La surprise du chef 3
(Je sens que "La surprise du Chef" va devenir le titre du bouquin à force)
Evidemment je pense - et signale - que tout ce qui est publié ici est passible de grosses modifications par la suite. Je construis plus ou moins le corps de l'oeuvre, à moi de l'enrichir par la suite.
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Roland observait. Afin d’être le plus vite débarrassés de lui, Rachel et Léopold s’étaient attelés à lire le livre. Roland les observait tout en mangeant du fromage à raclette, un de ses mets favoris qu‘il absorbait en fortes quantités et cru, ce qui était particulièrement répugnant à voir. Mais Roland était au dessus de la seule notion de répugnance. Léopold ferma le livre, l’ayant fini.
- Alors ? Alors ? demanda Roland, impatient.
- C’est… très commun, très typique, sans surprise…
Roland prit des notes.
- C’est assez mal écrit aussi… Il utilise « Malgré que »…
- Oh mon Dieu, oui ! Je l’ai noté aussi dans ma critique !
- Fais voir…
Roland tendit sa critique à Léopold qui la lut. Rachel ferma à son tour.
- Ce livre est super !
Roland regarda Rachel avec des yeux hallucinés.
- Quoi ?!
- J’ai adoré. Les personnages sont inspirés, grandioses, il y a beaucoup de scènes marquantes…
- Ok, ok, dis-moi juste à quoi sert la gouvernante, Madame Gloff.
- C’est manifestement un élément comique.
- Elle traite Patricia comme une gamine et n’avance absolument pas !
Léopold ricana.
- Oh mon Dieu ! Ecoute ça, Rachel : « ‘Les miroitées’ est un livre tellement mauvais que je le déconseille même à dessein d’être utilisé comme papier toilette. Vos fesses méritent mieux que ça. »
Le blond se tordit de rire devant un Roland victorieux. Rachel plissa les yeux et s’empara du papier. Elle regarda les différentes invectives.
- « Le seul fait d’utiliser la locution « Malgré que » prouve que l’auteur souffre d’un évident trouble mental qui nécessiterait le placement dans une institution spécialisée, de préférence une école primaire »…
Léopold redoubla d’éclats de rires.
- T… Ca n’est pas constructif, Roland ! souffla Rachel.
- Je n’ai pas aimé, et si je devais être constructif, j’aurais dû réécrire le roman.
- Oui mais tes critiques sont basées sur une impression globale ! A aucun moment tu ne cites le livre…
- Septième paragraphe.
Rachel regarda et trouva effectivement une citation.
- « Quant aux dialogues, leur intérêt et leurs enjeux sont majeurs :
- Vous croyez en l’amour ?
- Evidemment, l’amour est plus fort que tout.
- Ah oui, vraiment ? Alors pourquoi l’amour n’empêche t-il pas les catastrophes naturelles ?
- Parce que l’amour ne peut qu’empêcher les catastrophes amoureuses.
Et ce livre n‘est fait que de ça, une suite de dialogues insipides, mal écrits et suffisants. Les personnages évoluent à la vitesse d’une limace tirant un parpaing et n’inspirent aucun sentiment personnel du lecteur, tout est dicté sans qu‘il ne puisse intérieurement objecter, tout est exposé, décortiqué, à nu, c’est infâme à lire comme ce dût l’être à écrire. »…
Léopold pouffait en regardant Roland et en le montrant du doigt.
- E… Excellent ! Bien envoyé !
- Mais non ! rétorqua Rachel. Au contraire tous ces détails aident le lecteur à se faire une idée de ce qu‘il y a exactement dans la tête des personnages, ils n’ont aucun secret pour nous c’est comme si on les connaissait vraiment !
- C’est encore pire ! Il n’y a aucun éclair de fulgurance, aucune surprise !
- Tu peux dire ce qu’il veut, y compris qu’il donne des maladies vénériennes, mais à moi, ce livre m’a plu.
- Ca ne prouve rien.
Rachel fronça les sourcils.
- Tu te fous de ma gueule ?
- …
- Tu viens me voir au travail, et Léopold aussi, tu veux nos avis et quand on te les donne, tu refuses ?
- Je pensais être en tort mais le fait que Léo soit d’accord avec moi…
- Je ne serais peut-être pas aussi dur. Ca me fait rire ce que tu écris mais… J’ai apprécié certains moments quand même ! Tu es trop dur.
Roland plissait les yeux, perturbé par ce qui semblait être du poil à gratter dans son caleçon.
- Tu viens de dire que c’était mauvais…
- Oui mais pas aussi exécrable que tu le décris. Ce mec a des qualités d’écriture…
- Il utilise « Malgré que » ! Et la maison d’édition ne l’a même pas envoyé chier ! Si on commence à accepter des romans de seconde zone qui utilisent « Malgré que » , où va-t-on ?
- Il y a bien des gens qui acceptent des propriétaires de seconde zone… marmonna Rachel.
Roland regarda Rachel, surpris. Elle le regardait, blasée. « C’est pas possible on se ressemble trop, on a dû être frères et sœurs dans une autre vie ! »
- Tu n’aides pas avec cette attitude… admit Roland.
- Roland, si pour toi « demander notre aide » signifie « être obligatoirement de ton côté », pardonne moi mais tu n’as pas besoin de nous.
- J’avais besoin d’un avis nuancé, pas d’une fille qui tombe en pâmoison devant la moindre histoire un peu cul-cul la praline ou d’un type qui ne sait pas choisir entre j’aime et j’aime pas !
- J’aime bien, c’est t…
- Les gens qui disent « J’aime bien » n’ont aucune certitude ! Ce sont des faux-culs et des dangers publics ! C’est à cause de gens comme eux que l’art contemporain a du succès !
Rachel regarda Roland, faussement fascinée.
- Ouah ! Dingue. Tu as d’autres anecdotes et sagesses de ce genre à nous conter ?
- Tu sais quelle est la différence majeure entre le beurre et la margarine ?
- … Je ne VEUX PAS le savoir ! assura Rachel.
- Bref, dites moi cinq mots qui résument vos opinions respectives et je promets de les mettre dans ma prochaine critique.
Léopold acquiesça.
- Hm… Prenant.
- Oh seigneur…
- Initiatique, aussi.
- Ca veut dire quoi, ça ?
- Quoi, bah… Le héros commence en étant certain qu’aucune relation n’est possible et il finit marié…
- J’appelle ça foutre en l’air un brave gars, mais si tu dis initiatique…
Rachel éclata de rire. Roland la regarda, stupéfait.
- Quoi ?
- Rien, rien… Tu as déjà eu des relations sexuelles consentantes ?
- Tu t’intéresses tant que ça à mes relations sexuelles ?
- … Non, en fait non, sourit Rachel, encore grisée par l’attitude de Roland.
- Bien. Néanmoins je bénis le ciel que ce soit toi qui ait posé la question et pas Léopold. Tu as droit à trois mots encore. Un ou deux négatifs, s’il te plait.
- Tiède.
Roland acquiesça.
- Tiède, bien…
- Ennuyeux parfois…
- Chiant, donc…
- Non, non, c’est sporadiquement ennuyeux, j’ai sauté des passages…
Roland regarda Léopold, abasourdi.
- Je te demande pardon ?!
- J’ai sauté des passages… Ca se fait, Roland, ne me dis pas que tu lis tout Zola…
- Oh seigneur, comment peux-tu me dire que tu aimes ce livre et me dire ensuite que tu as sauté des passages ?!
- Mais tout le monde saute des passages…
Rachel se leva, lassée, sous les yeux de ses camarades.
- Vous me gavez, je vais regarder la télé, il y a une téléréalité sur la première chaine…
- Rachel non j’ai besoin de tes cinq mots !
- Roland, tu es un idiot. Ca fait cinq.
- Je peux pas caser mon propre prénom dans ma critique ! grommela très sérieusement Roland.
- C’est toi le critique, démerde-toi. Si tu te crois au dessus d’un brave écrivain qui s’est donné la peine d’écrire deux-cent pages à la sueur de son front, tu es capable d’écrire une critique avec « Roland, tu es un idiot » dedans ! C’est toi le boss des boss, non ?
Sur ce, elle alla se poser sur le fauteuil devant la télé et regarda une émission où il était question de mettre des gens qui ne se connaissaient pas dans une situation à fort potentiel érotique. Roland soupira lourdement.
- Ton dernier mot, Léopold ?
Léopold regarda en l’air, réfléchissant à ce qu’il pouvait dire.
- Hm… Dommage.
Roland le regarda, sentant un double-sens dans ce mot. Léopold haussa les épaules et partit en cuisine. Roland resta seul à la table, quelque peu intrigué voire dépité. Ca semblait partir d’une bonne intention, pourtant, cette petite réunion littéraire.
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- Roland -
Je suis… nul pour ce qui est de faire la conversation courante. Et pour organiser des soirées. Nul de chez nul. Parfois j’ai l’impression que ça peut se faire tout seul et en fait les invités s’ennuient. Et comme je suis incapable de bien mener une conversation… Vous savez ce truc d’amener des sujets sur la table, de répondre ce que les gens veulent entendre, je ne sais pas faire ça.
Eh bah vous savez quoi ? Cette maudite aptitude a failli me tuer quand j’étais adolescent. C’est difficile d’être incapable de nouer des liens solides avec quelqu’un. Quand vous ne savez pas être positif, vous ne pouvez pas vous intégrer. Les gens ne veulent pas de quelqu’un qui les ramène à la noirceur du monde à chaque instant et je suis un professionnel de ce genre de rappels.
La seule personne qui peut se permettre de faire ça, c’est un ami, un ami qui au préalable aura été positif pendant une très longue période de temps.
Et je n’arrive pas à poser les bases positives d’une amitié. Je suis bien trop négatif.
- Léopold -
L’imagination est l’ennemie naturelle de la quiétude. Penser est très mauvais pour l’être qui se piège lui-même dans les méandres de l’imaginaire. On peut tout imaginer, il n’y a aucune limite autre que celle de notre capacité d’invention. Souvent très limitée elle-même, cependant. Seuls une poignée d’élus ont la capacité de déployer un univers entier par le seul biais de leur esprit créatif.
Dans mes rêves, moi et Charlie sommes mariés. Nous habitons dans une splendide maison à la campagne, à l’abri de tout. Nous avons un chien, un terre-neuve qui s’appelle Simon. Chaque soir, nous dinons autour de chandelles avec un délicieux vin, et notre ébriété nous emporte ensuite dans des torrents de passion et d’amour que lui seul sait me faire vivre. Dans mes rêves, Charlie est d’une perfection telle que seul Charlie compte.
Peut-être qu’au fond c’est moi qui ai créé Charlie. Peut-être qu’il n’est qu’un vestige de mon imagination.
L’ennui c’est qu’il est bien réel.
- Rachel -
Je ne supporte pas l’injustice.
S’il y a bien quelque chose qui m’insupporte c’est que quelqu’un subisse une injustice. Voir quelqu’un lésé pour telle ou telle raison sans qu’il n’ait mérité quoi que ce soit me révulse. Cela se manifeste par le fait que je prenne la défense de parfaits inconnus. Et c’est parfois difficile, mais au moins cela m’endurcit. J’estime qu’il est de mon devoir de défendre ce qui ne peut se défendre tout seul. Non pas que je me dresse en libératrice ou en héroïne, et croyez-moi je me suis plusieurs fois fait enguirlandée par des gens que je défendais. Mais c’est viscéral. Il faut que je le fasse sinon je ne pourrais plus me regarder dans un miroir. Quitte à ce que ça m’apporte des ennuis.
Je pense qu’ayant moi-même été victime d’injustice, je souhaite que cela n’arrive à personne.
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S’il y a bien une chose que Léopold détestait faire c’était débarrasser les tables. Les gens, se disait-il toujours, sont dégueulasses. Léopold avait l’impression d’avoir toujours vécu dans un océan de crasse et qu’il cherchait la propreté à tout prix. C’est pour ça qu’il mettait une application démoniaque à nettoyer les tables.
- Arrête de frotter, tu vas rayer la peinture !
- Ils ont renversé de l’alcool de prune sur la table, ça colle cette merde c’est infect ! grommela Léopold.
- Pas mon problème, en plus tu perds du temps.
Pas mon problème, pas mon problème… « Dit celui qui gueule quand les tables sont mal nettoyées ! J’vous jure… »
Léopold salua une nouvelle pelleté de clients.
- Vous avez fait votre choix ?
- Deux mojitos !
- Deux mojitos, très bien…
Léopold se pressa au bar. Alors que la maison autorisait les tenues décontractées voire aguichantes, Léopold se cantonnait à une chemise à manches longues, une veste noire par-dessus, sans manches, ainsi qu’un pantalon très sobre. On aurait dit un grand sommelier. Mais non c’était un serveur dans un rade du Marais. Rien de plus.
Les clients étaient d’une banalité affligeante. Soit des couples mielleux que Léopold n’enviait pas une seule seconde, soit des solitaires venus chasser le mâle avoisinant avec la subtilité d’un pétomane dans un congrès de curés, soit des gens qui venaient profiter de la tranquillité et de l’ambiance pseudo-intello du café.
Ce que Léopold préférait ?
- Salut, beau blond !
Les abrutis qui venaient au comptoir pour lui conter fleurette. Ah ceux-là ! S’il pouvait les tarter…
- Vous désirez ?
- Je sais pas, un verre avec toi.
- Un verre, très bien, je vous amène ça.
Et Léopold posait un verre vide sur la table et partait faire le service pour les vrais clients. Oh, dans un sens il ne pouvait pas s’en plaindre, il était joli et la nature l’avait choyé, dans ses bonnes grâces. Mais Léopold se préservait avant le mariage. Depuis qu’il avait rencontré Charlie, rien n’allait plus dans son cœur.
Charlie arriva au bar à son heure habituelle. Il était plus classe encore que tous les hommes de ce bar réuni. Non, il n’avait pas de t-shirt moulant et flashy, non, il n’avait pas de coupe de cheveux ridicule, soit flamboyante soit demi-skinhead, non il n’était pas la folle de la nuit ni la reine du glam. Charlie était la virilité faite homme, un plaisir pour les yeux de son seul Léopold. Lequel s’était étonné que jamais personne ne remarque qu’il avait les yeux plantés dans sa cible chaque fois qu’il entrait.
- Une Téquila Sunrise.
Léopold s’y attela, s’y mit de tout son cœur. Il y avait assez d’amour dans ce Téquila Sunrise pour enflammer Rio de Janeiro. Tout en concevant la boisson miracle, le philtre, l’ambroisie, Léopold était galvanisé par la volonté de lui plaire et était le moins naturel possible. Il s’y prenait comme un serveur dans un restaurant marocain, servant le liquide à un bon mètre du verre, s’y prenant même très bien.
Charlie ne le regardait jamais, installant son bloc-notes sur la table. Le jeune écrivain n’avait que faire des gesticulations d’un serveur de bar. L’écrivain était au-delà des considérations amoureuses du blondinet épris, du prétendant invisible face à lui.
Il en avait oublié les deux mojitos.
- Léopold, t’as encore deux mojitos à servir.
- Hein ?
Léopold faisait la finition de son Tequila Sunrise, le citron sur le verre, délicatement posé. Le patron grommela.
- Tu te fous de moi ?
- P… Pardon monsieur.
Léopold servit le verre de Charlie.
- Merci.
Puis il se mit à ses mojitos. Il les prépara avec indifférence. Il lui sembla qu’il avait trop chargé en menthe. Bah, comme si ces crétins allaient se plaindre.
Il les leur apporta comme on apportait des devoirs à un professeur, avec impatience et sans réelle motivation. Charlie aspirait toute son attention et son engouement pour le travail. Rien d’autre ne lui importait plus à ce moment que retourner au bar, flâner en essuyant des verres et admirer son Charlie.
Mais la route vers l’amour était longue, Léopold le savait trop bien.
- Garçon !
Vous avez déjà vu un serveur dans un bar faire une moue exaspérée, à la limite de l’éruption volcanique intérieure ? Le client qui venait de héler Léopold, lui, l’a vue en tout cas.
Et Léopold d’arriver avec le sourire le plus hypocrite du tout-Paris.
- Ouiiiiiiii ? Vous désirez ?
Le type en face, un brave garçon avec une affreuse petite moustache qui profitait de sa pause au travail, semblait quelque peu décontenancé.
- Un… simple café.
- Ce sera tout ?
- … avec une petite sucrette !
Léopold s’en retourna vers le bar, fulminant « Il y a toujours des sucrettes, abruti ! »
Inutile de dire que c’était le café le plus noir qui puisse être. Même le serveur était sombre comme un ciel d’automne.
Quand enfin le café fut servi, Léopold nettoya ses verres et profita de sa récompense suite à son long travail.
Charlie écrivait de façon énergique et inspirée, avec de rares pauses. Léopold se demandait ce qu’il écrivait mais cela avait l’air très prenant. Durant ses quelques pauses, Charlie levait la tête avec une expression très sérieuse, une mine fixe et sans aspérité la moindre si ce n’est les pupilles céruléennes qui bougeaient de droite à gauche, affolées à l’idée que les mots ne viennent pas. Léopold trouvait cela terriblement attirant. Le Léopold semblait superficiel mais au fond il se laissait attendrir par les plus petits détails de tout un chacun.
Enfin, surtout ceux concernant Charlie.
- Léo, il est quinze heures, prends ta pause.
Léopold acquiesça, rangea son verre et laissa Charlie pour prendre la porte arrière. Un besoin plus impérieux que l’homme de ses rêves l’attendait.
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Quinze heures, c’est justement à ce moment-là que Rachel rentra à l’appartement. Elle trouva Roland, attablé, tout à sa chronique.
- Eh bien… Ca bosse !
- Je suis toujours sur cette maudite critique positive…
- C’est marrant quand même qu’on voie le mot critique de façon si péjorative de nos jours. Quand tu dis « Je critique un tel », tu sais que ça va être négatif, forcément. Si par exemple je critique ta façon de t’habiller, tu penses tout de suite que je vais me moquer de toi.
Roland hocha la tête.
- Alors que le mot désigne seulement une appréciation personnelle, positive ou négative.
- S’il te plait, écris ma chronique Rachel… Je ne peux pas m’empêcher d’assassiner ce type !
- Si ça ne tenait qu’à moi, tu n’aurais même pas à la refaire, mais en l’occurrence elle est trop peu objective. Essaie de juger ce livre sous des critères plus justes.
- Comment ça, je n’aurais pas à la refaire ? Tu détestes ma chronique !
- Oui mais je défends fermement la liberté d’expression.
Roland plissa les yeux alors que Rachel se prenait du yaourt à boire.
- Tu défends la liberté d’expression ?
- Tout à fait.
- Oh. Au fait tu as le bonjour de la concierge, tu sais, la youpine négresse et gouine…
- QUOI ?
Roland la désigna avec son crayon.
- Tu ne défends pas la liberté d’expression, tu te contentes d’énoncer une banalité. Si tu défendais vraiment la liberté d’expression, tu serais prêt à ce que tous les points de vue s’exprime, tu te fendrais de la fameuse citation « Je ne soutiens pas vos idées, mais je me battrais pour que vous puissiez les exprimer » et tu respecterais ça à la lettre.
Rachel grimaça.
- Pourquoi avec toi chaque conversation tourne à la bataille navale ?
- Parce que défendre la liberté d’expression n’est pas un exercice simple. Tu dois supporter les pires allégations racistes, les préjugés les plus débilitants et les pensums les plus lénifiants. Tu peux te révolter contre mais tu dois avoir le plus grand pragmatisme face à leurs propos et estimer que c’est un avis énonçable, et ne critiquer que leurs arguments avec des contre-arguments.
- Et que penses-tu des négationnistes ou des adeptes de la théorie de la conspiration du 11 septembre ?
- Rien. Pourquoi ?
- Ils ont le droit de s’exprimer, non ?
- Les gens qui expriment de vrais points de vue argumentés le peuvent. On ne peut pas argumenter avec quelqu’un qui nie la réalité des faits. Quand on part dans la spéculation ou le déni, on n‘est pas plus cohérent qu‘une personne dont le cerveau est déficient. Exprimer un avis qui ne repose sur rien ça n’est pas s’exprimer, c’est fabuler.
Rachel acquiesça.
- Ca se tient.
- Je veux pas changer cette chronique, mais la seule idée de devoir lire quelque chose qui n’est pas ce que je pense vraiment devant des dizaines de personnes me débecte !
Rachel haussa les épaules.
- Dans ce cas n’écris rien.
- Ce serait pire, je perdrais ma place !
- Peut-être. Peut-être pas. Contente-toi de dire ce qui te passe par la tête.
Roland plissa les yeux et haussa les épaules.
- Tant pis. Puisque tu ne m’es d’aucune aide…
- …
- … J’appelle un collègue.
- Je plains la pauvre cruche qui osera ne serait-ce que te fréquenter dans les règles édictées par la carte du tendre...
- Tu CONNAIS la carte du tendre ? Wow ! D’un coup d’un seul tu deviens intéressante…
- C’était pour évoquer le fait que tu agissais comme à l’âge de pierre !
- … d’un coup tu deviens infiniment moins intéressante. Mon confrère est surnommé Longtarin…
- En hommage à Gaston Lagaffe ?
- … Possible, j’ai toujours cru que c’était parce qu’il était juif.
- Sympa.
- Je n’ai jamais entendu personne l’appeler autrement en fait alors ça va être un peu compliqué…
Roland composa le numéro.
- C’est la première fois que je l’appelle depuis notre rencontre au salon du livre il y a trois ans !
- Mets le haut-parleur, je VEUX entendre ça !
Roland se fit un plaisir de l’allumer. Il plaça le téléphone à l’oreille, observé par une Rachel impatiente.
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- Hey… Salut, maman. Je… J’espère que je ne te dérange pas, ou que papa n’est pas tombé sur ce message avant… Je… Techniquement j’ai… un endroit à présent pour… recharger mon téléphone régulièrement. Mais je voulais juste… perpétuer la petite tradition. Je… Je vois que… Tu dois être en courses, probablement, hm. Enfin, il est… quatre heures moins dix… Je vais devoir reprendre le boulot. B… Bonne journée maman. Passe le bonjour à papa… si toutefois il accepte d’entendre reparler de moi.
Léopold raccrocha. Il regarda son modeste téléphone, l’air quelque peu brisé. Il posa son front sur ses avants bras, assis dans la cour derrière le bar.
« Avant, elle répondait… Pourquoi elle ne répond plus ?! »
Il leva les yeux au ciel, l’impression que sa journée se passait de plus en plus mal.
« Rien de bien ne m’arrive. Jamais entièrement. En fait je suis l’incarnation personnifiée de l’expression « Un mal pour un bien ». Voilà, c’est ça ma vie. Si quelque chose de bien doit m’arriver… ce ne sera pas sans mal. »
Il retourna au boulot avec six minutes d’avance, le cœur serré. Et bon sang, Charlie était parti. Léopold se mit en veille et finit sa journée en mode robot. Sans émotion, sans écouter sérieusement ce qu’on lui disait. Il détestait faire ça mais c’était sa seule manière de laisser couler. Les mauvaises journées, il ne savait pas les gérer.
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Rachel s’efforçait de se retenir de rire. Elle se disait surtout que Roland devrait s’essayer au secrétariat, ce serait fendard.
- Oui, euh… Je… sais qu’on ne s’est pas reparlés…
« Vous convenez, en somme, que la situation est un peu inconvenante, non ? Me saluer aussi familièrement alors que vous me réveillez de ma sieste… »
- Pardon, pardon, j’connais pas votre emploi du temps, moi ! Juste que j’avais votre numéro, j’ai un souci avec une critique…
« Pas mon souci ! Enfin, vous vous prenez pour qui ? »
Rachel manda le téléphone. Roland fronça les sourcils et secoua la tête. Rachel agita les doigts. Roland secoua d’autant plus la tête.
« C’est pour quoi, bon sang, cette affaire ? »
- Euh… Vous préfèreriez parler à ma secrétaire ?
« Pardon ? Oh mais nom d’un chien… »
Rachel prit le téléphone que lui tendit à contrecœur Roland. Rachel s’en empara.
- Monsieur Marcus Price ?
« Hm. A qui ai-je l’honneur ? »
- Rachel Grey, la… secrétaire de Roland. Mon patron voulait savoir si vous aviez lu « Les miroitées » et si vous aviez un avis sur ce livre ?
Petit moment de réflexion, fouille dans des pages de documents.
« J’ai lu ce livre. »
- Quel a été votre avis ? Roland doit changer quelques lignes de sa critique afin de la rendre plus positive, et il aurait voulu l’avis d’un autre professionnel.
« La rendre positive ? Quelle connerie. Une critique est ce qu’elle est, rien d’autre ! »
- … c’est… bien ce que Roland s’est dit…
« Ecoutez, je peux vous transmettre par fax ma critique si ça peut l’aider, mais pas de plagiat ! »
- Sans problème, vous avez ma parole !
Roland plissa les yeux et marmonna quelque chose du genre « Comme si j’allais recopier un incompétent notoire… »
- Merci en tous les cas. Ce fut un plaisir, monsieur.
« Partagé, sauf avec l’autre énergumène. »
- Oh il a bon fond… Au revoir !
Rachel raccrocha et sourit en regardant Roland qui soupira.
- Quoi ?
- Quoi, quoi ? Tu appelles beaucoup de gens que tu n’as pas rappelé depuis trois ans en leur disant « Salut Longtarin, vieille branche, ça baigne ? »
- Je pensais qu’il avait de l’humour.
- Laquelle de ses insultes t’a le plus blessé ? « Petit merdeux » ou « Bougre de freluquet » ?
- Aucune, c’est un amateur !
- Ah ça c’est sûr qu’à côté de toi, à part Edie Britt ou Eric Cartman…
- Tes comparaisons sont outrageantes même pour moi ! grommela Roland.
Le Fax arriva. Roland prit la feuille.
« Les Miroitées de Rémi Crépin - Une étoile sur cinq.
Enfin, le premier roman de la semaine. On m’a laissé le choix entre ça et une histoire de bourgeoise radioactive que j’ai délaissé à son profit. Grand mal m’en a pris. Je n’ai jamais vu un truc aussi mal ficelé. C’est à se demander si l’auteur de ce truc a un cerveau qui ne provienne pas de quelque bovin. Ca commence par un homme et une femme qui se rencontrent. Il est beau, elle est belle, ils s’apprécient tout de suite mais bon, comme c’est un gars bien, et comme c’est une fille bien, ils décident de ne pas laisser libre cours à leurs instincts et de ne pas s’accoupler tout de suite. C’est bien gentil tout ça, mais deux-cent pages de grands discours sur l’abstinence maquillés en questionnements existentiels sur la validité d’un couple… Putain, ce type visait un prix d’originalité ou quoi ?
En l’état ce truc est impubliable. « Malgré que » ! MALGRE QUE ! Je pensais que ça avait disparu, ce genre de mouche à merde syntaxique. Mais non. On peut en citer des tas : « Malgré que ce soit notre première soirée », « Malgré que vous soyez mon genre »… Et autres horreurs. Mais le pire restent les dialogues qui sont d’un vide et d’une connerie assourdissantes. C’est incroyable. L’expression « Parler pour ne rien dire » prend ici toute sa dimension. Le summum reste le dialogue de trente-quatre pages (J’ai compté à la main) recto-verso de la fameuse discussion dans le lit à propos de la vie, de l’amour, de la mort. A la personne qui lira ça, je décernerais un foutu ruban bleu. Il aura mes félicitations parce que moi, personnellement, je n’y suis pas arrivé.
Que dire de plus, la fin est prévisible à mort, l’amour est plus fort que tout, cœurs, bisous, et le pire dans tout ça c’est que c’est mal écrit jusqu’au bout. Et l’auteur de remercier chaleureusement « ceux qui l’ont aider à avoir un doctorat en lettres ». Je serais plutôt pour qu’on pourchasse ces gens et qu’on les abatte. »
Rachel regarda Roland, tout énamouré.
- Je dois épouser ce type. Y’a un bus pour les Pays-Bas ?
- Il n’y va pas de main morte.
- Tu vois, là, j’envie ce mec ! Il est libre ! Moi je suis emprisonné comme un tibétain en Chine !
Rachel acquiesça mollement.
- Moui très bonne comparaison. Je suis sûr qu’aucun tibétain n’aimerait être à ta place. Tu es tellement… à plaindre !
- Exactement ! Ne pas être libre c’est trop dur à supporter.
- Bon sang, Roland, un peu de couilles que diable !
Roland plissa les yeux.
- Tu… ne veux pas écrire cette critique pour ne pas perdre ta place ! Au fond de toi tu bouillonnes, tu rêves d’écrire tout ce que ce livre a de mauvais mais tu n’oses pas à cause de ton petit confort !
- Bah oui…
- Et après ça, tu me parles de défendre la liberté d’expression.
Roland grimaça. « Piégé par cette fille… Dur ! »
- Si tu veux dire ce que tu veux… tu vas devoir faire des concessions.
- … En attendant je vais regarder la télévision.
- Et moi je vais aller sur Internet me commander des chaussures.
- Grosse journée ?
- Je suis toujours en radiologie.
- C’est si chiant que ça ?
- Plus chiant que d’être un simple critique.
- Ah-ha. Facile, celle-là.
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Léopold raccrocha sa serviette et son « uniforme ». Le patron arriva vers lui.
- Ta paie du mois.
- Merci…
Léopold prit l’enveloppe. Il la regarda, partagé. Il la rangea dans sa poche. Cela représentait trop de débats idiots à venir. Il voyait ça d’ici. L’argent avait toujours été un problème entre lui et ses hôtes. Et avec un hôte comme Roland…
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Article ajouté le Mardi 16 Novembre 2010 à 00h41 |
8 commentaires
La surprise du chef 2
Suite de mon romano si especial. Pour le point manga, c'est juste sous cet article précis.
Pour ceux qui veulent savoir s'il y a un titre, non... Le fichier s'appelle "Tentative". Mais c'est juste une "tentative" de roman, j'ai d'autres fichiers qui s'appellent "essai de roman", "essai", "roman" ou même "Cette fois c'est la bonne"...
Pour l'intrigue, j'ai quelques pistes...
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Léopold n’avait que des sacs et mit donc quelques minutes à s’installer. Ce ne fut pas le cas pour Rachel qui fit appel à sa mère et à son frère pour l’y aider, ainsi qu’à quelques amis, ce qui importuna franchement Roland.
- Maman je te présente Léopold, l’autre colocataire…
Une femme rousse très maquillée portant un tailleur mauve du plus mauvais effet fit la bise au jeune homme. Roland regardait cela de loin, quelque peu dérangé par l’intrusion - fort heureusement temporaire. La mère de Rachel le regarda, assis dans son fauteuil, un livre dans une main, un stylo dans l’autre, le calepin posé sur une cuisse.
- Bonjour, jeune homme…
- Maman, c’est Roland, le propriétaire.
- Hm-mmm… Jeune homme, j’aurais aimé vous saluer !
Roland acquiesça en hochant la tête. La mère de Rachel regarda sa fille qui acquiesça.
- Il vaudrait mieux que tu ne le salues pas. C’est pour ton bien, maman.
- Ne sois pas ridicule, Rachel.
Elle fit donc le déplacement jusqu’au fauteuil de Roland. Léopold grimaça. Rachel eut un frisson d’effroi dans toute la colonne vertébrale.
- Je le sens mal…
- De même, très mal… geignit Rachel.
- Roland, c’est cela ? Je suis Magdalène, la mère de Rachel !
- Magdalène…
- Oui jeune homme ! Un prénom qui me vient de mon arrière grand-mère et dont je suis très fière.
Elle attendait que l’homme se lève. Cependant Roland n’est pas homme à se lever. Il se contenta de regarder Léopold.
- Nestor, des madeleines s‘il vous plait. J‘ai la soudaine envie de m‘en délecter.
- Des made…
Rachel se retourna, honteuse. La mère de Rachel, stupéfaite, se tourna vers Léopold qui fronça les sourcils pour marquer un désaccord de façade.
- Euh… je sais pas où tu les ranges… geignit le jeune homme, embarrassé.
- Cuisine, troisième placard en haut à gauche.
Léopold acquiesça et se rendit en cuisine. Magdalène regarda Roland, courroucée.
- J’aurais au moins espéré que vous me salueriez, jeune homme !
- Moi j’aurais espéré que l’on ne se rencontre pas. Cela fait deux espoirs déçus, nos vies respectives sont d’une tristesse…
Magdalène regarda sa fille qui haussa les épaules.
- Roland… revient d‘une retraite à la montagne, il n’est pas habitué à… vivre parmi les autres êtres humains !
Roland eut un petit ricanement qu’il réprima. Les amies de Rachel revenaient d’un petit tour du propriétaire alors que Léopold ramenait des madeleines. Trois filles identiques et sans personnalité, selon Roland. De lointaines connaissances de la fac pour Rachel. Elles émergèrent d’une chambre située derrière le siège de Roland, à gauche, côté tête.
- Ouah, Rachel, tu as un boudoir magnifique !!
- Et en plus tu as acheté de nouveaux parfums !
Rachel plissa les yeux alors que Léopold répondit non sans légèreté :
- Euh… c’est ma chambre !
Roland prit les madeleines et regarda Léopold dans les yeux.
- Je t’adore !
- Tu as des invités… Tu pourrais au moins te lever… grommela Léopold, quelque peu embarrassé alors que Magdalène observait les lieux.
L’intruse avait des talons hauts dont le bruit importunait affreusement Roland. Il détestait copieusement cet accoutrement de femme ridicule qui impliquait forcément de se faire remarquer, non sans faire appel à quatre des cinq sens humains : Le toucher : Il faut dire bonjour avec force contact. La vue : Maquillage et vêtements criards. L’odorat : Parfums mortifères, même les insectes les plus rodés n‘osent pas zoner autour. L’ouïe : Talons et voix insupportables et clinquants, faits pour être entendus à des kilomètres à la ronde.
Et comme le sens du goût était le seul non utilisé, les quatre autres avaient pour objectif de faire en sorte que ce soit le cas. Voilà ce qu’était la femme : un char d’assaut envoyé dans le seul but de faire interagir deux sens du goût entre eux. Tant de bassesses déployées dans l’optique de remplir un si noble objectif. Roland avait donc pris l’initiative de manger des crackers au fromage périmés en guise de bouclier protecteur.
- C’est ravissant comme endroit. Qui habitait ici avant ?
Sous-entendu : « Dis-donc mais c’est impossible qu’un gros nigaud de ton espèce ait pu aménager ça aussi bien ! C’était qui le Michel-Ange qui est passé avant toi ? »
Roland repéra la causticité de la remarque. Il soupira face à quelqu’un d’aussi prévisible.
- Euh, un couple qui s’est entretué avec des machettes à bois après une violente dispute. Mais rassurez-vous, les techniciennes de surface ont tout récuré, aujourd’hui c’est tout juste s’il y a du sang séché sous le lino et des bouts d‘ongle incrustés dans le plâtre des murs.
Rachel songea l’espace d’un instant à se projeter violemment contre la fenêtre afin de provoquer la chute la plus radicale possible. Léopold se fit tout petit et alla aider le frère de Rachel à prendre les cartons, ce afin d’échapper à tout nouvel échange. Magdalène semblait l’avoir pris comme ce que c’était, drapé sous la litote : Une boutade.
- Cela a dû coûter une fortune…
- Demandez ça au rein et au morceau de foie que j’ai dû vendre sur le marché pakistanais…
- Rachel, tu es certaine que tu ne préfères pas prendre les transports ?
- Plutôt que de vivre dans ce bidonville albanais, hein Rara ?
Magdalène se retourna vers Roland, ulcérée. Le jeune homme haussa les épaules.
- J’hésite entre « Rara » et « Rachoute ». Vous avez un truc à me proposer ?
Rachel leva les yeux au ciel, excédée.
- Y a-t-il un seul instant dans ta vie où tu te comportes comme une personne normale de la vie normale ?
- J’ai dix minutes de lucidité par jour, généralement j’en profite pour viser le trou aux cabinets.
- Laisse, laisse, Rachel. Certaines personnes n’ont pas reçu de bonne éducation, il ne faut pas les blâmer… marmonna Magdalène avec légèreté.
- Ecoute ta mère, Rachel, elle sait de quoi elle parle… marmonna Roland, sans regarder personne, se concentrant sur son livre.
Rachel descendit pour aider son frère, gavée par ces enfantillages. Magdalène allait sortir, elle regarda Roland.
- Je vous plains, jeune homme. Vous ne savez pas ce que vous ratez.
Roland releva la tête et regarda la matriarche qui partait dans les marches. Roland ne comptait pas lever le petit doigt pour les aider. Ni faire un effort pour comprendre ce que Magdalène voulait dire par là. Tout ce qui lui importait c’était de retrouver sa tranquillité initiale, celle qu’il avait à peine commencé à retrouver y compris avec la compagnie de Rachel et Léopold qui s’étaient en quelque sorte intégrés à son univers. Sauf qu’il n’avait pas anticipé que Rachel doive s’installer ce qui était une preuve qu‘il n‘était pas aussi fin et intelligent qu‘il voulait bien le laisser croire. Léopold n’avait que quelques affaires et n’avait rien d’autre que les sacs qu’il avait ramené depuis l’immeuble. Mais pour Rachel, il avait fallu déployer un camion entier. Et sa famille. Et ses amies. Et un contingent de l’armée républicaine sous peu, se dit Roland.
- Excusez-moi…
Une des amies de Rachel. Roland ne leva même pas la tête. Il fallait surtout laisser le moins de traces possibles de l’objet dans sa tête. Manquerait plus qu’elle ait forme humaine, la gueuse.
- Hmmm ?
- Euh… on peut prendre à manger ?
- Hmmm.
Elle prit cela pour un oui, ce que c’était à demi-mot. « Non, grognasse, crève de faim dans mon appart. Sinon tu peux aussi demander à manger à la voisine, peut-être qu’elle te jettera des os de poulet et un sachet de farine tiède. »
Roland soupira intérieurement mille fois « Ca n’est qu’un mauvais moment à passer, rassure-toi, ils partiront… d’ici quelques heures… »
Roland repéra Léopold et le frère de Rachel qui revenaient pour poser d’autres cartons. « C’est pas possible, elle emménage, ou quoi ? … Oh, suis-je bête… »
- Ca va en tout cas vous avez de la place…
- Oui, et puis c’est pas comme si on restait ici toute la journée.
- Dans quoi tu bosses déjà ?
Léopold grimaça et choisit la réponse la plus sobre possible :
- Dans la restauration !
Ce qui fit rire Roland sans le moindre ménagement. Le frère de Rachel regarda le propriétaire, intrigué. Roland, percevant ce regard et voyant la carrure du jeune homme, s’empressa de rectifier.
- C’est désopilant, ce nouveau roman de… Régis Jauffret… geignit Roland, s’apercevant de l’incongruité de sa remarque.
- Hon. J’pensais pas qu’on pouvait rire devant un bouquin…
Le frère de Rachel se retourna vers la cuisine pour prendre un jus de fruit alors que Roland faisait des yeux ronds comme des soucoupes face à ce qu’il venait d’entendre. Léopold semblait regarder avec insistance la stature musclée du jeune homme ce que Roland ne nota pas, trop choqué par la précédente remarque.
- Surdité, surdité, quand viendras-tu me délivrer du mal… Hm, Léopold…
Il se retourna, craignant un instant d’avoir été surpris en plein voyeurisme déplacé.
- Oui, Roland ?
- Pourquoi tu les aides comme ça ?
- Parce qu’ils en ont besoin… Rachel doit bien s’installer ! Tu fais figure de fainéant et de malpoli, là !
- Pas mon problème.
- Et surtout si tu ne nous aides pas, ça durera encore plus longtemps !
- Certes mais si jamais je vous aide, j’y mettrais une mauvaise volonté si manifeste que je vous ralentirais, vous les braves chevaliers du bien.
- Tu ne veux pas que Rachel s’installe ?
- Bien sûr que si, seulement je ne veux pas y contribuer.
- Pourquoi ?
- Parce que je ne veux pas qu’elle me le reproche par la suite.
- En quoi pourrait-elle te reprocher d’avoir contribué à son installation ?
- Tu verras plus tard.
Léopold soupira. Le frère de Rachel revint près de Léopold.
- Tu m’aides à monter les derniers meubles ?
- Oui, bien sûr.
- T’as l’air d’avoir l’habitude de porter des trucs…
- Bah, l’habitude avec les plateaux, les fûts de bière…
Roland lança un regard en coin à Léopold. Comment allait-il s’en sortir…
- Ouah… On peut boire de la bière dans ton restaurant ?
- Ce n’est pas vraiment un restaurant, c’est un bar !
- Un bar ? Cool ! Il est où ?
Roland serra les dents. « Coincée, ma vieille. Vite, appelle Beyoncé pour te sortir de taule à bord du Pussy Wagon ! »
Léopold semblait effectivement très embarrassé et se contenta d’un :
- … C’est très mal fréquenté, je risque ma vie !
- En plus ça coûte la peau des fesses… admit Roland non sans ironie.
Léopold et le frère de Rachel regardèrent Roland qui leva les yeux vers ledit frère.
- Allez chercher ces meubles, on traine, là !
- Facile, tu fous rien, toi… Viens, mec.
- J’arrive, Tony…
Léopold suivit Tony. Roland leva les yeux au ciel. « Tony… Anthony passe encore mais Tony ! Ca fait nom de hamster ! »
Magdalène revint dans l’appartement vide, ne contenant que Roland.
- Dites-moi, jeune homme…
- C’est Roland, j’ai fait l’effort de retenir votre nom, Madeleine…
Il la regarda en croquant avec insolence une madeleine. Magdalène le regarda, voyant à quel genre de bestiau elle avait affaire.
- … pourquoi avoir pris Rachel ?
- Plait-il ?
- Visiblement vous avez du mal avec les autres… avec les êtres humains pardon.
- C’est gentil de m’exclure de deux mille ans de haine et de guerre. Je vous avais mal jugée…
- … C’est que, vu comme vous… agissez, actuellement…
- Vous ne faites que passer en même temps. Si vous viviez ici, vous sauriez ce que votre fille endure. Vous n’avez pas visité toutes les pièces de l’appartement !
- Oui mais Rachel est ma fille. Elle me ressemble, nous avons le même caractère. Elle a une personnalité vigoureuse, active, impulsive…
- Et puis ?
- Eh bien vous êtes le genre d’homme qu’elle déteste. Mou, spirituel, insolent…
- Je ne suis pas… « Mou », madame, je ne veux pas vous aider parce que votre présence m’horripile et que je déteste m’investir dans le gros-œuvre. Je suis très travailleur. La preuve en est que je travaille, là.
- En lisant un livre ?
- Je suis critique littéraire, madame. Je lis des livres, je dis ce que j’en ai pensé dans un magazine et je suis payé pour ça. Mon avis est mon gagne-pain.
Magdalène soupira.
- Eh bien. Moi je suis psychiatre. Au moins j’aide les gens, je fais un métier utile.
Elle alluma la télévision. Roland poussa un grognement ostentatoire, fronçant les sourcils.
- Je parie…
Roland regarda Magdalène, sur le canapé.
- Je parie que Rachel a fait ça, le premier jour, pour vous plaire.
Roland plissa un œil.
- Rachel est une jeune fille très équilibrée. Elle est typiquement ce genre de personne qui sait analyser les gens pour s’en faire des amis. Et en cela, c’est une manipulatrice très douée. Elle n’ira jamais assez loin pour vous plaire ou vous déplaire. Elle sait gérer les justes milieux. Elle refoule énormément ses sentiments si bien qu’on peut difficilement la cerner.
Roland pencha la tête.
- Au moins Rachel regardait la télé en silence. Et c’était le deuxième jour.
- Vous avez compris ce que j’ai voulu vous dire ?
Roland poussa le soupir le plus puissant de la journée, ferma son livre et regarda Magdalène.
- J’ai surtout compris que je me demande bien comment une fille comme elle a pu sortir d’une femme comme vous. Je vois une femme qui a perdu sa jeunesse avec un homme tellement nul qu’il a déteint sur son fils et qu’il ne vient même pas aider sa fille à emménager. Et je vois aussi une femme qui ne mérite absolument pas les six-cent euros que ses patients lui donnent pour papoter une heure sur un divan. Taisez-vous, éteignez cette télévision et foutez-moi la paix. Merci.
Roland rouvrit son livre et se rassit. Magdalène sourit.
- Elle vous plait. Vous l’aimez bien.
Roland leva les yeux au ciel.
- La foudre, un séisme, une corde, pitié…
- N’essayez pas de détourner la conversation…
- Elle femme, moi homme, atomes crochus, vous connaissez ?
- Je sens qu’il y a plus que ça.
- Une odeur de morue, peut-être. Changez de déodorant.
- La vulgarité, c’est la meilleure défense contre la vérité bien assénée !
- Ca explique mieux votre tenue.
Le sourire de Magdalène baissa d’un ton. Surtout, il répondait du tac au tac ce qui était embarrassant. Tout le monde remonta, les bras chargés, sauvant l‘appartement d‘une bataille nucléaire entre Roland et Magdalène. Rachel avait tout, enfin.
- Ouf ! Merci tout le monde ! sourit Rachel.
- Pourquoi l’ascenseur est en panne, et pourquoi Roland habite au sixième… soupira Léopold, fourbu.
- C’est moi qui ai saboté l’ascenseur pour que ma première voisine de palier perde du poids. Elle peut me remercier, elle rentre dans des vêtements qui n’ont pas été conçus sur mesure, maintenant.
Léopold, Rachel, Tony et les amies de Rachel regardèrent Roland, étonnés et se demandant s‘il plaisantait ou pas, la seconde solution signifiant quand même une infamie manifeste du personnage. Magdalène se leva du canapé.
- Nous discutions, moi et Roland de… la raison véritable de ton appréciation comme colocataire, Rachel.
- Oh.
- Oui. Roland est bien moins… complexe qu’il n’y parait. Pas de quoi écrire un livre sur lui, contrairement à ce que tu semblais suggérer.
- D’accord, maman. Léo, les filles, vous m’aidez à faire à manger ?
- Oui !
- Ok !
Le petit groupe se dirigea vers la cuisine alors que Tony s’approcha de sa mère.
- Tout est sorti de la voiture.
- J’avais compris cela, Tony…
- J’ai du travail, je vais y aller…
- Eh bien quoi, vas-y. Qu’est-ce qui se passe ?
- Bah… J’aurais voulu aider Rachel à placer ses meubles, à vider ses cartons…
- Oh je t’en prie ! Tu n’as pas assez à faire dans la supérette où tu travailles ?!
- … Si…
- Eh bien. Va donc travailler, laisse ta sœur se débrouiller et cesse de croire qu’elle a toujours besoin de toi.
- D’accord…
Roland regarda Tony avec moins de mépris qu’avant. Il salua sa sœur qui vint le voir.
- Tu pars déjà ?
- Bah, le travail, tout ça…
- Oh… A plus tard alors. N’hésite pas à venir de temps en temps, j’enfermerais Roland dans un placard !
- Ouais. Content de voir que tu es bien entourée.
Rachel pencha la tête sur le côté. Magdalène s’était pressée à la cuisine.
- Tu le penses vraiment ?
- Ils ont l’air sympas… Bon, Léopold est plus cool que Roland…
- Tu as vu ça aussi…
- … mais au moins personne ne te fera de mal.
Rachel hocha la tête embarrassée. Elle vérifia que Roland n’avait rien entendu, et Roland était effectivement aux toilettes.
- Ca va aller. Tu as raison, je suis bien ici.
- Hm. A plus, Rachel.
Tony prit congé. Rachel regarda son frère, qu’elle avait coutume de voir comme un crétin fini, avec un œil différent. « C’est ça, de s’éloigner, de changer de perspective… »
Léopold maniait les ustensiles et préparait une purée mousseline. Magdalène observait les gens qui s’affairaient.
- Ca alors, Léopold, vous êtes un vrai petit chef… Quelle habileté…
- Merci madame. J’ai appris par mon oncle qui dirige un restaurant.
Rachel regarda Léopold, surprise.
- Ah oui ?
- Hm. Je t’apprendrais si tu veux.
- Volontiers, je suis nulle en cuisine.
- C’est pour ça que tu as autant de mal à trouver quelqu’un, Rachel.
Elle se tourna vers sa mère et plissa les yeux.
- Maman, c’était au siècle dernier qu’on retenait les hommes avec de la cuisine !
- Ton père, lui, n’est jamais parti !
Rachel n’eut aucune réaction et se retourna. Roland était revenu de son escapade due à des besoins naturels.
- Encore là ? Hmmmph… J’espère que le repas sera prêt sous peu…
- Oh, oui, je t’avais oublié !
Rachel sortit un plateau repas du frigo et le mit au micro-ondes. Elle regarda Roland en souriant.
- Patates et steak congelés, tu vas adorer !
- J’adore, merci !
- Oh je n’en doute pas !
- Sérieusement c’est cool, j’échappe à la cuisine de monsieur.
- Quelque chose me dit que bientôt tu ne diras plus cela ! ricana Léopold.
- Roland, avoue que ça t’embête de ne pas manger la même chose que les autres ! sourit Rachel.
- Si vous avez une intoxication alimentaire, je glousserais de joie. Et au moins tu me fais mon plat pour moi tout seul, je suis aux anges ! J’adore les plats surgelés ! ricana Roland.
- Sérieusement ? Tu ne préfères pas un bon plat cuisiné ?
- Ca ne change pas grand-chose.
- Je… te plains vraiment… geignit Rachel, plus si contente de son haut fait premier.
Magdalène regarda Roland.
- On se contente de peu, hein ? Vous avez une estime très basse de vous-même…
- Vos collants sont opaques, vous avez une brûlure, une tâche de vin, des varices ? répliqua Roland.
- Je commence à vous trouver légèrement malpoli voire indélicat…
- Vous commencez seulement ?! Vous êtes une psy d’enfer ! Je vous recommanderais… à mes ennemis.
- Oh mais écoutez-le, le fils délaissé qui ne se sent bien qu’en évaluant le travail d’autres gens avec qui il n’a rien à voir uniquement pour regonfler son petit égo !
- Oh bouh-hou, vous avez gagné, j’ai besoin d’aller pleurer dans ma chambre avec mon doudou dans mes bras tout en écoutant du Françoise Hardy !
- Vous devriez, ça vous ferait du bien !
- N’essayez pas d’avoir le dernier mot, vous n’y arriverez pas…
Léopold regarda le duo s’écharper et regarda Rachel.
- Tu devrais faire quelque chose, non ?
- Elle est insupportable, lui aussi, à la limite s’ils couchent ensemble, ça m’étonnerait à peine.
- … On parle bien de Roland et de ta mère ?
- Oui oui.
Le repas fut finalement servi pour Roland, Léopold, Rachel, Magdalène et les trois amies de Rachel. Roland se contentant sans gêne aucune de son plateau repas sans jamais piocher dans la purée ou les quenelles préparées par Léopold.
- C’est délicieux !
- Par chance la cuisine de Roland est bien équipée ! sourit Léopold.
- Les reliquats de ma mère… marmonna Roland.
- Ca alors, Roland, vous avez une mère ? s’étonna faussement Magdalène. Elle n’a pas trop honte de vous ?
Léopold et Rachel lâchèrent leurs couverts en même temps, surpris. Roland regarda Magdalène, pas décontenancé pour deux sous.
- Elle… supporte l’affront que constitue mon existence en ayant une vie riche et bien remplie par l’élevage de mes cinq frères et sœurs.
- Six enfants, pauvre femme… Et vous dans le tas…
- A vrai dire on peut parler de tas, d’amas, de monticule ou d‘amoncelas…
- Quelle considération c’est adorable…
- Tu avais raison… murmura Léopold.
- N’est-ce pas… marmonna Rachel.
- A propos de considération…
Roland piqua dans ses patates.
- Rachel, pourquoi ton père n’est pas venu t’aider ? C’est très étonnant, normalement un père aide sa fille à s’installer ailleurs…
Léopold vit Rachel passer par toutes les couleurs. Elle regarda Roland et s’apprêtait à parler mais sa mère la prit de vitesse.
- Rachel a toujours eu des problèmes avec son père…
- Maman…
- Ils n’ont jamais réussi à vraiment communiquer, ça a été un problème pendant longtemps…
- Maman, excuse-moi mais…
- En même temps tu dois avouer que de ton côté tu ne fais pas beaucoup d’efforts pour arranger cette vilaine brouille.
Rachel regarda sa mère, médusée. Roland sentit, à l’expression de Rachel, que c’était quelque chose de grave. Il se ravisa vers ses patates et tenta de rattraper son erreur.
- Je… demandais juste ça comme ça, je suis désolé si je mets le doigt sur un sujet…
- Maman, tu me connais, tu ne sais pas ce qui s’est passé alors tais-toi ! D’accord ?
- Tu sais que ce que je dis est vrai !
- Non ! Tais-toi, c’est tout !
- C’est Roland qui a lancé le sujet…
- Roland ne me connait pas, toi tu sais que je ne veux pas qu’on parle de papa, et certainement pas toi et ta logique tordue !
- Ma chérie, c’est quand même ton père, j’ai le droit de…
- Commenter ce qui se passe entre moi et papa ? Je ne pense pas. Si seulement Tony était resté…
- Ca t’aurait arrangée. Comme ça, on évitait les vrais sujets, comme toujours.
Rachel leva les yeux au ciel. Ses amies étaient au comble de l’embarras. Léopold observait la joute, stupéfait de ne pas avoir les relations familiales les plus compliquées. Roland était confus. Il avait l’habitude de s’embrouiller avec les gens mais pas que ça touche quelqu’un d’autre.
- … Le sujet est clos ! acheva Rachel.
- Loin de là… marmonna Magdalène.
Rachel se tourna vers son assiette. Magdalène semblait prête à répliquer.
- Magdalène, c’est un tailleur Dior ?
Roland et les amies de Rachel regardèrent Léopold. Le jeune homme semblait à l’affut. Magdalène se regarda.
- Oui, oui…
- Magnifique. Peut-être mieux en plus foncé en fait mais c’est une belle pièce.
- Je l’ai en plus foncé !
- Vraiment ? La prochaine fois, venez avec ! Je serais ravi de voir ça !
- Je l’ai même en trois nuances !
- Vous avez un contrat avec la maison ?
- Ah, non, non, non, je me les fais offrir ! C’est tout un art, voyez-vous…
- La texture a l’air splendide, vous me direz la matière ?
- Avec plaisir !
Rachel profita de la diversion pour se faire oublier. Roland la regarda et évita de parler à Magdalène jusqu’à la fin du repas.
Après ce repas, les amies de Rachel prirent congé, et Magdalène dut partir également.
- Bonne chance pour t’installer, Rachel.
- Hm.
- Et fais bien attention à tes colocataires. Ce Léopold est juste un beau parleur et Roland est aux antipodes, quelle langue de vipère !
- Je ferais attention.
- Bon. Eh bien… A plus tard. N’hésite pas à passer, n’oublie pas ta petite famille.
- Oui maman.
Elle partit. Rachel ferma la porte et poussa un énorme soupir de soulagement. Tout comme Roland.
- Mon DIEU, ENFIN ! Je me sens tellement libéré ! souffla le jeune homme.
Rachel respirait bruyamment, plaquée contre la porte. Roland et Léopold la regardèrent, surpris. Elle se déplaça. Léopold approcha et la prit par les épaules.
- Ca va ?
- Oui, oui oui oui…
- T… Tu es sûre ? Tu veux une tisane, je sais en faire plein…
- Ca va aller, Léo…
- Tu devrais aller t’allonger…
Roland s’étonna de tant de sollicitude, mais il devait avouer que lui aussi était préoccupé. Il était surpris surtout de voir à quel point Léopold était tactile et rassurant avec une fille qu’il ne connaissait pas tant que cela. Ce genre de rapprochements sociaux rapides lui échappaient totalement. Lui se sentait toujours un peu distant d’eux deux. Du moins il n’aurait jamais osé aller vers elle aussi directement. « Ca doit être un pouvoir gay… » songea Roland.
- Léo, ça va aller, je gère. C’était juste… la pression, tout ça…
- Hm, oui je comprends…
- Merci, mais ça va.
Rachel se sépara de Léopold et se rendit en cuisine. Léopold allait se poser sur le canapé, alors que Rachel ouvrit le frigidaire où elle prit une des canettes de bière de Roland.
- Eh ! C’est de la bière de messe, pour les grandes occasions ! Je sais que le départ de ta mère est un évènement en soi mais…
Elle s’envoya la canette cul-sec sous les yeux effarés de Roland et Léopold. Le blond vint à son secours et lui prit la main quand elle eut fini son office.
- Rachel ! Oh, Rachel, oh mon…
- D… Désolé m…
- Prends ma chambre, on s’occupe de tout ! assura Léopold, des trémolos dans la voix.
- Merci…
Elle se dirigea vers la chambre de Léopold, patraque. Roland alla chercher une bassine.
- Au cas où elle veuille vomir !
- Quelle adorable attention… ironisa Léopold.
- Tu préfères qu’elle salope ta chambre ?
- Je me moque qu’elle salope ma chambre, elle va mal, cette visite l’a minée !
- J’avais remarqué figure-toi, la dernière fois que j’ai vu une fille encaisser une canette entière de bière d‘un seul coup, c’était une bavaroise dans un concours sur le câble !
Léopold soupira en regardant sa chambre.
- J’peux pas la laisser comme ça, je vais la réconforter.
- Elle est à moitié dans les vaps, là. J’ai l’impression qu’elle savait ce qui allait lui arriver… Ca m’a tout l’air d’être habituel.
- Donc on doit la laisser cuver ? geignit Léopold.
- Oui. En attendant on peut faire des choses mille fois plus intéressantes pour lui remonter le moral.
- Je suis crevé, moi !
- Moi pas ! sourit Roland.
Léopold plissa les yeux et pointa Roland du doigt alors que le jeune homme souriait comme un niais.
- Tu… n’as pas participé à la montée des meubles…
- Pour pouvoir l’aider dans l’installation d’affaires plus personnelles et ainsi avoir une conversation sympathique avec elle pour apprendre à mieux la connaître !
- … Tu réalises que le seul fait que tu me dises ça montre à quel point tu es…
- Rusé ?
- …Barge !
- Des synonymes…
Roland se dirigea vers les cartons.
- Allez, aide-moi.
- Mais je suis crevé…
- T’avais qu’à faire comme moi et paresser pour être d’attaque au moment où Rachel se biturerait d’une traite pour oublier sa folle de mère !
- Arrête de reparler d’elle ou sinon je vais m’envoyer une canette moi aussi…
Roland se redressa, surpris. Léopold le regarda.
- Souci ?
- … Je me sens… un peu responsable. C’est moi qui ait mis la question paternelle sur la table.
- C’est bien, tu grandis. Le fait que je me dise ça alors que c’est mon troisième jour en ta compagnie est cependant assez affolant…
- Raison de plus pour que je m’en occupe seul. Réfléchis à ce que tu pourrais faire de meilleur pour Rachel à son réveil !
- Elle aura faim ?
- Et ça se dit barman ? Après la cuite on est toujours mort de faim !
Léopold haussa les épaules alors que Roland alla installer les meubles de Rachel. Ce qui étonna Léopold vis-à-vis de Roland, c’était cet excès de gentillesse et d’efforts qui était clairement à l’honneur de leur hôte mais surtout suspect. Léopold se plut à penser que Roland avait peut-être des sentiments pour Rachel mais peut-être également que, tiraillé par la culpabilité, il se sera astreint à ce geste pour se faire pardonner. Et ce même Léopold s’étonna de disserter ainsi sur les gens avec qui désormais il vivait. Cela lui faisait bizarre de s’intéresser à ce genre de personnes. D’habitude quand il habitait chez quelqu’un, il évitait le plus possible de s’attacher et/ou de se poser des questions.
Quant à Roland il fut surpris de constater qu’il ne ressentait pas de peine à faire des efforts pour Rachel. Un sentiment étrange. Faire des efforts pour quelqu’un, c’était si gratifiant ? Lui qui n’avait jamais rien fait pour les autres, qui rechignait même à aider un de ses frères et sœurs à mettre leurs chaussures, le voilà à déplacer des meubles.
A son réveil, vers vingt heures, Rachel était quelque peu désorientée. Elle sortit de sa chambre et vit Roland, assit dans son éternel siège confortable. Léopold lui avait servi une table.
- Si tu as faim…
- En effet. Merci.
Elle lui fit une bise affectueuse pour le remercier de cette attention. Elle s’assied, quelque peu confuse, et regarda Roland qui semblait neutre.
- Je ne t’en veux pas.
- Ah oui ?
- Tu ne pouvais pas savoir, ta question était naturelle… C’est moi qui ait une famille idiote.
- Bon. J’ai rangé tes meubles et tes affaires, ta chambre est prête.
Léopold regarda d’un air suspicieux l’air serviable de Roland qui semblait presque souriant. Rachel, cependant, eut une réaction totalement opposée à ce qu’il attendait.
- Pardon ?
- … J’ai… Je…
- Tu t’es permis de toucher à mes affaires ? Je… Tu n’as même pas écouté mes recommandations, tu ne savais même pas ce qu’il y avait dans les cart… OH MON DIEU TU AS TOUCHE MES SOUS-VETEMENTS ???
Léopold dissimula du mieux qu’il put son rire alors que Roland leva les mains.
- Juste en tas, je n’ai rien détaillé ou reniflé !
- Mais ma parole quel genre de gros vicelard tu es ?! T’es immonde ! Bon sang !
- Je voulais simplement te faire plaisir…
- C’est MA CHAMBRE, c’est MOI qui organise ! Espèce de nuisible nihiliste de merde !! Je vais passer la nuit à tout mettre en place, merci bien, connard !
Roland se recroquevilla derrière son livre et regarda Léopold qui lui leva un pouce complice. Roland grommela, le visage funeste. Rachel mangea, quelque peu énervée, en regardant Roland comme si elle allait le tuer.
===
- Rachel -
C’est l’astuce. Quand j’avais quoi, neuf ans, j’ai confondu un shoot avec un verre de coca-cola. J’ai bu cul-sec. Je me suis évanouie et j’avais complètement oublié le mariage de mon oncle. Je n’ai aucun souvenir de ce qui s’y est passé. D’après Tony, on a même dû me porter jusqu’à la voiture.
Je ne tiens absolument pas l’alcool. Je ne sais absolument pas comment ça se fait. Si je bois quoi que ce soit qui contienne de l’alcool cul-sec, il y a de fortes chances pour que je tombe dans les vaps.
J’ignore encore si c’est un défaut ou une qualité mais ça m’aide bien parfois. Ca fait du bien d’oublier. Ca calme, ça aide à mieux gérer mes humeurs ensuite.
- Roland -
J’ai jamais su être serviable.
Faut dire que je sais jamais vraiment quand rendre service. Le dire ou pas, le faire ou pas, c’est quelque chose que j’ai toujours eu énormément de mal à assimiler ou à mettre en œuvre. Faire un geste gentil pour quelqu’un. Un geste pour quelqu’un qui n’a rien demandé. Pour les cadeaux d’anniversaire, j’étais toujours très peu inspiré, j’offrais des livres qui me paraissaient convenir à la situation. Par exemple à une amie un peu pudibonde j’avais offert « La chartreuse de Parme ». A un type qui avait tendance à raconter des bobards j’avais offert « Le Tartuffe ». Généralement ils ne comprenaient pas trop, me remerciaient mais sans plus, et je n’avais plus de nouvelles de ce cadeau. Pourtant, en semant des livres venant de ma propre bibliothèque personnelle, j’estimais que je semais des bouts de moi parmi les gens que j’appréciais.
- Léopold -
Ca arrive que je lui dise que la maison offre. Juste pour lancer une conversation.
Bien sûr c’est retenu sur ma paie, mais c’est un plaisir pour moi que de lui faire plaisir à lui.
Ma générosité ne nous a jamais fait avoir quelque conversation. Il me remerciait poliment, me félicitait sur la bonne tenue du bar, et partait. Mon chef était quelque peu mécontent que je me laisse comme ça embobiner par un simple mec qui semblait ne pas du tout s’intéresser à moi. Mais moi j’étais satisfait. Ces petits Rien étaient mon Tout. Ma joie avait un prix très raisonnable.
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Le premier jour de semaine s’avéra quelque peu formateur pour nos trois colocataires : Roland devait se rendre au bureau pour mettre au propre ses critiques et les proposer à sa rédaction. Léopold faisait une journée complète le lundi, et Rachel devait assurer le secrétariat de la clinique.
Roland avait rendez-vous avec son patron pour présenter ses quatre articles de la semaine. Une tâche dont il détestait s’acquitter car Roland envoyait d’abord ses articles par mail, son patron les lisait et l’invitait le lundi pour venir en discuter et lui présenter les ouvrages à lire pour les deux semaines à venir.
L’avantage pour Roland étant d’avoir accès à des nouveautés avant tout le monde. Et surtout de pouvoir les descendre ou les encenser à loisir.
Ca n’était pas sans risque, Roland recevait un courrier modeste mais vif et souvent furieux à l’égard de son travail. Il y avait même une jeune femme qui lui envoyait avec récurrence des contre-critiques parfois pertinentes, et qui n’était notable que parce qu’elle portait le singulier patronyme de Marigold.
Ces deux semaines, Roland avait critiqué le nouveau Jauffret qu’il avait adoré comme presque à chaque fois, il était fan, le nouveau Nothomb - il avait un rapport étrange à cet auteur en cela que ses chroniques étaient toujours neutres, sans aucun penchant vers le bon ou le mauvais. En fait pour Roland, lire du Nothomb relevait du plaisir coupable : Il avait tous ses livres et nouvelles - il bataillait pour les obtenir sur eBay - mais les cachait soigneusement, et avait peine à avouer qu‘il était fanatique de cet auteur, et afin de garder sa crédibilité, il évitait de favoriser sa diva. Il avait aussi lu deux premiers romans d’auteurs inconnus, et avait encensé l’un tout en descendant le second.
- Roland ! Asseyez-vous !
- Monsieur Plinski…
Plinski… Roland n’avait jamais mais alors jamais compris d’où son patron sortait ce nom tordu, c’était tellement idiot comme nom. « Plinne-Ski »… On aurait dit le nom d’une discipline olympique. Et surtout, comme Roland avait le goût des mots et le jeu de mot facile, il voyait facilement « Pine-Ski » ou même « Pitt-Ski ».
Pourtant, ce Plinski, ce grand dadais à lunettes au crâne dégarni, tout maigrichon comme si une nuée d’oiseaux vivant dans la couronne frisée de ses cheveux blanchâtres lui piquaient toute sa nourriture avant qu’il ne la mange. Un être étrange. Toujours vêtu d’un costume beige et d’une cravate bleue. Toujours le même vêtement. Le même. Sans variation. Roland s’était fait un pari interne : Si un jour il voyait Plinski dans une tenue différente, il ferait une critique sérieuse et élogieuse à l’excès du premier tome de Twilight. Mettant ainsi fin à sa carrière de façon bien funeste.
- J’ai lu ce que vous m’avez envoyé.
- C’est préférable… marmonna Roland.
- Bon, pour Jauffret vous êtes dithyrambique…
- Hm.
- C’est peut-être un peu trop…
- Mielleux ?
- Non…
- Roboratif ?
- Presque…
- Récurrent ?
- Voilà. Il faudrait que vous créiez la surprise en… nuançant votre avis.
- Pour ma défense, il y a un passage que j’ai moins apprécié…
Plinski manipula son ordinateur, un horrible MAC prétentieux comme tout.
- Hm… Ah oui… « Cependant toute la partie où le héros s’apitoie sur son sort est légèrement en deçà, sans ternir l’ensemble, nonobstant une volonté manifeste de l’auteur de nous désolidariser de son personnage principal afin de nous arracher du cœur le peu d’empathie qu’on puisse avoir pour lui. »
Plinski mima une gastro-entérite avec ses mains. Roland détestait ça. Il s’agit de ce genre de convulsions rigides où les mains et parfois le corps et la tête s’agitent à droite, à gauche, de tous les côtés imaginables, de façon aléatoire, afin de « mimer » en quelque sorte un embarras, la recherche de quelque mot ou de quelque pose à avoir vis-à-vis d’un sujet… Et Roland ne supportait pas ce genre de mimique. Lui avait vraiment l’impression qu’on jouait au Tabou et que l’autre gugusse en face devait lui faire deviner le mot « Gastro-entérite ».
- Comment dire, c’est trop lisse, vous êtes trop gentil.
- Ce n’est pas ma faute si j’ai apprécié. Mon avis n’est pas en pâte à sel, je n’en dispose pas, il s’empare de moi à mesure que je lis, et ce qui en ressort est retranscrit dans son essence la plus exacte possible ici.
Plinski se pencha vers Roland pour quémander sans mots une explication. Comment le directeur de la rubrique littéraire pouvait-il être aussi ignare ?
- J’ai aimé, je ne décide pas si j’aime ! Ca s’impose à moi !
- Certes, certes, mais… Vous pourriez trouver des points faibles…
- Il n’y en a pas.
- Bon, bon… Nothomb…
- Hm.
- Vous… en avez pensé quoi exactement ?
- Bon livre.
- … Vraiment ? Rien de plus enthousiasmant ?
- Ecoutez j’ai un schéma précis avec elle : Si je finis son livre en ayant la sensation d’être repu et de n’avoir ni envie de lire ni faim, je considère que c’est un livre qui vaut la peine d’être lu.
- Personnellement je l’ai trouvé un peu court.
- Ce qui est court se savoure d’autant plus. Vous le sauriez si vous aviez lu le livre.
- Bon, bon… Le livre de mademoiselle Perlan, « Aristocrate Nucléaire » … Vous avez aimé…
- C’était frais et enlevé, j’ai encouragé l’auteur dans son trip, c’est un premier roman agréable. J’aime la fantaisie, et moi une histoire de jeune fille SDF qui devient une femme de la haute du jour au lendemain en prenant de la drogue, ça me botte. J’ai vu une certaine originalité et une amusante sobriété dans ce livre.
Le directeur sembla dubitatif. Roland haussa un sourcil.
- Un… problème ?
- Par la même occasion, vous avez… comment dire… assassiné le livre de monsieur Crépin, « Les miroitées » …
- Oh bon sang que c’était mauvais…
- A ce point ?
- Ecoutez, même mes critiques les plus dures ne sont pas aussi prétentieuses que ce torchon !
- Je… vous lis un passage de votre critique : « La merde m’est sortie par les yeux à mesure que je continuais à lire cette ignominie. Si ce jeune homme tient à se faire botter le cul, il n’a qu’à vendre son livre au moins un euro. Les gens se sentiront tellement lésés qu’ils viendront lui demander un dédommagement suite à sa lecture. »
Roland haussa les épaules.
- C’est plutôt sympa. J’invente une réalité parallèle où des gens seraient prêt à échanger un bien ou de la monnaie contre son livre ! Ce type devrait me remercier, je lui retire tout espoir d’être écrivain !
- Certes… euh… mais… il s’avère que Rémi Crépin devait venir à la conférence de presse annuelle du magasine. Votre chronique est gênante.
- Pardon ? Répétez ça ?
- Rémi Crépin est un des auteurs soutenus par la revue et il attendait beaucoup de… votre chronique, notamment.
- Dites moi que je rêve…
- Vous ne rêvez pas.
- J’étais sarcastique. Je m’en moque, je ne changerais rien. C’était mauvais. Cette histoire de type amoureux d’une fille qui est amoureuse de lui également mais ils ont peur tous les deux parce que… Non, c’était nul !
- Cela raconte l’histoire d’un homme et d’une femme qui s’aiment mais qui n’osent pas se le dire…
- C’est d’une telle originalité… On attend quoi pour donner un Goncourt à ce génie ?
- C’est une histoire honorable, sans prétention…
- Vous plaisantez ? Je n’ai jamais rien lu d’aussi prétentieux. Et j’ai lu du Bernard Henri Levy.
- Vous exagérez… C’est parce qu’il est juif ?
Roland plissa les yeux, abasourdi.
- Ce que vous venez de dire est d’une telle connerie qu’il va me falloir un mélange serré entre camomille, somnifère et vodka flambée pour m’en remettre !
- J’essaie juste de vous dire d’adoucir votre propos. En l’état votre article ne peut pas être publié, je suis désolé.
Roland balbutia.
- Vous me censurez ?!
- Je vous demande de revoir votre copie.
- Je dois être élogieux, quoi ?
- Soyez moins corrosif.
- Dites les choses correctement…
- Vous voulez les choses correctes ? Ecrivez une critique positive.
Roland leva les yeux au ciel, très lourdement.
- C’est une putain de blague…
- C’est ça ou on vous remplace par Leila.
- C’est qui, ça, Leila ?
- Notre autre critique, enfin, je vous l’ai présentée il y a de cela deux mois, pour le pot d’arrivée d’Antoine du service comptable…
- Je m’en moque. Hors de question que je me fasse remplacer.
- C’est juste que la maison d’édition est un soutien majeur pour le journal, et donc…
- Très bien, très bien, très bien… Je vais mettre de l’eau dans mon Champomy.
- Voilà qui est très bien.
- Hm.
- Parce que vous devrez lire ce que vous écrirez devant lui, à la conférence.
Roland eut un regard sombre. Un regard qu’il n’aurait jamais pensé arborer. Un regard de pure peur panique.
===
Rachel soupira, pensant à des tas de choses. D’abord à propos du tournant qu’avait pris sa vie. Elle vivait désormais avec deux garçons, l’adorable Léopold et le plus ou moins recommandable Roland. Si elle s’était bien accommodée du premier tout en ayant l’impression qu’il restait quelque peu inaccessible, le second était un élément quelque peu rebutant. Elle se dit que si elle devait partir, ce serait principalement à cause de Roland. Mais en même temps elle avait noué avec difficulté un lien avec lui, et surtout à son propre étonnement, elle ne lui en voulait pas pour le fait d’avoir évoqué son père à table. Mais vraiment pas. Elle secoua la tête, cessant de repenser à son père. Superflu.
- Bonjour madame…
- C’est pour un rendez-vous avec le docteur Pincard pour une radio.
- Docteur Pincard, docteur Pincard… Le 23 à 14 heures ?
- Ah non.
Rachel regarda la vieille dame qui agita la tête, visiblement embêtée.
- Le 23 je peux pas j’ai un diner.
- Le 24 alors.
- Le 24 j’ai le coiffeur, mademoiselle !
Rachel leva les yeux au ciel.
- Non mais dites donc, soyez polie !
- Comment ?!
- Vous levez les yeux là comme si je vous embêtais, mais dites-le, mademoiselle, aussi, que je vous embête !
Hors de question. Rachel, répondre sincèrement ? Ah non ! Rachel temporisait. Toujours. C’est pour ça qu’elle était aussi bonne dans son métier.
- Excusez-moi, c’est juste qu’il n’y a pas beaucoup de place, c’est ça ou le mois prochain…
- Alors mettez-moi le mois prochain ! Eh bah alors !
Rachel s’exécuta.
- Voilà. Le 14 octobre.
- 14 octobre ? Mais c’est dans des lustres !
Quand la vieille repartit, Rachel passa ses nerfs sur un post-it vierge qu’elle gribouilla à l’excès. Sa collègue, prenant les rendez-vous en pédiatrie, installée à un bureau non loin du sien mais à l’horizontale de son bureau, la regarda, compréhensive.
- Dire qu’au début tu pensais que ce serait simple…
- J’aurais pas dû insister pour être en radiologie aujourd‘hui…
- Les gens sont plus chiants en radios parce que pour eux, les radios c’est une contrainte. Rester immobile, attendre… Les gens n’aiment pas. A l’inverse un truc comme l’anesthésiste, ça leur plait. Répondre à des questions, tout ça…
- C’est gavant.
- Dis-toi qu’il y a pire : Les docteurs qui reçoivent ces gens-là !
Rachel hocha la tête, d’un coup compatissante.
Elle s’étonna quand même de voir à quel point elle pouvait avoir les nerfs par moments. Elle détestait être faible ou soumise à des pulsions, mais en l’occurrence le fait de tout refouler ne l’arrangeait pas.
- Monsieur…
- J’aurais besoin d’un rendez-vous pour une radio dentaire.
- Hm… Le 18, 17 heures.
- C’est tard…
- C’est-ce que je vous propose.
- Vous n’avez rien de plus tôt ?
- … le 19, 8h30.
- C’est trop tôt, maintenant…
- Comme par hasard… soupira Rachel. 15 heures…
Le type soupira et accepta à contrecoeur. Rachel lui donna le rendez-vous et poussa, au départ de l’homme un grognement furieux.
- J’ai des envies de meurtre !
- Y’a un casse-briques sur l’ordinateur… la prévint sa collègue.
- Je sais ! J’ai déjà fait 100 000 points d’ailleurs !
- Ow…
Rachel se tint le front. On vint s’asseoir dans son siège.
- Bonjour, mademoiselle.
Rachel releva la tête et plissa violemment les yeux.
- Han non…
Roland eut un grand sourire pincé.
- Ca va ?
- Je travaille !
- Et je suppose que personne n’entrera ici tant que je ne bougerais pas de ce siège.
- Je n’ai pas le droit de recevoir des gens que je connais ici !
- Menteuse. Tu es secrétaire, pas caissière.
- Comment tu sais où je travaille ?
- J’ai fouillé tes affaires, souviens-toi.
- Enfoiré… geignit Rachel.
- Rachel, j’ai un problème de conscience que je dois te soumettre.
- Non !
- Oh, allez ! Ca va être drôle !
La collègue observait cela, quelque peu médusée.
- Roland, barre-toi ! Je bosse !
- Et ça a l’air de te passionner. Je sens en toi le feu et la confiance en soi…
- J’ai changé de poste ce matin, je n’ai pas beaucoup ni même bien dormi, je n’ai que des cons depuis ce matin…
- Et moi j’ai été censuré par mon patron.
Rachel ferma les yeux, affreusement gavée.
- Oh bon sang… Pourquoi ne veux-tu pas disparaître… Je me pince, je me pince mais…
- Tu vois, j’ai écrit une critique sur un livre merdique. Et… On me l’a refusée soi-disant parce que l’auteur a des entrées importantes par le biais de sa maison d’édition.
- …
Rachel fit le tri de ce que Roland venait de lui dire et décida de s’y intéresser.
- C’est… nul. Impose ta chronique.
- J’ai mieux. Je manque de sens critique envers mon travail, je suis trop présomptueux et imbu de ma personne pour bien me juger.
- Que de paradoxes…
Roland posa un livre sur le bureau de Rachel.
- Et comme tu fais un travail très chiant, je me suis dit que tu aurais le temps de lire. Je l’ai volé au taf. Prends-en soin, il se peut que j’aie à le rendre.
- … Tu veux que…
- Que tu lises ce livre et que tu me donnes ton avis. Afin que je fasse une bonne chronique.
- Tu réalises que j’ai une vie ?
- Ca m’aiderait vraiment !
- Roland… Impose ta chronique ! Pourquoi la modifier ? Juste parce qu’il a une cuiller en argent dans la bouche ?
- Je n’ai pas envie de me faire licencier, j’ai une bonne place, je connais mon patron comme ma poche, il me connait bien, c’est une place que je ne veux pas risquer de perdre.
La collègue observait désormais cela avec intérêt.
- D’accord… Dans ce cas… Nuance ton propos, sois cynique, créatif…
- Tu ne veux pas m’aider, c’est ça ?
- Ce n’est pas cela, Roland, c’est juste que j’ai autre chose à faire ! Le travail de secrétaire médicale est extrêmement éprouvant, ne serait-ce que nerveusement !
- Tu te contentes de prendre des rendez-vous !
- Justement c’est lourd. C’est intéressant en fait, mais pas à ce poste, et pas dès neuf heures. Je lirais ce livre, merci, mais…
- C’est tout ce que je voulais savoir. Je dois aller au bar de Léopold.
- Quoi ? Sérieusement ?
- Bah oui.
Roland partit. Il remarqua la collègue de Rachel qui le salua. Roland regarda Rachel.
- … je dirais à Léopold de te faire quelque chose qui te fasse oublier cette journée. Promis.
- Dé-gage !!
Roland partit. La collègue éclata de rire.
- C’est qui ce mec ?
- Mon nouveau propriétaire…
- Il est génial !
- Tu rigoles ?!
- Ah non, ça a l’air d’être un sacré cas, tu dois pas t’ennuyer avec lui !
- C’est un fait mais il est vraiment… chiant ! Dans tous les sens du terme.
- J’en conviens mais quel loustic !
Rachel acquiesça. Elle regarda le livre qu’il avait laissé.
- « Les miroitées » ? Ca a l’air sympa…
===
Léopold nettoyait son comptoir. L’ambiance était au beau fixe aujourd’hui, tout le monde était tranquille et commandait tranquillement. Seul souci : Charlie n’était pas là. Léopold avait besoin de sa dose de Charlie. Et il n’était pas là actuellement. Il n’était pas venu à son horaire habituel. Dur pour Léopold.
Un visage connu entra dans le bar. Léopold blêmit. Jamais il n’aurait imaginé un tel évènement si tôt.
- … Ca va, c’est pas si gay que ça… à part… les photos d’Oscar Wilde. Mais ça explique mieux le nom du bar, le « Dorian Gay »… Ca va Léo ?
- Mais… qu’est-ce que…
Roland s’assied sur un siège face au comptoir.
- J’avais besoin de te voir. Compris ? Besoin. Pas envie. Ne commence pas à fomenter en ton esprit malade des fantasmes délétères pour tes neurones déjà affaiblis par les mouvements successifs de ta tête sur les dancefloors.
- … je… ne…
- J’ai besoin de ton aide, il faut que tu lises un bouquin pour moi.
- Que je fasse ton boulot ? J’ai du travail, ici, moi !
- Et alors ?
- … Tu t’écoutes parler ? Tu m’écoutes aussi un peu ?
- Le premier oui, évidemment, je m’admire continuellement au point de m’écouter et si j’avais le dictaphone de mes rêves, je m’enregistrerais pour me réécouter.
Léopold servit un verre d’eau à Roland pour donner le change face à son patron.
- Tu as conscience que ce que tu fais là pourrait me faire virer ?
- Tu n’as pas le droit de parler aux clients ?
- Si, mais en l’occurrence pour faire consommer !
- Hors de question que je paie quoi que ce soit.
- Justement !
- Lis ce livre pour moi, j’ai besoin d’un autre avis. Rachel est au parfum, elle a un exemplaire aussi.
- … « Les miroitées » ? On dirait un attrape-minettes…
- Ton avis sera d’autant plus intéressant.
- Roland, je le lirais, très bien, mais… pars !
- Qu’est-ce que vous avez avec moi, aujourd’hui ?
- Rien, juste que… On ne se connait pas assez bien pour que tu viennes sur mon lieu de travail ! Rachel a dû se dire la même chose !
- Absolument pas. Eh, on pourrait trainer ici, ça deviendrait notre « Mac Laren’s »
- Certainement pas. Et on n’est que trois, et je travaille ici donc ça m’embarrasserait de venir ici en tant que client et surtout c’est un bar gay et je ne me vois pas venir avec un type comme toi dans un bar comme celui-là…
Roland dévisagea Léopold.
- C’est toi qui transpire ? Qu’est-ce que je devrais faire, moi, alors ? C’est moi l’hétéro dans un bar homo !
Léopold appréhendait. « Et si Charlie arrivait d’un coup et me voyait parler à Roland ? Et si Roland parlait à Charlie, ruinant ainsi toutes mes chances de l’approcher moi-même un jour ? »
- Va-t-en, s’il te plait…
Roland cligna des yeux, suspicieux.
- Promets-moi que tu liras le livre alors !
- OUI JE LIRAIS TON PUTAIN DE LIVRE MAINTENANT BARRE-TOI !
Le patron se dirigea vers Léopold qui se figea.
- Un problème ?
Le patron regarda Roland qui sourit.
- Il refouse mes avan’ces. Hijo de puta, Leopoldo ! Tou a ou mon coul mais tou n’aura pas mon âme ! Basta !
Roland partit comme une tornade devant un Léopold médusé. Le patron haussa les épaules et partit. Léopold rangea le livre.
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Article ajouté le Jeudi 11 Novembre 2010 à 15h50 |
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