Hétéro-Gêne
(Ecrit en 2h30 hier soir. Toute ressemblance avec des personnages existants est un hasard total)
=====
- Ne faites pas l’innocent. Vous savez pourquoi je suis là. Vous savez ce qui est en jeu.
Il regarda Christine Boutin, face à lui, au Labo Bar, un lieu pas réputé pour ses génuflexions liturgiques. Le cocktail était à neuf euros, cependant, c’était bien plus cher payé que le vin de messe.
- Il est hors de question que je vous aide, je sais à quel point mon pouvoir est dangereux, je ne m’en servirais pas.
- Dangereux, dangereux... Il pourrait sauver tellement de vies ! Monsieur Tristan, repensez à mon offre, c’est le Bon Dieu qui vous envoie, je suis prête à tout, y compris à renoncer à lui pour exploiter cette précieuse ressource qu’est votre pouvoir de rendre les homosexuels normaux !
Le jeune homme au polo à rayures soupira. Sa sage chevelure châtain portait la frange à droite. Son regard était vif malgré son allure cadavérique, entre sa peau pâlichonne et sa stature squelettique. Ses lèvres étaient perpétuellement tordues dans une moue qui soulignait son nez mutin.
- Je refuse, madame Boutin.
Elle puait le parfum périmé et le foutre de cousin déchargé sans grâce sur sa sale gueule de bouledogue. Ses grosses lunettes en fond de bouteille lui faisaient des petits yeux de taupe. Elle était grasse. Pas grosse, grasse. Elle ne s’aimait pas, elle ne se détestait pas, elle se contentait de s’étaler, de se laisser aller, de ne plus prendre soin d’elle, à l’abandon, en friche. Ses cheveux bouclés couleur merde hypnotisaient ses interlocuteurs. On se demandait si elle s’enfilait des bigoudis avant de dormir, et la vision de cette forteresse d’ignorance couverte de cylindre en plastique roses achetés chez HEMA pouvait entraîner des méningites épiques.
Tristan sirota sa Piña Colada, boisson des dieux, confrontée au Schweppes Agrumes de la Bête Immonde.
- Je refuse de rendre un autre homosexuel hétérosexuel. J’aurais dû acheter le silence de mon ex...
- Il a fait ce qu’il fallait faire. Vous pouvez dés-homosexualiser les gens, c’est merveilleux. Il vous suffit de les embrasser sur la bouche et les voilà délivrés de l’abomination. Vous n’avez pas idée des implications. Vous pouvez sauver l’humanité.
Tristan se faisait violence pour ne pas lui coller son poing dans la gueule à chaque enchaînement de phrases. “Pense à tes mains, Tristan. Tu as de belles mains. Si tu la cognes, vu comme elle a l’air noueuse, tu vas te casser une phalange. Pense à ta carrière d’écrivain.” Elle était incroyable de grossierté, et son air de ne pas s’en apercevoir tout en sachant pertinemment quel déluge de connerie s’écoulait de sa bouche en cul de poule - haleine à l’avenant - rendait Tristan fou de rage, lui qui était incapable de se mettre en colère même contre son père qui ne l’avait pas reconnu.
- Madame Boutin, si l’homosexualité causait quelque tort à l’humanité, ça se saurait... Je vois mon pouvoir comme quelque chose de très négatif. Rendre un homo hétéro, ce n’est pas le guérir, ce n’est pas lui rendre service, c’est le faire aller contre sa nature, je refuse de faire ça.
- Votre ex n’a pas l’air mécontent du tout d’être redevenu normal.
- N... N’utilisez pas ce terme, s’il vous plait... soupira Tristan, peiné.
- Quel terme ? Normal ? C’est ma liberté d’expression, monsieur Tristan !
Tristan inspira lourdement. La serveuse, une rousse au physique rond et provocant, arriva pour demander de nouvelles commandes. Christine Boutin la regarda avec dégoût, percevant dans ses traits maquillés criards les signes d’une ancienne vie masculine.
- Nous ne voulons rien, merci, vous pouvez... vous retirer... glapit-elle avec condescendance.
Tristan se mordilla les lèvres, mais sa résolution était prise.
- Un... Bloody Mary...
Il eut à peine le temps de finir sa commande. La femme transgenre sortit de son décolleté un pistolet silencieux, le tendit sans hésitation sur le front de la Boutin et lui explosa la gueule d’une balle bien sentie, dans l’indifférence générale de la population queer du bar aux allures de discothèque. Tristan leva sa Piña Colada et la termina cul-sec, puis il saisit le verre de Schweppes et le renversa sur le pantalon bien trop serré du cadavre de l’abomination en face de lui.
Tristan ne savait pas vraiment comment ni pourquoi il possédait ce pouvoir, comment ça lui était venu. Quand il était arrivé sur Paris et qu’il avait commencé à sortir, lui, le petit étudiant en lettres de dix-neuf ans avait commencé à fréquenter des bars, donc des filles, dont il était friand, mais également des garçons, dont il s’aperçut rapidement des douceurs tout aussi savoureuses. Son premier rencard Grindr s’était étonnamment bien passé, ils avaient discuté cinéma, art, littérature, politique, militantisme LGBT, et au moment de se séparer, un baiser délicat du blondinet sur le petit adolescent au polo, et là, patatras : Le jeune homme se déclare soudainement hétérosexuel, fait la cour à une touriste stupéfaite et se retrouve à la galocher comme une jouvencelle à marier. Le tout sous le regard de Tristan. Et le blondinet de claironner son amour des femmes et à quel point il aime les seins et les vagins tout en emmenant la touriste amusée. Une semaine plus tard, ils étaient fiancés. De quoi refroidir le Tristan.
Sa visite d’un sauna gay constitua, de sa part, un attentat majeur. Pensant le cas du blondinet isolé, il avait décidé de prendre du bon temps dans un haut lieu de la capitale. Grave erreur. Les multiples hommes à qui il donna ses lèvres quittèrent l’établissement, dégoûtés, et demandant à être remboursés, prétendant avoir été floués, et se déclarant absolument hétérosexuels. Tristan comprit vite qu’il rendait les homosexuels hétérosexuels.
- C’est pire qu’un nouveau SIDA, ton truc.
Il avait demandé conseil à une sommité, la reine de la Nuit Parisienne, qui avait entendu parler de l’incident du Sun City. Elle convoqua Tristan, qu’elle avait retrouvé avec l’aide de ses “Mignons”, informateurs queers tous voués à sa cause. On l’appelait Arlène. Elle donnait un numéro de Burlesque dans divers cabarets, où elle se prénommait “Arlène la Sirène”. Parfois cela consistait à réciter des poèmes grivois pour choquer l’assistance.
“Mon faux vagin, c’est un mirage
Mon corps entier n’est qu’un dommage
Soulève ma jupe, vilain curieux
Sur mes faux seins, jouis de ton mieux
Si carrosserie et moteur diffèrent et se jurent,
Un seul doigt dans ton cul, et Dieu, que ta pine est dure !”
La moitié de l’assistance quittait la salle, l’autre moitié applaudissait à tout rompre. Bien sûr, c’était nul, c’était un viol du vers, des pieds et les rimes étaient pauvres comme la Somalie, mais c’était voulu. Elle voulait juste choquer à peu de frais et se régaler d’à quel point c’était facile. “Et encore, je mentionne pas la Shoah”, se gargarisait-elle. Ensuite, oui, elle dansait, elle se trémoussait, elle se déballait dans toutes ses imperfections, cultivant les rires, les hourras et les regards fascinés des badauds non familiers des numéros de Burlesque et des transgenres qui s’assument sans rougir, se cacher ou craindre l’ire des cis.
Mais dans la nuit plus noire, où personne ne rit, Arlène la Sirène devenait Arlène la Baleine. Une tueuse dangereuse aux courbes renversantes, dans sa robe rouge échancrée qui la laissait aussi libre de ses mouvements que libre de dispenser son venin de mort. Certains comprenaient “Arlène la Balle-Haine”. Elle ne tuait que ceux qui faisaient du tort à son nom et à celui des siens. La riposte trans-pédé-gouine, c’était elle. Et on ne l’arrêterait pas, car elle œuvrait au sein d’une communauté où personne ne livre les siens. A force de lapidations, la communauté LGBT était devenue pire que l’omerta Corse : On ne dénonce pas les frères et les sœurs qui tuent pour le bien de tous.
- J’appellerais même ça “SIDA 2 : La revanche”. Il faut que tu fasses quelque chose pour que ça ne s’ébruite pas plus encore.
- Mon ex en a fait part au curé de sa paroisse...
Arlène avait serré les dents. Ils s’étaient retrouvés à l’Imprévu Café, un lieu plutôt discret pour un rendez-vous entre un gamin en polo et une femme trans de quarante ans en pull mohair rouge écarlate au décolleté plongeant.
- C’est foutu. Boutin va se jeter sur toi. Frigide va vouloir te dresser comme un Tamagochi. Ludovine va te pourchasser avec ses mégères démoniaques. T’es foutu.
- Je sais... je sais plus quoi faire, je... j’pourrais jamais avoir de relation normale avec qui que ce soit, je...
- Ça marche sur les bi, ton truc ?
- Oui, il y avait un bisexuel dans la dizaine de garçons que j’ai embrassé au Sun City, et il s’est déclaré “Recadré par mon baiser”. Il m’a même envoyé des fleurs...
- C’est horrible... T’as testé ton pouvoir sur une lesbienne ?
- ... comment voulez-vous, je... c’est pas vraiment faisable, et je veux pas rendre quelqu’un d’autre hétéro !
- Je comprends bien, y’a rien de pire, Dieu du Ciel, l’hétérosexualité, l’ennui, la flemme. Bon, je me dévoue.
Elle lui vola une pelle. Tristan fit de gros yeux. Première fois qu’il embrassait une femme trans.
Elle se rassit, intriguée.
- Je ne sens aucun changement... Pourtant je suis lesbienne.
- Vous êtes trans, peut-être que mon pouvoir vous considère comme... un homme hétéro ?
- J’devrais te flinguer la gueule pour avoir osé me mégenrer, espèce de cancer de la communauté gay. Attends, j’appelle un pote qui est serveur au Sly Bar.
Un jeune homme au crâne rasé, au regard rêveur et à la virilité écrasante arriva quelques minutes après le texto d’Arlène. Tristan le regarda, impressionné.
- Ethan, Tristan, Tristan, Ethan. Ethan, est-ce que tu peux embrasser ce jeune homme, s’il te plait ?
- J’vais pas me faire prier.
- Je m’excuse d’avance... geignit Tristan.
Ethan embrassa Tristan avec une tendresse que Tristan avait rarement vécue. Le baiser dura un bon moment, alors qu’Arlène matait sans vergogne, et qu’un serveur les observa, un peu étonné par une scène pareille. On peut être un café gay et ne pas être familier des effusions de ce type.
Ethan s’éloigna de Tristan et le regarda en souriant, bien excité par cette petite entrevue. Le sourire réciproque de Tristan prouvait également que la chose lui avait bien plu. Arlène considéra l’expérience comme concluante.
- Ton pouvoir n’agit pas sur les personnes atteintes de “dysphorie de genre”, si on m’autorise le terme. Je déclare par la présente que les transgenre ont ENFIN un avantage sur les cisgenre. On est immunisés contre tes baisers de la mort.
- C’est pas drôle, madame Arlène, je me sens coupable de rendre les homos hétéro, moi...
- Tu rends les homos hétéro ? s’étonna Ethan.
- Oui, et ça ne marche pas sur les trans. On a enfin un avantage compétitif à faire valoir.
Tristan réalisa soudain qu’Ethan était un mec trans. Il avait pourtant l’air tellement masculin, tellement viril, et cette petite moustache, et cette barbe de trois jours, et ces grands yeux verts, et ce diamant à son oreille, et le tatouage de flammes qui couvrait son poignet et une partie de son avant-bras...
- Faut que je retourne à mon service. Hésite pas à passer, c’est le bar juste à côté...
Tristan hocha la tête alors qu’Ethan partit du bar avec des regards répétés vers l’étudiant au polo rayé qui les lui rendait, entiché qu’il était.
- Faut qu’on discute, nous. J’peux pas te laisser comme ça, tu vas devoir bénéficier de ma protection. Je ne suis pas qu’une reine de la nuit, je suis aussi tueuse professionnelle.
Et depuis, chaque fois que Tristan était contacté par une “sommité” pour le convaincre d’utiliser son pouvoir “pour le bien”, “pour la volonté de Dieu”, “pour la survivance de l’humanité”, Arlène et lui décidaient d’une méthodologie et le rendez-vous se finissait avec du sang sur les mains. Du sang bien sale.
Ainsi, lorsque André Vingt-Trois l’avait invité dans son église pour lui accorder sa bénédiction, le vin de messe qu’ils partagèrent était chargé de cyanure. Lorsque Nadine Morano avait tenté de faire de la récupération en criant à tout va sur Twitter que “Si un tel pouvoir existait, c’était bien pour résoudre un problème existant hashtag abomination”, on l’avait retrouvée dans une benne à ordure, criblées de blessures que le médecin légiste assimila à de “puissants coups de talons aiguilles donnés par au moins dix personnes”. Arlène avait foutu le feu au Manoir de Montretout pour dissuader la famille Le Pen de tenter quoi que ce soit, et la présence d’un Jean-Marie Le Pen nu, ligoté, et fourré au cul d’un énorme godemiché aubergine vibrant dans l’incendie était PUREMENT FORTUITE. Tugdual Derville avait tenté un kidnapping en bonne et due forme. Il avait été fusillé sans ménagement par quinze femmes lesbiennes, queer et trans sur la terrasse de la Mutinerie. L’équipe du misérable gueux avait commis l’erreur de diffuser le parcours de la voiture sur Periscope. Arlène n’avait eu aucun mal à dresser au pied levé ses élèves tueuses contre la saloperie mâle blanche hétérosexuelle. Le pauvre Xavier Bongibaut, qui avait tenté une approche “gentille” de Tristan, avait été coulé dans la mélasse au Café Moustache près de Gare de l’Est. Englué, il avait été tenu par trois malabars en uniforme de cuir, et Tristan l’avait embrassé de force pour le rendre hétérosexuel et donc inutile à la cause de Frigide Barjot.
Qui se cachait, ayant appris la mort successive ou la disgrâce de ses lieutenants les plus dociles. Arlène avait dès lors déclaré que la prochaine cible, après la Boutin, serait Ludovine de la Rochère qui faisait des appels du pied pour récupérer le Tristan. Le sachant étudiant, elle avait entrepris de lui payer d’avance ses études, sans même lui demander son avis. Tristan n’avait aucune envie d’être financé par une connasse d’homophobe, mais impossible de faire opposition : Sa fac, comme toutes les facs, aimait beaucoup trop l’argent pour le refuser. De fait, Tristan se sentait un peu redevable envers la madame, ce qu’Arlène trouvait insupportable.
- Tu as raison. Et je trouve qu’Arlène en fait trop. Mais je la comprends. Mais je pense aussi que tu as raison. C’est compliqué.
Tristan buvait les paroles d’Ethan qu’il retrouvait presque tous les soirs à son comptoir. Ethan lui offrait un demi-pêche et il s’en faisait un lui-même, et ils le prenaient ensemble pendant la pause, et c’était ce que Tristan avait eu de plus proche d’une relation amoureuse depuis son arrivée sur Paris.
- Tuer nos ennemis, c’est normal. On s’en est trop pris plein la gueule, il était temps qu’on riposte. Ça m’était déjà passé par la tête des milliers de fois, tellement j’en avais marre de ce pays transphobe de merde, mais de là à le faire en vrai, à tuer les réfractaires sans sommation...
Un des précipices entre Tristan et Ethan, c’était cette colère systémique qui habitait le jeune serveur trans. Tristan ne pourrait jamais comprendre cette colère terrible qui le rongeait, cette rage contre un système qui le rejette en permanence pour le seul crime d’exister comme il le désirait. C’était la raison principale qui poussait Tristan à ne pas “sortir” concrètement avec lui, sentant son incapacité à être sur la même longueur d’ondes que lui, de ne pas avoir cette empathie supérieure, se mettre à la place d’un garçon dont la vie entière est un combat perdu d’avance avec quelques miettes de victoire parfois. Des étincelles dans un incendie de silence meurtrier autour de lui et des siens.
- Elle fait ce qu’il faut, je pense, mais madame de la Rochère, elle a payé mes études, si je la fais tuer, je suis une ordure, je deviens pire qu’elle...
- Mais si tu la laisses faire, si tu la laisses utiliser ton pouvoir, c’est la fin pour nous.
- Nous, nous... vous, les trans, vous êtes pas concernés.
- Et alors ? C’est LGBT, pas TTTT. Même acronyme, même combat. Ca a pas été prouvé mais je suis sûr que ton pouvoir marche aussi sur les lesbiennes. Si ça “recadre” les bisexuels, ça marche forcément sur les gouines. Faut les empêcher de s’emparer de toi.
- Et après, quoi ? Ça ne s’arrêtera jamais, je serais toujours pourchassé, j’attirerais toujours la convoitise des homophobes de tout poil qui voudront se servir de moi pour redresser la société, je... et imagine qu’il y en ait d’autres des comme moi, des bombes atomiques prêtes à hétérosexualiser la société ?
Ethan inspira en regardant en l’air. Puis il prit la main de Tristan.
- Tu n’as pas à te poser ce genre de questions. Quand ils auront compris qu’Arlène les tuera quoi qu’ils tentent, ils arrêteront de vouloir de toi, et tu pourras vivre une vie normale.
- Ouais. Sauf que les garçons que j’embrasserais ne voudront plus de moi mais seront désespérément attirés par les femmes...
- Hey, je veux de toi, moi ! marmonna Ethan en souriant.
Tristan lui lança un regard peiné. Ils le savaient pertinemment, tous les deux, ça ne mènerait nulle part. Tristan se servait d’Ethan pour avoir du contact physique et un semblant d’affection sans risque de transformer son partenaire en sale hétéro de merde, et Ethan était aveuglé par cette fausse affection, il était mordu, et toutes ses faveurs envers Tristan étaient purement guidées par sa volonté finale d’établir une vraie relation sérieuse avec lui.
Deux âmes en peine perdues dans une amitié qui ne savait pas où elle allait...
- C’est pas la même chose, tu sais bien.
Coup de surin. Ethan en comprit plus qu’il n’aurait voulu. Il rétracta sa main. Son demi-pêche avait un goût bien amer à présent. Tristan baissa la tête, honteux. Il savait qu’il faisait espérer pour rien le pauvre garçon. Ethan en était conscient, au fond, mais il voulait y croire, plus que de raison même. Au point d’ajouter quelques mots comme un épitaphe à son amour-propre :
- Je sais bien. Mais je t’attendrais.
Tristan releva ses yeux mouillés vers lui. Il esquissa un vague sourire triste qui voulait bien dire que c’était peine perdue.
Le piège avait été tendu. Tristan avait accepté d’aller voir Ludovine de la Rochère pour un dîner tout à fait sobre à la Tour d’Argent. Il était évidemment invité. Et comme c’était dans un lieu fort bourgeois du 5ème arrondissement, impossible qu’une offensive homosexuelle ait lieu. D’autant que l’armée était sur les lieux.
- Je suis ravie, RA-VIE que vous soyez venu. J’avais peur que vous vous défiliez, ou pire, que vous me fassiez tuer !
Ses amies, invitées également, rirent à la boutade. Tristan agita la tête, gêné.
- Ils meurent parce qu’ils veulent m’utiliser pour satisfaire leur égo et leurs visions déformées de la société, je ne donne aucun ordre.
- D’accord. N’empêche, c’est étrange, ces morts qui vous entourent... M’enfin bref, parlons peu, parlons bien : Comment vont les études ?
Les langoustines royales arrivèrent. Le repas était au prix du loyer de la chambre étudiante de Tristan. Il en avait des haut-le-cœur au porte-monnaie. Heureusement qu’il ne payait pas et que c’était aux frais de l’homophobe.
- Bien, bien, merci encore pour votre... générosité...
- Alors je tiens à être claire : Ce n’est pas pour vous acheter. Je voulais simplement faire un geste d’amitié pour que nous puissions débattre sainement. Votre pouvoir, je ne le vois pas comme quelque chose d’utile ou d’intéressant.
- Ah non ?
- Non. Je le vois comme une fantastique opportunité de sauver des milliers d’enfants.
Tristan leva les yeux au ciel. “Elle veut que je sépare les familles homoparentales en embrassant le père ou la mère biologique du gosse afin qu’il élève l’enfant avec quelqu’un du sexe opposé, je vois le genre...”
- Réfléchissez ! poursuivit Madame Prout-Prout en dégustant son fruit de mer, si vous embrassez les enfants dès la maternelle, vous les empêcherez de devenir homosexuels, toute la société sera sur le droit chemin !
Tristan en cracha vigoureusement son café à 12 euros.
- Dès qu’un enfant présentera des signes avant coureurs - participation à des jeux de l’autre sexe, manières, coiffures ou habillement réfractaire à son genre, proximité trop forte avec la mère ou le père, déguisement en robe pour les petits pédés ou en costard-cravate pour les petites gouines - vous arrivez, vous embrassez le gamin sur la bouche...
Tristan tenta de ravaler la nausée qui le saisissait.
- ... et la brebis galeuse revient dans le troupeau !
- ... c’est encore pire que Christine Boutin !
- Elle a lutté courageusement jusqu’au bout, Dieu ait son âme. La pauvre. Kyrie Eleison pour notre Sœur Christine !
Les autres femmes autour de la table joignirent leurs mains sur leurs chapelets et éructèrent à sa suite “Kyrie Eleison ! Christe Eleison ! Kyrie Eleison !”, ce qui acheva de faire vomir Tristan dans sa serviette de table en soie dorée.
- Vous digérez mal l’agneau de pré-salé du Mont Saint-Michel ? demanda Ludovine, inquiète.
Tristan hocha la tête, c’était une bonne excuse. Même si vomir un plat à 88 euros, c’était un gros pêché. “Seigneur, ait pitié”, comme elles disaient.
- Allons bon. Nous prenons ma Porsche blindée après le repas, nous allons de ce pas à l’école Sainte-Marie des Batignolles, la directrice m’a déjà isolé des cas de garçonnets efféminés et de fillettes hommasses, vous allez faire des miracles, hm ? En tant qu’homosexuel vous-même, je suppose qu’embrasser des enfants ne vous pose aucun problème, hm ?
Tristan regarda la femme, et son sourire cynique n’esquissait aucune ombre d’humanité. C’est Arlène qui était dans le vrai. Il fallait supprimer cette vermine, ces cloportes indécents qui voulaient piétiner, maudire et exiler du monde à tout jamais, lui et ceux de son ordre, les pas corrects, les pas convenable, les pas comme il faut.
- Je préfère encore la corrida...
C’était le signal. Le micro que Tristan portait sur lui transmit l’ordre. Aussitôt, les invitées de Ludovine de la Rochère furent abattues par des snipers autour du restaurant. Ludovine sembla indifférente à leur sort.
Les serveurs sortirent de leurs pantalons de longs fusils à pompe. La papesse de l’homophobie française croqua avec avidité dans un cul de langoustine.
- Vous m’entendez, je suppose, Gilbert Chassard alias Arlène Rhodam, tueuse professionnelle au service du Lobby LGBT ? Si vous me tuez, je fais supprimer votre petit convertisseur. Le nouveau SIDA, c’est bien ce que vous disiez ?
Tristan regarda les serveurs qui le menaçaient de leurs armes. Il grimaça, ressentant soudain... comme une étrange...
- Une des raisons qui nous pousse à nous emparer du pouvoir de ce cher Tristan, c’est certes, son pouvoir de rendre les homosexuels hétérosexuels, mais pire encore...
... reconnaissance. “C’est peut-être mieux, si je meurs... au moins, je ne rendrais plus personne hétérosexuel... Personne d’autre n’aura à mourir... même si ce sont des pourritures homophobes... tout rentrera dans l’ordre...”
- ... Si il embrasse un ou une hétérosexuel-le, il le ou la rend homosexuel-le ! Vous le savez aussi, mais vous ne lui avez rien dit pour préserver l’équilibre des pouvoirs, garder cette bombe à vos côtés sans jamais l’amorcer pour nous menacer, nous, les garants du pouvoir hétérosexuel blanc !
“ Crrrr... Ludovine, espèce de salope !” cria le microphone sur la poitrine de Tristan.
- Comment... Comment vous pouvez savoir... moi même je n’ai su...
- Tu crois que ton “don” est dû au hasard ? Mais non, mon mignon, ta chère maman ne pouvait pas t’assumer avec le départ de ton père, elle allait t’avorter mais elle a cherché du secours, au près d’une de nos structures de désinformation, et du coup elle a fait un pacte avec le Diable. Enfin, avec nous. Enfin, avec Frigide. Qui est un peu la belle-doche du diable.
Tristan fit de gros yeux. Ludovine continua son explication.
- De par ses connexions cocaïnées avec le monde de la nuit, Frigide Barjot avait mis la main sur un sérum conçu par les nazis pour rendre les homosexuels hétérosexuels. On te l’a injecté alors que tu n’étais encore qu’un nourrisson. Tu as survécu, contrairement aux treize autres bébés qui auraient dû être avortés, et du coup on a financé ton enfance et ton assistée de mère. Pourquoi tu crois que j’ai payé tes études ?
Tristan secoua la tête. Ludovine partit dans un grand éclat de rire. Tristan regarda l’argenterie, qui était en argent véritable, s’empara du couteau et le planta dans la tête de Ludovine. La bourge se figea dans un sourire plein de dents, très laid.
Les serveurs allaient tirer mais ils se firent sniper avant même d’avoir pu y réfléchir.
“Crrrr Merde, Tristan, dégage du bâtiment, y’a Frigide Barjot qui arrive avec un bidon d’essence et un briquet pour foutre le feu à la Tour d’Argent !”
Cela parut d’une logique indiscutable à Tristan qui s’empressa de fuir l’horrible restaurant et son répugnant café à 12 euros. En sortant, il tomba sur Frigide Barjot armée d’un lance-flammes.
- Oh mon DIEU !
- Laisse Dieu tranquille, sale inverti de merde ! Vous avez souillé la Manif Pour Tous !!
- C’était déjà souillé dès le départ !
- M’en fiche. Je vais refaire une manif, avec plein de gens, et les médias couvriront l’évènement, et on vous enfoncera encore plus, je REFUSE que vous soyez heureux, ça me débecte tellement que je suis prête à TOUT pour que ça n’arrive pas ! Et toi, tu vas brûler en enfer ! AU NOM DE JESUUUUS ! ARG !
Une balle lui perça le crâne. Tristan se couvrit, apeuré. C’est pourtant Ethan qui apparut lorsque la rombière desséchée s’effondra au sol.
- Ethan ?!
- Tristan, tu n’as rien ?
Le jeune homme au polo alla se réfugier au creux des bras de son sauveur.
- Tu t’es sali les mains à cause de moi...
- J’ai entendu ce que cette femme t’a dit dans la Tour d’Argent... ça m’a mis hors de moi, j’ai senti que je devais le faire. Et puis elle allait s’en prendre à toi...
Tristan regarda Ethan qui inspira.
- ... On est amis, je n’allais pas laisser un ami dans une telle panade, hein !
Tristan sourit, les larmes aux yeux, secoua la tête et embrassa Ethan à pleine bouche.
- Je crois que je ne veux pas être ton ami, Ethan. Pas ton ami du tout.
Le barman sourit et serra Tristan contre lui. Arlène arriva et balança sa clope dans la flaque d’essence qui entourait la Tour d’Argent, la faisant sombrer dans les flammes et dans l’indifférence générale.
Tout le monde s’en foutait complètement de la Tour d’Argent.
Article ajouté le Mercredi 18 Juillet 2018 à 09h39 |
|