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Corpus - Projets collectifs
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Quelle est la durée d'une poignée de main ?

Tout débute comme un problème de géométrie : deux corps parallèles et le plancher perpendiculaire. Mais il y a trop à de matière pour être contenue dans le plan euclidien. On abandonne donc les platitudes et on augmente le volume. Un mètre soixante-quatorze pour nonante kilos d’un côté, un mètre quatre-vingts pour septante-neuf kilos de l’autre, le tout au centre de soixante mètres carrés de parquet stratifié. De ces chiffes, on tire deux personnes en trois dimensions avec quatre ans d’écart usant de leurs cinq sens depuis six heures du matin et qui se rencontrent enfin après sept courriels échangés au cours des huit derniers jours dans une pièce qui sent le neuf.

Le mouvement s’amorce simultanément des deux côtés, comme s’il y avait eu concertation préalable. Un périple ardu à travers l’espace de l’open-space mènera deux bras, alors encore le long de leurs corps respectifs, vers une jonction, une connexion, une fusion. Bref, une poignée de main. Mais ne brûlons pas les étapes, le voyage commence à peine et il sera difficile. Braver la gravité à partir d’une vitesse nulle exige une énergie phénoménale. Pourtant, de part et d’autre d’un gouffre immense, deux épaules s’activent à déplacer toute une machinerie de muscles, d’os, de ligaments et de nerfs.

Cette mécanique organique est couverte de synthétique. Une veste et une chemise, dirait-on pour user de noms vernaculaires. À droite, la manche est en drap de laine, super 140, d’une teinte bleu cobalt. Sa douceur est abrasive ; à en juger par ses quelques excroissances et aspérités, elle a visité trop de pressings. Il serait temps de la changer, mais elle garde une valeur sentimentale pour celui qui la porte. À gauche en revanche, on trouve une manche tout juste sortie de l’usine. C’est une petite nouvelle, une popeline de coton blanche tout ce qu’il y a de plus générique, qui n’a guère connu le supplice de la machine à laver et du fer à repasser plus de deux fois durant sa courte existence.

Sous le tissu de ces habits formels, les biceps se contractent par formalité. L’exploit ici ne demande pas tant de force que d’organisation, aussi chaque articulation sera sollicitée. Pour l’instant, c’est l’épaule qui dirige le mouvement. Le coude, lui, entre en action dès lors que l’on atteint le premier tiers du trajet ; l’étiquette exige que les choses se fassent avec souplesse. Bientôt, ce sera au poignet de s’incliner, néanmoins il reste encore du chemin à parcourir.

Loin au-dessus de ces masses en action, sur un autre plan de conscience, deux paires d’yeux s’observent, s’étudient, se jaugent, se jugent, se dévisagent pour mieux s’envisager. Elles ne culminent pas aux mêmes latitudes, à quelques centimètres près, ce qui trahit leurs rapports de force. À aucun moment ces regards ne se posent sur les bras et les mains en action plus bas qui cherchent à se rencontrer. Chacun sait où il se situe in situ sans se voir. Puisque tout est sous contrôle, on continue de se scruter tandis que sur un autre plan d’existence, deux mains se rapprochent de plus en plus sans jamais vraiment s’atteindre.

Le pli des chairs finit par s’imprimer sur les tissus qui les recouvrent. Veste et chemise se tordent et se froissent en méandres, en vallées, en monts et merveilles, en un complexe dessin ombragé d’adrets et d’ubacs. Ce relief opère pourtant comme la mer. L’extrémité de la veste reflue très légèrement, dévoilant l’orée d’une importante pilosité recouvrant l’avant-bras plus loin. Cet homme descend d’un singe, à n’en point douter.

En face, la chemise, elle, ne revient pas sur ses positions, solidement cadenassée aux poignets par une pièce de plastique ronde et plate. Avec ses deux trous, il ne manque qu’un sourire pour rendre sympathique cette petite geôlière de liquette. On ne pourra que deviner ce que cache la manche immaculée : des piqûres d’insecte, un tatouage mal assumé, une vieille cicatrice, des grains de beauté, la marque d’une injection d’insuline, une croix tracée au stylo pour ne pas oublier de souhaiter un anniversaire ? Ou plus simplement, un bras.

Subtilement, les doigts s’écartent et se raidissent, tels cinq tournesols qui se dressent en direction du soleil levant après une longue nuit à flétrir. Suivant l’impulsion qui, partie de l’épaule, traversa bras, coudes, avant-bras et poignets, ils se tendent vers l’inconnu, vers l’altérité, en attendant le choc des cultures. Le mécanisme sauvage poursuit son action, ses rouages d’os noyés dans le sang qui afflue.

À présent le contact est imminent. Sans ordinateur, sans calcul, sans laser, sans technologie, il faut parvenir à lier ces deux mains ensemble avec autant de précision que la NASA tâchant d’arrimer deux modules dans le vide spatial. La tâche est complexe, pas impossible. Ici, on compte surtout sur l’expérience, une vie entière à se déplacer et à anticiper le mouvement des volumes dans l’espace, quatre décennies et quelques de sociabilisation à rencontrer, saluer, interagir et saluer encore. Ces mains en ont serré des semblables un nombre incalculable de fois. Pourtant, un doute subsiste. Et si cela se passait mal cette fois ?

Et si, au lieu de se serrer la pince, cela partait en “check” à l’américaine ? Poing contre poing d’abord, puis on se tape main dans la main, un coup à droite, un coup à gauche, un coup en haut, un coup en bas, des mouvements de vague avec les doigts avant de se percuter virilement, torse bombé en avant. Ou alors en pierre-feuille-ciseaux ? Égalité sur pierre au premier tour, incertitude ensuite, selon que l’on joue à l’instinct ou à la stratégie. Par chance, rien ne change dans les plans, ce sera une poignée de main. Cordiale, si Dieu le veut.

De la veste bleu cobalt émane une large paluche aux doigts courts, dont les phalanges sont couvertes de petits poils sombres et drus. Sophistiquée dans sa bestialité, elle jouit d’une manucure parfaite, ne laissant à ses ongles arrondis qu’un fin liseré blanc à peine perceptible. À la fois puissante et douce, elle peine à trouver sa place dans la chaîne de l’évolution. Cet échange de politesse la confronte à une main délicate ornée d’un réseau de veines gonflées. Crispée, elle ressemble à la serre d’un rapace prête à plonger dans la chair tiède de sa proie. Sous le vernis civilisé de son teint olivâtre se cache un prédateur sans pitié. Un anneau froid entoure son annulaire ; c’est un oiseau d’élevage, dressé pour tuer.

Après une éternité, ces deux mondes se percutent enfin. Leurs poignes se referment lentement l’une sur l’autre dans un geste de domination, de lutte, de compétition. Les regards s’intensifient, alors que les paumes se frôlent. Ces deux destins s’entremêlent tactilement : leurs lignes de vie s’envient, leurs lignes de tête s’entêtent, leurs lignes de cœur s’écœurent en chœur. Quoiqu’on en pense, cette rencontre n’est pas le fruit du hasard. Elle était écrite dans leurs agendas, et non les astres, depuis longtemps.

Une nouvelle perpendiculaire se trace à travers ces deux bras unis l’un à l’autre ; une nouvelle parallèle s’établit au-dessus du parquet qui craque à cet instant précis comme pour célébrer la naissance d’un quadrilatère éphémère, la solution au problème de géométrie énoncé plus tôt. Ce rectangle quelconque fait de lignes courbes n’est rempli que de vide, à l’instar des relations humaines qui se créent et se défont. On aura beau l’observer sous chacun de ses angles, il ne possède aucune propriété remarquable.

Le néophyte s’imagine sans doute que le but de la manœuvre est atteint, pourtant les choses sérieuses ne font que commencer. L’intérêt d’une poignée de main réside exclusivement dans la pression exercée par les deux parties pour sceller leur union momentanée. Il s’agit d’un exercice subtil, profond, voire spirituel, qui demande beaucoup de pratique pour être parfaitement exécuté. On recherche ici un optimum, pas un summum. De la force, du dynamisme, il n’en faut ni trop, ni trop peu. Personne ne souhaite serrer la main d’une brute ou d’un mollasson.

Tout est une question de mesure, en particulier la durée. La pression doit être brève, mais intense, comme un coup de tonnerre. Un éclair déchire le ciel, survient le fracas sans attendre, puis s’éloigne. Contact, pression, relâchement. Le temps d’un orage, on s’introduit avec sobriété :

« Bonjour. Jean-Michel Blanchard, responsable marketing.
– Laurent Cerutti, directeur des achats. Enchanté. »

Un duel débute ou se termine, difficile à déterminer. Il y a tant à dire de ces présentations, si sincères dans leur hypocrisie. Il y a celui qui peine à cacher sa gouaille et son accent local de péquenaud, l’autre qui met l’emphase sur son titre de directeur pour asseoir une vaine supériorité, alors qu’il vient d’une PME sans prétention. Il y a les rictus que l’on fait passer pour des sourires, les sourcils qui se froncent et ceux qui se haussent en réponse, des plis partout, au coin des lèvres, des yeux, sur le front et les habits. Il y a les intentions, les préjugés, les habitudes et tout ce que l’on ne parvient pas à interpréter chez l’autre, comme dans tous les échanges depuis la nuit des temps.

Le quadrilatère imparfait subsiste encore un bref instant. Il est formé de lignes de fuite, de lignes défensives, mais surtout de lignes de vêtement. Après le kebab de midi, il y a de la friture sur la ligne de ravitaillement, qui doit pourtant garder la ligne. Il faut savoir lire entre les lignes : ces deux hommes se détestent sur toute la ligne. Dans les grandes lignes, c’est une ligne électrique qui se trace entre leurs lignes éditoriales. Du quadrilatère, il ne restera bientôt que la dernière ligne droite, le parquet, point à la ligne.

Les mains se desserrent déjà, chacune enveloppée de la chaleur de l’autre. De son odeur aussi, comme lors d’une étreinte amoureuse. Il s’agit d’un parfum viril de transpiration, de tabac, de mouchoir usagé, de café froid échappé de son gobelet, de frites grasses, de dernières gouttes d’urine et de savon mal rincé à la sortie des toilettes. Ce musc de synthèse, sublimé par cette brève empoignade, se répand à la surface des paumes qui s’éloignent, unique témoignage d’un instant charnel.

Un voyage s’achève, un autre débute. Ces deux bras qui s’écartent l’un de l’autre doivent à présent retourner à un stade antérieur d’action, à une attitude passive le long d’un corps. Le trajet en sens inverse sera plus simple, porté par le sens naturel de la gravité. Attention toutefois à ne pas se relâcher trop vite, quitte à gâcher tous les efforts réalisés pour paraître professionnel. Passivité ne signifie pas répit. Aussi la machine musculaire se remet en route.

En sens inverse, le poignet reprend sa forme initiale. On gagne quelques degrés dans le processus pour remonter à un brûlantissime cent quatre-vingts. Le mouvement général en arc de cercle s’accélère par l’action conjointe du coude et de l’épaule. Que ce soit sur la peau ou sur les vêtements, les plis disparaissent un à un. Non sans regret, veste et chemise cessent de cartographier la topographie d’une contrée étrange pour redevenir de simples habits. Au relief, on préfère une image lisse et convenue. Telle demeure la règle au sein des entreprises.

La machinerie ralentit alors que chaque bras s’approche de sa position de base. Tout le processus est automatisé, on n’y pense même plus. Dans les hautes sphères de l’anatomie, cela fait longtemps que l’on a recommencé à se scruter, à s’étudier, à s’entendre dialoguer. Le créneau en marche arrière se termine, on repart au point mort en attendant la prochaine manœuvre. Il y aura bien une porte quelque part que l’on demandera d’ouvrir.

Pour l’un des deux bras, ce n’est pas assez. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le voilà qui amorce un délicat mouvement ascendant du coude que le scénario ne prévoyait pas. De l’assurance nait l’improvisation. Son pouce lascif caresse ostensiblement le rendu satiné de son pantalon. Provoquant, il grimpe, il grimpe, jusqu’à la fente discrète d’une poche qu’il pénètre avec douceur. On ne peut se permettre ce genre de geste décomplexé que lorsqu’on joue à domicile. Sur ce, la poignée de main s’achève enfin sans autre rebondissement.

On revient donc à la situation initiale, deux corps parallèles et le plancher perpendiculaire, comme dans un problème de géométrie. Conformément aux plans, il se dira bien des platitudes pour mettre à plat tous les détails du dossier en cours. Mais ceci est une autre histoire.

Article ajouté le Mercredi 14 Mai 2025 à 13h23 | |

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