SpoilerUn léger vent agita le branchage des arbres, faisant murmurer les feuilles et conférant à la forêt un air de conspirateur. La brise fit s'envoler la fourchette en plastique avec laquelle Andrew venait de déguster son repas improvisé, mais l'homme s'en moqua. Il avait déjà fini, de toute façon.
Le quarantenaire, assis à même l'herbe de cette clairière, posa son assiette cartonnée sur ses genoux et attendit en silence, réitérant ainsi un rituel désormais familier.
Ce soir, c'était le solstice d'été, et comme à chaque solstice, Andrew attendait que Célébi se manifeste.
Cela faisait bientôt onze ans que ce petit manège durait. Onze ans qu'il traquait le Pokémon sans relâche, onze ans où, à la fin du moins de juin, il venait dans cette clairière sainte, au cœur de la Forêt Trompeuse, pour attendre en silence que le voyageur temporel se manifeste. Ce soir ne faisait pas exception.
Aujourd'hui, à minuit précise, au milieu des arbres dont la pâle lueur lunaire éclairait les formes décharnées, Célébi apparaîtrait, et permettrait à Andrew de tout changer. De tout réparer.
Du moins, c'est ce qu'il espérait. Car c'était le onzième solstice d'été qu'Andrew passait dans cette clairière, et il n'avait encore jamais rencontré le Pokémon.
La plupart des gens le traitaient de fou. La mort de sa femme lui a fait perdre la tête, disait certains. Il n'a pas supporté d'être responsable de l'accident, racontaient d'autres.
Aux yeux du profane, Célébi n'était qu'une légende pour enfants, un Pokémon mythique que nul n'avait jamais vu et nul ne verrait jamais, car il n'existait pas.
Mais Andrew était différent. Andrew savait. Il l'avait vu, ce jour-là. Le jour où la voiture s'était renversée et où sa femme était morte. Il avait vu Célébi, qui flottait près de la carcasse fumante de leur véhicule.
Il l'avait vu les regarder de ses yeux innocents. Et tandis que les secours l'extirpaient difficilement des décombres de leur voiture, Andrew s'était juré de retrouver Célébi, et d'utiliser son pouvoir pour tout réparer. Pour empêcher cet homme de traverser la route au dernier moment, le forçant à s'écarter brusquement. Pour empêcher leur voiture de tomber dans le fossé, pour l'empêcher de s'écraser dans ce foutu champ de tournesols en contrebas. Pour empêcher sa femme de passer à travers la vitre, pour empêcher leur enfant à naître de mourir dans le ventre de sa mère.
Andrew se redressa péniblement, grimaçant de douleur lorsque sa jambe l'élança. Comme si prendre sa femme enceinte ne suffisait pas, il avait également fallu que l'accident lui prenne sa jambe. La prothèse avec laquelle il vivait depuis était inconfortable au possible, et la douleur l'avait rendu aigri.
Mais bientôt, tout serait fini. Tout serait revenu dans l'ordre.
Andrew jeta un œil à son téléphone. 23h58. L'heure approchait. Sa batterie était presque déchargée. Il voulut utiliser l'écran en guise de lampe-torche, mais cela ne servait à rien. On n'y voyait presque rien, dans cette forêt.
Comment savait-il que ce jour-là serait différent des autres ? Qu'il n'avait pas attendu en vain, une fois de plus ?
Il n'en savait rien. Il le sentait. Il l'espérait. Et s'il se trompait, eh bien il reviendrait l'année suivante, comme à chaque fois. Andrew avait traqué Célébi sans relâche ; dès l'instant où il avait aperçu le Pokémon et comprit que ce n'était pas un mythe, il s'était plongé dans les récits antiques et les contes relatant les apparitions du voyageur sylvestre. Les légendes étaient vieilles, mal traduites, déformées par le passage du temps ; mais toutes mentionnaient cette forêt, cette clairière, ce jour, cette heure. Cela voulait forcément dire que Célébi apparaîtrait, non ?
23h59.
Andrew n'avait jamais vraiment réfléchi à ce qu'il ferait s'il se rendait compte qu'il s'était trompé. C'était largement possible, après tout ; hautement probable, même. Peut-être avait-il halluciné, le jour de l'accident. Peut-être n'avait-il pas vraiment vu Célébi. Peut-être que les contes se trompaient, peut-être était-ce la mauvaise forêt, la mauvaise clairière. Peut-être venait-il de passer onze ans de sa vie à traquer un mythe.
Il avait tout lâché pour cette idée folle. Sa famille et ses amis n'auraient été que des poids morts, de toute façon. Ils auraient essayé de le convaincre de faire son deuil, de renoncer à cette entreprise insensée, de passer à autre chose. Ils auraient essayé de le faire interner, peut-être.
Ils ne comprenaient pas. Ils ne l'avaient pas vu. Andrew, lui, savait.
00h00.
L'heure fatidique.
Andrew s'était toujours dit que, si Célébi devait apparaître, ce serait dans une tempête d'éclairs, un spectacle son et lumières digne des pouvoirs qu'on prêtait à ce Pokémon.
Mais là, rien ne bougeait. Le vent chuchotait dans les feuilles, caressait les brins d'herbe et giflait le visage d'Andrew, comme si le quarantenaire n'était pas le bienvenu dans ce lieu.
Et soudain, il le vit. Il ne l'avait pas vu arriver ; peut-être avait-il toujours été là. Un petit être vert, frêle, presque ridicule, qui flottait à quelques mètres de lui, presque entièrement dissimulé par la pénombre.
Il le regardait calmement. La plupart des Pokémon sauvages étaient farouches ; celui-là fixait Andrew sans aucune crainte, comme s'il attendait de savoir ce que l'humain allait dire.
Ce dernier se retrouva soudain bien en peine de prononcer la moindre syllabe. Là, devant-lui, se tenait le fruit de onze ans d'isolement, d'abnégation et de doute. Le seul moyen de revoir la seule femme qu'il ait jamais vraiment aimée, et de récupérer ce qui lui avait été injustement arraché.
« … Tu te rappelles de moi ? » lança Andrew.
Sa voix, rauque et disgracieuse, contrastait avec le calme harmonieux de la clairière. Briser ainsi le silence semblait presque être une insulte.
Lentement, Célébi hocha la tête.
« Tu me dois deux vies. »
Le Pokémon sembla faire la moue. Andrew s'arrêta devant l'illogisme de cette pensée. Un Pokémon pouvait-il faire la moue ?
« J'imagine que tu sais ce que je veux. J'attends depuis onze ans que tu me ramènes là-bas. Tu peux m'aider de ton plein gré, mais si tu refuses, je saurai te forcer à coopérer. »
Le ton était calme, mais ferme. Andrew indiqua la Master Ball accrochée à sa ceinture, et le holster de revolver sanglé sous son imperméable. Il avait travaillé à la Sylphe, jadis, à l'époque où il menait une vie normale. Il était même plutôt doué dans le domaine de la fabrication de Pokéball. Mettre la main sur l'un des prototypes n'avait pas été aisé, mais il était bien trop déterminé pour laisser Célébi s'échapper si le Pokémon refusait d'obtempérer. Quand au revolver… Eh bien, c'était au cas où.
Ce ne fut pas le cas. Le voyageur sylvestre lévita jusqu'à lui. Andrew sembla déceler une lueur de tristesse dans les yeux du Pokémon alors qu'il s'approchait doucement de lui.
Le Célébi tendit l'une de ses petites mains ridiculement chétives et lui toucha le front. Andrew ferma les yeux.
Lorsqu'il les rouvrit, il faisait jour. Le soleil était haut dans le ciel, et réchauffait le bitume sur lequel il se tenait. En contrebas du talus où sinuait la route se trouvait un immense champ de tournesols, qui raviva des souvenirs douloureux dans l'esprit d'Andrew. C'était là que sa voiture s'était écrasée quand il avait essayé d'esquiver le piéton surgi de nulle part.
Le piéton. Où était-il ? Andrew regarda autour de lui. Il n'y avait personne, sinon Célébi, qui flottait en le regardant avec insistance, comme s'il regardait quelque chose.
Il arriverait probablement plus tard.
S'efforçant de ne pas céder à l'excitation, Andrew quitta la route en clopinant sur sa jambe valide et se cacha dans un buisson non loin. Il était revenu. Il était revenu ! Ça avait marché. Il y avait cru jusqu'au bout, mais maintenant qu'il était là, de retour à l'endroit (et au temps) où tout avait basculé, il peinait à y croire.
Célébi se posa à ses côtés, l'air mélancolique. Andrew ne prit même pas la peine de s'émerveiller de sa rencontre avec ce Pokémon légendaire. Il n'en avait pas le temps. Bientôt, leur voiture allait arriver, et il allait falloir agir vite.
Andrew se sentait comme dans un rêve. Son cœur battait la chamade, et il se sentait étrangement déconnecté de la réalité, comme s'il avait plongé au cœur d'un souvenir. D'une certaine manière, c'était le cas.
Le quarantenaire jeta un nouveau coup d’œil autour de lui. Où était ce satané piéton ? Il essaya de se rappeler d'où il était arrivé, mais pour lui, les événements sur le point de se produire commençaient à dater, et tout s'était déroulé si vite…
Il n'avait aucune idée de l'heure à laquelle l'accident s'était déroulé. De toute manière, son téléphone affichait toujours minuit passées. Il allait devoir être rapide. Dès que l'homme apparaîtrait et essayait de franchir la route, il lui faudrait l'en empêcher par tous les moyens.
Andrew jeta un coup d’œil à son revolver. Oui, par tous les moyens.
Les secondes passèrent, puis s'emboîtèrent pour devenir des minutes. Le temps passait, et toujours rien à l'horizon. Le quarantenaire sentit son cœur s'accélérer. Et si ça ne marchait pas ?
« Tu m'as ramené au bon moment, au moins ? » grogna-t-il à l'attention du Célébi.
Le Pokémon releva la tête vers lui et, d'un geste lent, pointa du doigt l'horizon qui avalait la route, au loin. Andrew suivit son regard sans comprendre.
Deux secondes plus tard, un léger vrombissement parvint jusqu'à ses oreilles.
Au loin, la vieille voiture qu'il conduisait onze ans plus tôt se profila soudain. Andrew sentit son cœur se serrer. Le moment approchait.
La panique monta. Où était ce foutu piéton ? Il se redressa, prenant le risque d'être vu, et jeta un coup d’œil aux alentours. Personne. Pourtant, il en était sûr, un homme avait surgi du bord de la route ce jour-là, et Andrew avait dû donner un brusque coup de volant pour l'éviter…
Alors où était-il ? Où était ce foutu type à cause de qui ils avaient fini dans le champ de tournesols en contrebas ? Où était cet homme à cause de qui il avait perdu sa famille et sa jambe ?
Que devait-il faire ? Attendre ? Si le piéton n'était pas là, alors l'Andrew du passé n'était pas en danger, si ?
Le bruit de moteur se faisait de plus en plus présent. La voiture approchait.
Peut-être pouvait-il les laisser passer sans risques ?
Non. C'était impossible. Le piéton allait forcément débouler à un moment où un autre. Les événements ne pouvaient pas avoir changé. Il ALLAIT arriver. Il le fallait.
Alors quoi ? Que faire ?
Andrew commença à paniquer quand il aperçut la voiture qui arrivait. Au volant, une version de lui, plus jeune, discutait avec sa défunte femme.
Cette vision lui retourna l'estomac. Sa femme était telle que dans ses souvenirs.
Il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas rester ainsi caché sans rien faire. Il fallait qu'il les prévienne, qu'il les avertisse de la présence du piéton. Il fallait qu'il sauve sa femme, son enfant à naître, ce bonheur qui s'annonçait et qui se lisait sur le visage des deux jeunes gens assis à l'avant de cette voiture.
Andrew se foutait de ce qui pouvait arriver si son double du passé le rencontrait. L'heure n'était plus à ce genre de considérations. Il fallait agir, et vite, ou l'histoire risquait de se répéter.
Le Célébi le regarda avec tristesse. Prenant son courage à deux mains, le quarantenaire sortit de son buisson et claudiqua aussi vite que possible vers la route. Il se tourna vers la voiture en agitant les bras, hurlant comme un dément.
« ARRÊTEZ ! ARRÊTEZ ! »
C'est alors qu'il comprit.
Le déclic se fit dans son esprit dès l'instant où il se rendit compte que la voiture était bien plus proche de lui qu'il ne l'avait prévu. Trop proche. Trop rapide.
Trop tard.
A travers le pare-brise, Andrew aperçut la terreur de son double du passé quand il aperçut ce piéton qui surgissait de nulle part en vociférant. Sa femme hurla, et son mari donna un violent coup de volant vers la droite, quittant la route droit dans le vide.
« NON ! » hurla Andrew.
Le véhicule sortit de la chaussée à toute vitesse, et dévala la pente dans une succession de tonneaux meurtriers, avant de s'écraser lamentablement en contrebas, dans le champ de tournesols.