Chapitre unique
Je suis T647. Je suis un Apitrini. Actuellement, je vole en direction d'une fleur. Une magnifique fleur rose et jaune. Je vais y récolter du pollen et l'amener à la Ruche. Notre Ruche. Car ceci est mon devoir, je ne vis que pour servir. Servir ma Reine, l'Apireine. Je n'ai point à penser, point à réfléchir, j'obéis, c'est tout. Tous les autres Apitrini font pareil. Tous, sauf certains, ou plutôt certaines, mais je ne dois pas y penser, je ne dois pas réfléchir. Je n'en ai pas le droit ; je dois seulement travailler. Ma vie est peut-être monotone, mais j'en suis content.
Il faut nourrir et protéger notre Reine, notre vie n'est rien dans notre devoir. Seul notre travail y est important, notre pensée n'y a pas sa place.
Je me pose sur la fleur que j'avais repérée, et j'en extrais du pollen que je stocke dans les trois bouches de mes trois visages. Et je me retourne, direction la Ruche. Je regarde tout avec émerveillement, comme chaque jour. Qu'y voulez vous, je suis joyeux, c'est tout.
Je regarde tous les autres Apitrini faire leur travail. Certains meurent à la tâche, emportés par la fatigue, mais ce n'est pas grave ; leurs vies ne valent rien, seule celle de la Reine compte. Et celles des Apitrini femelles, très rares, qui sont choyées et protégées au même titre que l'Apireine. Mais je ne leur envie rien, aucune jalousie n'existe en moi. Seule la joie de travailler est présente.
Je ramène mon précieux butin servant à la fabrication de miel mais je m'arrête. Mes ailes sont fatiguées et lourdes, cependant je n'en ressens rien. Je ne connais pas la douleur, ce mot m'est inconnu, et la sensation aussi. C'est autre chose. Devant la Ruche se trouve un Ursaring, criant à tout va. Un intrus, il faut le chasser. Je vole vers l'Ursaring pour défendre la Ruche, même si j'en meurs. Ma vie ne vaut rien. Rien.
Je me dirige vers lui avec bonheur, encore. N'importe le moment, il faut être heureux. N'importe la situation. Que l'on combatte, que l'on travaille, que l'on mange, que l'on meurt, que l'on vit, nous autres, les Apitrini, sommes joyeux. Nos visages transpirent la joie de vivre et il n'en est pas autrement.
Je fonce vers le monstre. Le pollen, trop précieux pour être lâché, est toujours dans mes bouches. L'Ursaring assène un coup sur la Ruche orangée, en fracassant un mur. Plusieurs Apitrini foncent sur lui, et tombent par terre rapidement à cause de la force de l'Ursaring. Je m'approche de lui et je me concentre. Chose étonnante, je ne savais pas que je pouvais me concentrer. Je calme mon envie de foncer sur l'intrus brièvement et je rassemble toutes mes forces dans une attaque Effort très réussie. Moi, ma vie est presque rien, et donc l'Ursaring en ressent beaucoup. Enormément, même. Puis une nuée d'Apitrini vient réitérer leur attaque contre le voleur de miel à coup de Tornade. Celui-ci vacille et s'apprête à tomber.
Mais avant cela, il lève la patte et me donne un coup magistral. Sa patte me frappe et une de ses griffes me déchire. Oui, me déchire. Le pointu de la griffe me transperce et laisse une large entaille dans mon corps d'où s'échappe... Mais déjà, nous nous écroulons tous les deux. J'essaye de battre quelque peu des ailes. J'arrive ainsi à voleter encore quelque secondes. L'Ursaring, lui, se relève et finit par s'enfuir.
Finalement, mes ailes ne tiennent plus et je retombe, sans m'en empêcher cette fois-ci. Et je vois encore l'Ursaring s'enfuir, comme au ralenti. Mais surtout, je ressens enfin la douleur du coup. Une chose que je n'avais jamais sentie.
Le choc. Ce n'est que maintenant que je ressens le choc du coup monumental que m'a offert le monstre.
La douleur. Celle-ci me tenaille horriblement... Cette souffrance qui me lacère comme autant de petits pics sur lesquels je m'allonge... Je ne savais pas pouvoir ressentir ça.
La mort ? Pas encore. Ma vie s'en va à petit bout, telle des gouttes d'eau fuyant un récipient percé. Pourquoi je me suis approché de cet Ursaring ? J'ai osé penser ainsi ? Etrange... Et la blessure qui continue à la drainer, cette vie que je croyais si inutile... Croyait ? Mais c'était sûr, non ?
Mais il y avait pire... enfin pas exactement... Je regarde en haut les autres qui m'ignorent. Je vois rouge ; la colère s'empare de moi. Je les ai pourtant sauvés ! Qu'ils fassent pareil pour moi ! Mais... C... comment ai-je pu penser ainsi ? Quelle est cette sensation qui m'a envahi ? Déjà que j'avais mis en doute mon action de défendre la Ruche, et aussi le fait que ma vie soit inutile, alors là c'est certain, quelque chose cloche...
Et je comprends.
Le choc m'a libéré l'esprit. Je peux penser ! Je peux réfléchir ! Je peux songer ! Je suis libre, libre de toute contrainte. Non, pas de toutes, je ne peux me libérer de ma douleur, ni de la mort qui m'attend les bras tendus... Mais comment est-ce possible ? Comment est possible cette liberté de l'esprit ?
Je commence à utiliser mes nouvelles capacités longtemps opprimées. Je pense avoir compris. C'est la reine. Plus de majuscule maintenant, à cette dictatrice sans cœur. C'est la reine qui contrôle tous nos esprits. C'est ainsi que nous ne pouvons penser. Et là, vu qu'on me croyait mort, plus besoin de me contrôler.
Mais attendez... Je n'étais pas mort, maintenant ? Je voyais pourtant la blessure sur mon corps. J'étais encore en train de chuter ! Le temps passait si lentement... Voilà pourquoi j'avais l'impression que l'Ursaring était très lent. Ce n'était pas le Pokémon qui l'était, mais moi qui pensait très rapidement. Mais que les autres Apitrini me sauvent ! Qu'ensembles on se révolte ! La reine nous a tant fait souffrir, qu'elle meurt, ce tyrannique despote ! Qu'elle libère la conscience des Apitrini ! Que nous puissions penser en paix !
Mais les secours n'arrivent pas. Comment les convaincre d'arrêter d'obéir à ces ordres idiots de ramener du pollen jour et nuit ? L'Apireine et les Apitrini devant le devenir ne le méritaient pas. Ils devaient vivre libres ! Non être dirigés de cette manière ! Mais je dois aussi me rendre à l'évidence. Je ne peux pas même ouvrir mes bouches. Seul mon esprit est rapide, mon corps, lui, est à la vitesse normale. C'est-à-dire trop lent... C'est peine perdue. Moi, T647 va mourir, moi, Apitrini conscient va mourir...
Et pourquoi ces noms, aussi ? Un numéro n'est pas un nom ! Vivre classé n'est pas une vie ! Nous devons avoir des noms comme Adrégy ou Jikla, un truc comme ça ! Mais pas une lettre et un numéro ne signifiant rien !
Le temps passe encore au ralenti. Les Apitrini au-dessus ont la vitesse d'un Ronflex. C'est drôle comme tout parait lent extérieurement quand on meurt... Mais pourtant, moi, c'est tout autre chose. Je pense, je réfléchis... Et je ne pense pas avoir déjà pu faire une telle chose dans ma vie d'avant. Oui, je pense. Et je trouve bizarre mon agonie. Est-ce pareil pour tous ? Chacun voit le temps ralenti avant sa mort ?
Mais déjà, je commence à ne plus penser. Je meurs, honte à moi. Ma douleur s'estompe, quel soulagement. Mon corps jaune touche le sol. Ces herbes douces m'effleurent, me pleurant déjà. Le vent qui souffle m'implore de rester, quant à lui. Mais je vais partir. Mon âme va quitter ce lieu maudit, où trop de Pokémon meurent pour un autre Pokémon horrible.
Et surtout, j'ai pu penser avant de mourir, et mon esprit se sent maintenant libre. Je ferme mes six yeux et j'éprouve enfin une vraie joie. Celle d'avoir pu penser. Mon corps reposera ici, vestige du passé d'un Apitrini. Et moi, moi...
Je mourrai libre et en paix. Mais seul...