Avant l'aube
Depuis combien de temps suis-je allongé là, dans la neige ? Deux minutes ? Deux heures ? Deux jours ? Je ne sais pas, une éternité en tous cas. Et cette affreuse blessure qui me fait atrocement souffrir… J'ai froid, si froid… Je n'aime pas la neige. Trop froid, trop blanc, trop… Trop quoi, déjà ? J'ai l'impression que ma mémoire fuit, tout comme mon sang et surtout, ma vie, par la plaie béante qui perce mon flanc droit. Bref, je meurs. Mais je ne veux pas mourir sans avoir vu l'aube une dernière fois. Et pour tenir, je dois me souvenir de ma vie, de ma vie en entier. Elle commence le jour où…
…Le jour où je suis, comme tous les Pokémon, sortit de mon œuf. Je me souviens de ma première image, celle du regard d'un savant qui me scanne comme un rayon X. Il m'a regardé un moment, puis à écrit quelque chose sur un carnet. Il me prit avec des gans et me déposa dans un lieu inconnu, rempli de Kraknoix qui étaient, comme moi, complètement perdus. J'appris plus tard que ce lieu était une serre, immense, coupée en plusieurs parties. J'étais dans celle réservée aux Kraknoix. Elle était sommairement décorée par des arbres en carton et des rochers en plastique. Partout, je voyais des Kraknoix qui se battaient entre eux. Ma petite enfance fut peuplée de nourriture immonde et de combats forcés contre mes semblables. La victoire comme la défaite me laissaient de marbre, puisque personne ne m'avait apprit à aimer gagner et à détester perdre.
Mon évolution en Vibraninf fut rapide. Une seconde, j'étais une tortue orange, deux seconde, un insecte avec des yeux énormes qui volait. Quand le savant vit que j'avais évolué, il sortit une espèce de balle rouge et blanche de sa poche. Un rayon rouge plus tard, un Hypnomade apparut. Le savant cria quelque chose et l'Hypnomade fit bouger son pendule.
A ce moment, mes paupières se firent lourdes, très lourdes. Je m'endormis. Quand je me réveillai, j'étais dans une autre partie de la Serre. Elle était remplie de Vibraninf. Étrangement, ils ne se battaient pas. Quand le savant vint nous apporter la nourriture, mes semblables se mirent brusquement à se battre entre eux. Quand il repartit, il cessèrent, tout aussi brusquement. Ils m'expliquèrent que cela leur permettait d'éviter de se battre. Je trouvai le stratagème très ingénieux et décidai de les imiter.
Un jour, le savant entra dans la partie de la Serre qui nous était destinée. Il y avait deux autres types avec lui. Il montra du doigt deux Vibraninf et les types inconnus sortirent chacun une sorte de bâton de métal. Ils visèrent les deux Vibraninf qui se trouvèrent piqués par une sorte d'aiguille surmontée d'un petit tube de verre. Ils s'endormirent. Les deux types en prirent chacun un et quittèrent la partie de la Serre. On ne les revit jamais plus. Les autres Vibraninf m'expliquèrent que le savant trouvait que ces Pokémon n'étaient pas assez puissant. Il les avait donc abandonnés. Mes congénères me dirent qu'ils ne savaient pas ce que ça voulait dire mais qu'ils redoutaient plus que tout que ça leur arrive. A partir de ce jour, ma plus grande crainte fut d'être abandonné.
Je souffre de plus en plus et mes membres deviennent gourds. Mais il faut que je tienne. Jusqu'à l'aube. Et pour tenir, je dois me souvenir. Me souvenir de ma vie. Il le faut. Je n'ai pas peur de la mort, mais il le faut. Me souvenir. Mourir avant l'aube serait une preuve de déshonneur. Je suis assez déshonoré comme cela, si en plus je meurs cette nuit… Si seulement cette neige pouvait se transformer en sable ! Si j'arrivai à me concentrer suffisamment, je pourrais… Non. Pas assez de Points de Vie. Je dois me souvenir. Chaque seconde qui passe est une seconde de perdue. Me souvenir. Où en étais-je, déjà ? Ah oui, mon évolution…
A mon évolution en Libégon, rebelote. Le savant, la balle rouge et blanche, l'Hypnomade, le sommeil lourd. Et une autre partie de la Serre. Remplie de Libégon. La vie passe, accompagnée de ses combats simulés et de ses repas immondes. Parfois, un Libégon est abandonné. Parfois, un Vibraninf évolue et intègre la partie de la Serre. Rien ne change. Ma vie est monotone. Trop monotone. Je m'ennuie. Mes semblables aussi. Un jour, le savant vint, avec un drôle de masque qui lui couvrait le visage. Il brandit une boîte cylindrique, appuya sur le dessus. Nous nous endormîmes tous. Quand je me réveillai, j'étai dans une énorme boîte de métal volante. Des objets étaient accrochés à une ceinture nouée à mes flancs. Je tentai de les décrocher. Sans succès. Soudain, la boîte s'ouvrit et nous fûmes tous projetés dehors. Je tombai. Je parvint à redresser ma trajectoire juste avant de percuter une tour de béton. Je jetai un regard aux autres : ils prenaient les objets accrochés à leurs ceintures, les décrochaient et les lançaient sur les tours de béton. Quand les objets touchaient les tours, ils explosaient. Sans me poser de questions, j'imitai mes semblables. Une tour, deux tours, dix tours… Elles s'écroulaient toutes. Le soir, la boîte de métal volante vint nous chercher et nous reconduit à la Serre.
Un jour que je lançai des « bombes » (c'est comme ça que le savant appelait les objets attachés à nos ceintures) du ciel, je vis une forme noire être projetée par le souffle de l'explosion que venait de produire le projectile que j'avais lancé. Je fonçai à sa rencontre. Quand j'arrivai près de lui, je fit une grimace de dégoût : la forme noire était un Grahyena. Un Grahyena mutilé. Par ma faute. Il respirait encore. Je m'approchai et il dit :
- Plus… Jamais… Guerre… Tu… Fuir… Merci. Et ses paupières se fermèrent à jamais.
Ma vie s'écroulait. Combien de Pokémon étaient morts par ma faute ? Combien d'autres souffraient encore des blessures que leur avaient causé mes bombes ? Combien ? J'étai un meurtrier. J'avais détruit des vies. De quel droit ? Pourquoi aurais-je le droit de vivre et pas ce Grahyena ? Et s'il y avait des êtres vivants dans ces tours de béton ? Qu'était la guerre ? Pourquoi devais-je fuir ? Et surtout, pourquoi ce Grahyena m'avait-il remercié ?
J'étais si absorbé par mes pensées que je ne vis pas la bombe qui explosa à côté de moi. Je fit un vol plané et je perdit connaissance. Quand je me réveillai, j'étai allongé dans la neige. Il faisait encore jour. Et depuis, je n'ai pas bougé et ça fait une éternité que je lutte contre la mort.
Voilà. J'ai fini. Ma vie se résume à ça. Si on peut appeler ça une vie… Je n'ai jamais fait quelque chose par moi même. Je n'ai fait qu'imiter les autres. Je m'en rends compte maintenant, aux portes de la mort. J'ai gâché ma vie. Je n'ai fait que le mal autour de moi. Si seulement j'avais eu un dresseur… Il parait que ces personnes-là sont gentilles et attentionnées, qu'elles vous aiment comme vous êtes, vous rassurent quand vous avez peur, vous consolent quand vous êtes triste… Le savant n'a jamais vu en moi qu'une machine de destruction. La preuve, il ne me cherche pas. S'il l'avait fait, il m'aurait trouvé. Depuis longtemps. Je comprend maintenant ce qu'est la guerre. Si j'avais su, j'aurai lutté pour que ça s'arrête. Au lieu de ça, je l'ai encouragée. Je comprend pourquoi j'aurai du fuir…
Soudain, une drôle de quiétude m'envahit. Je ne ressens plus de douleur. Je me sent, pour la première fois de ma vie, réellement vivant. Pourtant, je suis mort. Ou presque. La mort arrive. A grands pas. Dans quelques secondes, Je serai mort. Je n'ai pas peur. Je vais pouvoir commencer une vie nouvelle, sans savants, sans serres, sans guerre. Une lumière apparaît au loin : je me lève sans efforts et marche vers elle, attiré par une force irrésistible…
Les premières lueurs de l'aube apparaissent, parant la vallée enneigée de magnifiques couleurs : rose pâle, orange, bleu ciel… Une tache sombre trouble ce festival de couleurs :
un Libégon mort gisant dans une flaque de sang, un sourire aux lèvres.