dès qu'il ouvre la bouche !
Voilà huit mois qu'elle est avec lui, voilà huit mois... qu'elle a commencé à l'ignorer, elle, son amie de tous les instants. Ce n'est pourtant pas ce fanfaron qui la réconfortera dans les moments difficiles ; ce n'est pas lui non plus qui sera encore à ses côtés dans quelques temps, lorsqu'il sera parti pour aller briser le cœur d'une autre femme... Tout ce qui l'intéresse, c'est se payer un bon moment au lit avec Marie, parce qu'il est comme tous les mecs qu'elle avait côtoyés par le passé : un pervers plein d'hormones.
Mais aussi, comment Marie a-t-elle pu l'épouser ? D'habitude, Housse arrivait à décourager les prétendants. Celui-ci était resté. Il avait tenu. Malgré les pots de fleurs tombés par inadvertance du balcon jusque sur son crâne, malgré les savons abandonnés sur le carrelage de la salle de bain... Oui, malgré tout ce qu'elle avait pu mettre en œuvre pour s'en débarrasser, Paul n'avait pas abandonné. Il s'était même payé le luxe de lui offrir, à elle, un compagnon masculin « pour qu'elle soit moins seule ». A présent, ce dernier barbote gentiment dans le fleuve proche.
Housse ne veut pas partager Marie. Elle seule mérite sa considération, le reste du monde ne peut qu'être malsain envers leur entente. Après tout, elle n'oublie pas. Oui, elle n'oublie pas... ce qu'on lui a fait.
La forêt était pure, verdoyante, baignée ci et là par le soleil à travers une végétation clairsemée. Un véritable éden en somme. Elle avait tout juste deux mois, et elle coulait des jours paisibles en compagnie de ses semblables. Mais cela semblait trop idyllique pour durer, hélas...
C'était arrivé alors qu'elle s'abreuvait à une rivière avec sa famille. Le monde s'était refermé sur elle lorsque, jaillissant brusquement des fourrés, une bande d'hommes en uniformes noirs les avait encerclés. Son espèce ne savait pas nager, ce qui leur avait ôté toute échappatoire. A ce moment là, elle avait senti toute sa joie et son innocence s'évaporer pour ne plus jamais revenir.
- Regardez ça Commandant Lance, ces Pokémon sont bizarres et je ne crois pas qu'on en ait en stock ! avait lancé quelqu'un, sa bouche se muant en un rictus.
- Tout à fait, avait répondu le dénommé Lance, rajustant d'un geste son extravagante chevelure turquoise. Maître Giovanni sera content qu'on lui amène une nouvelle espèce pour sa collection. Attrapons-les tous.
La petite chenille n'avait jamais oublié ce visage. En dépit de son charme certain, elle y avait décelé une part de vice qui l'avait marquée à jamais.
La lutte avait été âpre. Ses compagnons s'étaient démenés comme de beaux petits diables. Mais rien n'y faisait, l'opposition était trop forte. Un à un, ses amis avaient cédé face aux Pokémon envoyés par les humains. Ils étaient cruels, frappant même lorsqu'une cible était déjà à terre et incapable du moindre geste. Une peur sans précédent s'était emparée de la chenille lorsqu'elle avait compris. Compris que sa vie allait basculer.
Dès lors, elle s'était retrouvée dans un monde ténébreux, isolé et angoissant. Seuls la morsure du fouet sur sa chair et l'étau glacial de son collier lui étaient familiers. Tel avait été son lot quotidien au milieu des cris hargneux et des coups de pied. Telle avait été sa solitude.
Oui, telle avait été sa solitude... avant que Marie ne la libère en la découvrant blottie dans sa boîte. Elle lui avait paru semblable à un ange divin venu l'arracher à son calvaire. Le seul humain à lui avoir témoigné un semblant d'affection et de délicatesse, c'était elle.
Voilà pourquoi elle seule peut la comprendre, et inversement. A présent, leur amitié se retrouve menacée. Par cet homme, cet intrus, cet indésirable obstacle entre elle et Marie... Mais elle ne se laissera pas faire. OH NON !
* * * * * * *
La radio résonne, diffusant des musiques diverses et variées. Paul déguste goulûment ses pâtes avec de grands gestes de fourchette. Amusée, Marie essuie la sauce qui coule de ses lèvres avec un mouchoir. Sous ses dehors de colosse, son mari est en vérité un gros bébé, quelqu'un qui a besoin d'une femme pour tout gérer dans son existence. Il est si attendrissant...
- Tu te souviens de notre rencontre, chéri ? lance-t-elle inopinément, prise d'une remontée de souvenirs.
Paul lui lance un regard étonné, comme si le simple fait d'évoquer cela le surprend. Apparemment, il en retire de surprenantes conclusions.
- Oh oui, on peut dire que c'était quelque chose ! commente-t-il en se grattant le crâne avec un sourire gêné.
- Ah, ne fais pas le modeste, tu as étalé ces deux hommes en un coup de poing chacun ! Sans toi, je n'ose pas imaginer ce qui se serait passé !
- Ce n'était rien de difficile. Ils faisaient les malins face à une femme seule, mais même bourrés, ils étaient pas inconscients au point de t'agresser devant tout le monde. C'étaient rien que des fiottes, si tu veux mon avis. Heureusement que je les ai surpris lorsqu'ils t'emmenaient dans cette ruelle. Y avait plus qu'à frapper dans le tas... Puis hop, deux brutes de plus à mon palmarès !
- Et mon remerciement éternel, n'oublie pas, surenchérit Marie en prenant la main de Paul dans la sienne.
- Et ton remerciement éternel, répète l'homme en levant son verre de cognac. Je ne l'oublie pas. Mais je ne crois pas qu'il soit nécessaire de le rappeler, hein ?
Marie opine du chef, son cœur bat à tout rompre. Les remarques bourrues de Paul sont si touchantes... De plus, il lui procure un sentiment de bien-être qui n'a pas de prix. Avec Paul comme protecteur, elle ne redoute rien.
- Et si on allait dans notre chambre ? murmure ce dernier après avoir terminé son repas. J'ai bien envie de te montrer à quel point je t'aime...
Marie laisse échapper un petit rire indéfinissable, comme hésitante. Mais elle se laisse volontiers entraîner par la main de son compagnon, qui se lève de table et l'emmène hors de la cuisine à pas bondissants.
* * * * * * *
Housse les épie de loin, dissimulée par une plante verte qui décore le vestibule. Elle n'aime pas ça. Pas du tout. Ce Paul est un idiot, elle le hait presque autant que les hommes en noir de son enfance. Il semble s'attacher farouchement à Marie... Mais qu'à cela ne tienne, elle a plus d'un tour dans son sac et il l'apprendra à ses dépens, hi, hi, hi !
* * * * * * *
Marie et Paul gravissent les marches de l'escalier et arrivent sur le palier supérieur. Tous deux se délectent de cet instant et goûtent le plaisir des sens...
Ils claquent la porte de leur chambre une fois arrivés. Avec sa tapisserie striée de vaguelettes et ses coquillages fixés aux murs, elle évoque une sorte de plage intime. Dans un concert de gloussements, le couple se jette sur le lit et le fait dangereusement grincer. Marie glousse de plus belle tandis que Paul lui baise le cou. Ses mains tâtonnent dans le noir, à la recherche d'un contact agréable et charnel...
CCCRRRRAAAACCCC !
Marie et Paul sursautent. Le silence alentour est déchiré par un bruit sec, semblable un coup de feu. Une volée d'oiseaux passe devant la fenêtre et plusieurs chats errants fuient leur cachette. Enfin, quelqu'un hurle des insultes bien senties et le calme revient.
- Qu'est ce que c'était que ça ? murmure Marie d'une voix encore plus aiguë qu'à l'accoutumée. On aurait dit que ça venait du jardin ! Tu crois que...
- Ne t'en fais pas, la coupe Paul d'un geste de la main. Je vais aller voir ce qu'il en est. Toi, reste ici.
Marie lui tient le bras, comme formulant l'ultime espoir de le voir rester à ses côtés. La peur se lit nettement sur son beau visage, et Paul ne le supporte pas. Il réglera ce problème en deux temps, trois mouvements.
Sur ce, il fait lâcher prise à Marie et sort de la chambre, ignorant les suppliques silencieuses de sa compagne. De toute façon, elle n'a pas à avoir peur pour lui. Il ne risque rien. C'est plutôt leur trouble-fête qui a du souci à se faire !
Dévalant d'une traite les escaliers, il arrive face à la porte d'entrée. Elle est mystérieusement entrouverte... Un voleur se serait donc introduit ici ? Pourtant, rien ne paraît manquer. C'est à n'y rien comprendre !
Paul avance à pas feutrés, gagnant l'entrebâillement de la porte. Puis il l'ouvre en grand et se faufile dehors. La lune est incomplète et l'obscurité quasi-totale. Englouti par la nuit, le paysage semi-urbain qu'il contemple fixement est bien plus effrayant. Là aussi, pas la moindre trace d'un passage importun. Dans ce cas... comment se fait-il qu'une branche de leur hêtre se soit écrasée, alors qu'il se trouve en plein milieu du jardin ? La serrure est pourtant indemne et le portail d'entrée - haut de quatre mètres - est resté fermé tout ce temps.
Méfiant, l'homme reprend son inspection des lieux... avant de buter sur un fil épais et visqueux, tendu entre les deux murets du perron. Il tombe lourdement et s'étale, ayant tout juste le temps de proférer quelques jurons. Mais quel dingue a pu se permettre de lui jouer une telle farce ?
Il se relève péniblement et maugrée contre un ennemi invisible, s'astreignant à la prudence. Mais l'instant d'après, Paul réalise une deuxième erreur : le râteau sur lequel il vient de marcher se soulève et cingle son entrejambe de plein fouet, lui arrachant une grimace et un grognement de douleur... Oh, le sale enfoiré ! Il ne perd rien pour attendre ! S'il le retrouve, il en fera du steak tartare et l'enfermera dans une boîte de conserve !
La douleur est insoutenable mais il se reprend, ignorant les morsures lancinantes avec un succès mitigé. Plus alerte que jamais, il arpente le jardin à la recherche d'indices qui lui apporteraient une éventuelle piste. Intrigué par la branche du hêtre, il s'en rapproche. Mais à part la piscine couverte, des copeaux de bois et quelques petites fleurs téméraires, il ne relève rien d'intéressant.
Un bruissement l'interpelle et il fait volte-face. Deux sifflements successifs brisent le silence, auxquels succède le clapotis bien distinct de l'eau. Ahanant, ruisselant et furieux, Paul s'extirpe de la piscine à travers le trou qu'il a fait dans la bâche. La morsure de l'eau glaciale le parcoure comme un électrochoc et il tremblote en se massant les épaules. Cette fois, trop c'est trop !
De toute évidence, on avait noué un rondin aux branches du hêtre. Une fois libéré, il s'était balancé dans un mouvement de va-et-vient et avait bousculé Paul, le précipitant à l'eau. Ah, ah, très amusant...
En dépit de sa volonté, Paul ne trouve rien. Après avoir parcouru la moitié du quartier les habits mouillés, l'air dément et l'une des chaussures en moins, il doit bien s'avouer vaincu. D'autant plus qu'on risque de lui envoyer une brigade de police pour comportement suspect. Et avec tout le cognac qu'il a bu, le moment est mal choisi. Il décide donc de rentrer bredouille, partagé entre la colère et la déception. Qu'est-ce qu'il n'aurait pas fait pour Marie...
Depuis qu'il l'a rencontrée, Paul est un homme nouveau. Il se sent enfin utile en ce monde, après tant d'années sombres. Lui, l'homme retors et sans cœur par excellence, celui à qui on confiait les plus rudes missions, il avait craqué. Craqué pour une simple femme venue dans la boîte de nuit où il travaillait. Sans même réfléchir, il l'avait sauvée d'une agression comme un brave justicier. Sur le moment, son acte l'avait étonné. Mais la réalité s'était finalement imposée à lui : il était tombé amoureux.
Dès lors, terminée la pègre au R sanglant, fini le mauvais Paul. L'individu sournois et impitoyable qu'il était, endoctriné par ses parents dès la plus tendre enfance, a disparu. La bête s'est métamorphosée en un doux agneau sous l'influence de Marie. Il en est même venu à se reconvertir en vendeur aimable grâce à elle...
Mais Paul est actuellement loin de telles considérations. Au contraire, il pousse la porte d'un air frustré. Il monte l'escalier, faisant grincer les marches et mouillant le parquet. A son arrivée dans la chambre, il a la mauvaise surprise de retrouver Marie en compagnie de Housse, cette dernière confortablement lovée sous la couette matrimoniale.
- Mais... qu'est-ce que Housse fait dans le lit ? parvient-il à balbutier, interloqué.
- Je crois bien que le bruit de tout à l'heure l'a terrifiée ! explique Marie en caressant Housse avec tendresse. Mais au fait... c'était quoi alors ? Et pourquoi es-tu mouillé ? ajoute-t-elle en écarquillant les yeux, les sourcils haussés. On dirait que tu sors de la piscine !
Paul ouvre et ferme la bouche, tiraillé entre deux envies : avouer la vérité, ou mentir pour éviter le ridicule. Mais la décision ne se fait pas attendre, car il préfère mourir plutôt que de perdre ce qu'il lui reste de fierté.
- Rien de spécial, finit-il par dire. C'était juste une branche tombée de l'arbre, probablement à cause d'un volatile qui aurait besoin d'un bon régime, si tu vois le genre. J'ai été un peu trop maladroit en fouillant dans le jardin et puis, plouf !
Conscient que ses propos sonnent bizarrement, il préfère ajouter :
- Non, mais ne t'en fais pas, ce n'est rien de bien méchant !
Face au regard de Marie - braqué sur lui comme deux phares -, Paul se sent honteux. Il sait qu'elle cherche une trace de mensonge dans sa voix, car elle déteste ça. Mais, au prix de multiples efforts, il demeure impassible.
- Au fait, reprend-il lentement, si Housse dort cette nuit avec nous, ça signifie... pas de partie de jambes en l'air ce soir ?
- Et non, pas pour cette fois.
Devant l'expression de Paul, Housse cache difficilement son hilarité. Comme quoi, un bon usage de la capacité Sécrétion et Tranch'Herbe peut faire des merveilles. Bien fait pour lui, hi, hi, hi !
Paul la toise férocement. Housse ressent si nettement sa colère qu'elle croit pouvoir la toucher. Il a très certainement deviné l'identité du farceur - ou plutôt de la farceuse. Autrement il n'aurait pas ce petit air accusateur. Mais elle ne se laisse pas démonter et le fustige à son tour du regard, fermement décidée à lui pourrir la vie.
A présent, ça se passe entre eux deux. Et que le meilleur gagne.