Un conte de Noël
A ses yeux, Noël était et avait toujours été une nuit blanche. Ce soir ne faisait pas exception. Au beau milieu des sapins lapons résonnait le crissement sourd de ses sabots dans la neige. Il flottait dans l’infini sous-bois comme une brume d’un gris amer qui nimbait l’horizon. Dans son champ de vision, une clairière de lumière au milieu des oppressantes fumerolles que le froid extirpait des neiges.
S’il s’obstinait à ne regarder pas plus loin que le bout de son nez, Rudolphe pouvait bien voir clignoter la lueur magique de sa truffe tantôt sombre tantôt rougeoyante. Il était le phare dans la nuit, celui qui transperçait neige et brouillard pour guider le Vieux dans la tempête. Le seul aménagement au cortège dont le Vieux s’était contenté depuis la nuit des temps. On comptait sur le petit Rudolphe, dernier arrivé dans la troupe, mais si volontaire et vaillant. A l’instant présent, pourtant, il était perdu. Il était égaré et personne ne pouvait lui montrer la voie, à lui. Son poil humide et ébouriffé comme après une guerre sentait tout sauf le naturel musc forestier que lui et ses compagnons embaumaient habituellement. Il était l’ombre de lui-même, une ombre qui envoyait ponctuellement un signal phosphorescent écarlate à travers la nuit de la forêt d’hiver.
La tête basse, Rudolphe transpirait le malheur et le désespoir, la démarche lente, lasse et droite vers un possible but. Des émotions résolument contradictoires avec la fête de Noël. L’acouphène qui transperçait son crâne lui rappelait avec douleur la demi-heure qui avait précédé. Elle fut âpre, au point qu’il en tremblait encore. Elle fut douloureuse, la blessure sur son cuisseau droit en témoignait. Il lui avait semblé n’avoir jamais aussi peur de toute sa vie. Qu’était-il arrivé à Tornade, le plus rapide, celui qui entraînait habituellement les autres, le seul à galoper tant avec aisance qu’avec grâce ? Qu’était-il arrivé à Danseur, cette brave Danseur, celle qui virevoltait et donnait au défilé tout son attrait ? Où se trouvait à l’heure actuelle Furie dont l’orgueil n’était pour ainsi dire plus le sien mais celui de toute la bande qui s’en imprégnait presque à chaque sortie ? Dans quel état se trouvait Fringant, cette brave Fringant, aussi belle que puissante, la préférée du Vieux pour ainsi dire, jamais un passage dans l’étable sans qu’il ne lui frotte affectueusement son vif col de fourrure luisante. Comète, Cupidon et Eclair… Quel bonheur, amour ou lumière pouvaient-ils bien apporter aux enfants à présent ? En étaient-ils seulement encore capables ? Par toute sa force conjurée, Tonnerre serait-il parvenu à s’en tirer ? Aurait-il pu empêcher cela ? Avec quelle ardeur le sentiment de culpabilité pouvait bien le ronger à présent ?
« Aucune, car ils sont tous morts », se répéta Rudolphe dans son petit cerveau de cervidé. « Tous morts, et toi, tu as survécu. » Dans son esprit bourdonnant, les évènements lui revenaient sporadiquement en mémoire. Il revoyait les paquets cadeaux volant à travers la nuit tumultueuse, ballottés au gré du vent mais rejoignant invariablement le sol. Il cauchemardait ses compagnons de course secoués par les vents, sans leurs harnais, sans les rênes qui les tenait au Vieux, complètement à l’abandon, s’entrechoquant, broyés par les tempêtes qui inondaient ce ciel du vingt-quatre décembre.
A la réflexion, ils n’auraient jamais dû partir. Rudolphe le savait. Il avait tout vu. Il savait que cela allait arriver un jour où l’autre et celui-là plus que tout autre. Le Vieux avait ses airs rougeauds des grands soirs, une face luisante écarlate figée dans la violence du froid. Ah bien sûr, la Vieille avait tenté de le dissuader de partir, mais c’était Noël. Les enfants attendaient. Ils en rêvaient de ce jour, toute l’année. Comment le Vieux aurait-il pu ne pas sortir ? Quand bien même… Quand bien même, bon sang. Comment être aussi mauvais pour présager de sa capacité à mener un traineau dans les cieux ?
« Si seulement il pensait un peu plus à lui qu’aux autres », songea Rudolphe. Tout en sachant que cette pensée était fort paradoxale, étant donné la situation. La maison était en vue. Il sentait que cela n’allait pas être beau à voir. C’était tout noir. Pas de lumière. Et ce qui ressemblait à de la fumée émergeait non pas de la cheminée mais de l’ensemble de la maison. « Tout a brûlé ». Embués de larmes, les yeux de Rudolphe se fermèrent un instant, terrassés par le profond désespoir qui ressortait d’un tel constat. Tout était fini, cette belle époque où lui et ses compères et compagnes gambadaient dans les landes de Laponie en attendant patiemment le jour de Noël pour réaliser ce tour du monde, cette impossible chevauchée, ce miracle absolu, l’ultime don fait à tous les enfants du monde, bons ou mauvais, dans le miséricordieux espoir qu’ils s’améliorent d’eux-mêmes et pas parce qu’on les récompenserait ou qu’on les punirait. L’humanisme même, Noël. Une saison de donner et de recevoir. Et tout cela venait de voler en éclats. Cette belle idée, tout cela n’était plus que cendres, tout comme le petit cœur de Rudolphe.
Un faible mais réel espoir survint, paradoxalement, là encore, d’un feu de camp qui ranima peu à peu la volonté de Rudolphe à mesure qu’il marchait vers ce point crucial de son existence à présent. Il devait avancer, il y avait quelque chose au-delà du sous-bois, quelque chose qui l’attendait, un coin chaud salutaire où il pourrait panser les blessures qui lui pesaient depuis tout à l’heure, tant physiques que morales.
Les images défilaient. La perte d’équilibre sur le Chemin du Ciel. La dégringolade. Le traineau qui se laisse aller au gré des flots aériens. Le tumulte. Les secousses. La peur. Les cris, affreux. Les hurlements, même. La douleur. L’irrépressible force centrifuge qui les menait tous, tout droit à leur perte. Rudolphe, projeté sans ménagement dans l’enchevêtrement piquant des sapins. La chute dans le tas de neige. Le choc. Ce moment de flottement entre perte et reprise de conscience. Le silence après la cohue. Se souvenir de qui l’on est, de ce qu’on est, de la vie, de comment marcher, de comment avancer, ne pas oublier de vivre. Avancer. Marcher. Oublier, progressivement.
Rudolphe se souvint pourtant d’avant cela. Au sortir de la maison, au moment de monter en selle, d’arpenter le traineau et de prendre les rênes, La Vieille sort de la bicoque, sent vers quoi le Vieux se dirige grâce à sa sagesse d’épouse, de femme et de mère, cet amour délicat comme une caresse mais qu’on adresse comme une claque, et qui se veut porteur. Elle s’avance, cette petite femme replète aux cheveux gris en chignon, et d’un geste aussi sévère que répétitif, retire la flasque des mains du Vieux. Cette petite bouteille répugnante dont il absorbait chaque rasade avec plus de gourmandise que la précédente. S’il n’avait pas bu autant de cette infâme potion, rien de tout cela ne serait arrivé. S’il avait, pour un jour dans l’année au moins, mis le holà. Mais non. La tentation était trop forte. Cette irrépressible envie, cette délicieuse liqueur au goût de miel, vanille et caramel. Mais ce n’est qu’un philtre immonde qui réduisait un brave bonhomme rond, gentil et affable à l’état de loque monstrueuse, puante et rude.
Il avait réussi à maîtriser son véhicule environ dix minutes, avant de sombrer dans un doux sommeil alourdi par la boisson, la fatigue et l’absence totale de goût de vivre qui avait empli le Vieux depuis que de moins en moins d’enfants s’intéressaient à ses vieux jouets et avaient jusqu’à cesser de croire en lui le moindre instant. Sentant que le monde se lassait de lui, il s’était lassé de sa propre santé mentale et avait décidé de la démolir à coup de liqueur.
C’était leur maison, au Vieux et à la Vieille, qui avait été touchée par l’impact du traîneau vrombissant. L’embarcation était fichée dans le toit fumant mais la majeure partie de la bâtisse n’avait pas été touchée. Soulagement pour Rudolphe. « J’ai peut-être au moins encore un chez-moi. Quelle sensation merveilleuse. Il y a quelques minutes je n’avais plus rien, et maintenant j’ai au moins ça ». L’Esprit de Noël qui l’emplissait savait bien que tout ce qui rappelait la maison au cœur des ténèbres du néant était en soi un cadeau des plus précieux.
Il ne marchait plus à présent, il trottait vers le feu de camp. Il s’arrêta, car tout autour s’était disposé, couchés sur leurs pattes, des rennes et une dame. Les larmes emplirent les yeux noirs du petit renne au nez rouge. La Vieille se leva avec sobriété et douceur. Rudolphe compta ses compagnons d’armes. Huit. Tous là. Il manquait des bois à certains, ils n’avaient pas l’air en bon état, certains portaient des bandages, mais ils étaient vivants, ils mangeaient, certains de bon cœur même. « J’espère qu’ils m’en ont laissé », fut la seule pensée idiote que Rudolphe se donna la peine de formuler dans son esprit confus, submergé à nouveau par l’infinie tendresse des longues soirées enneigées passées autour du feu. A déguster, comme ils le faisaient maintenant, des haricots blancs en conserve.
La Vieille arriva, aussi éprouvée et heureuse que Rudolphe. Elle étreignit le cou léger du renne, délesté de tout le poids que lui avait causé la potentielle disparition de ses frères de trait, de son foyer, de sa vie même, de tout son univers. Elle prit sa bride encore présente, que Rudolphe avait presque oublié. Le dernier lien l’unissant au Vieux et à ses frères. Lorsque la Vieille s’en saisit, une grande chaleur emplit Rudolphe. Ca y est, il était de retour. On l’avait récupéré, on le ramenait « à la maison ».
Il regarda ses frères et ses sœurs qui s’enquirent de son état. Il allait bien, et Rudolphe sut qu’eux aussi, malgré les coups durs, allaient bien. Ils étaient vivants, conscients, un peu amochés, mais bien. Rudolphe eut droit à son pot de haricots blancs en conserve, et la Vieille Mère Noël s’assit doucement sur sa souche d’arbre et reprit son histoire, de façon compulsive, comme pour se rassurer. Elle contait avec monotonie, avec sa traditionnelle éloquence sécurisante, sans sourciller, ce qui surprit Rudolphe. Ce n’est que lorsque ce luron de Comète à sa droite lui désigna la forêt, loin du cercle qu’ils formaient, que le petit renne au nez rouge aperçut le corps fumant du Vieux Père Noël, encastré dans la neige et le sol, totalement inerte, aussi noir que froid, les vestiges carmin de son costume n’ayant plus l’éclat et le soyeux que lui donnait habituellement la fraîche lessive et le bon adoucissant de la Vieille Mère Noël.
Cette douceur était morte avec d’autres candeurs que n’avaient à présent plus la robuste dame qui lisait aux rennes quand d’autres auraient prié. Et Rudolphe de se repencher sur sa boîte de conserve ouverte et frétillante de haricots. Mangeant avec appétit, il se concentra sur ce qu’il avait et oublia le peu qu’il avait perdu.
Article ajouté le Vendredi 12 Décembre 2014 à 22h28 |
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