Apparemment je n'avais jamais posté ça...
... je le fais donc. Ca date du 10 décembre 2009 sur mon Facebook.
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Il ne fallait pas croire que j’étais fou ou que j’avais choisi un style de vie afin de faire mon intéressant. C’est juste que j’avais deviné avant l’âge que cette vie était complètement inintéressante si on se contentait d’en faire ce que le monde voulait qu’on en fasse. Le corps social et sa puissance ont essayé de m’écraser, je suis passé entre les murs et j’ai juste décidé de m’installer en sa marge. C’est facile, ici. On est dans ce genre de pays où il est simple de mener une vie béate, rentière, tranquille, isolée. Surtout isolée. Il n’y a nul autre endroit que la France où l’on se sente plus isolé. Tant de lieux non mentionnés sur les cartes, tant de lieux mentionnés qu’il est simple d’éviter, tant de villages inaccessibles et sans attrait où il est simple de se dissimuler.
Tout d’abord il faut savoir que j’habite à côté d’un hameau, au bout d’une de ces routes qui ne mène nulle part, en marge de ces grandes routes que tout le monde prend. J’habite entouré de champs et je suis le seul non-agriculteur. J’ai choisi la vie marginale et je m’y tiendrais jusqu’à la mort. Je me suis refusé à toute forme d’amour aussi plaisante soit-elle, je n’ai pas d’enfants ni de famille et encore moins d’amis au sens où on l’entend. Je suis juste un type dans sa maison au bout d’un chemin qui n’intéresse même pas les géologues et les géomètres, les cartographes et les spécialistes en immobilier, les boulangers et les balayeurs. Je suis juste là dans mon exil français aisé et confortable. Ne venez pas me déranger.
Jusqu’à maintenant, dans votre poursuite de la lecture vous devez vous dire « bon sang, ce que la vie de ce type est chiante ». C’est vrai qu’elle l’était. J’étais un type banal au milieu d’une vie banale. Cela n’avait rien de bien passionnant. En fait mon isolement m’avait amené à me créer un monde intérieur si fort que je n’avais pas besoin de compagnie réelle. Mon seul contact humain se résumait aux courses hebdomadaires. Cela allait changer, et pas forcément pour me plaire, au début du moins.
Je n’avais pas le souhait de posséder beaucoup, et je vivais donc dans une petite propriété à laquelle il était difficile de pardonner d’être seule au milieu des champs. D’aucuns avaient un avis sur ma maison, pensant qu’elle défigurait le paysage. Moi je trouvais qu’elle lui donnait au contraire une personnalité. Ma maison était anarchiste, au milieu du stupide champ vide et typiquement français – j’ai toujours eu tendance à penser que la France est un vide en tout, en soi y compris – elle se dressait face aux tracteurs, aux moissonneuses batteuses, aux semeuses, aux corbeaux et aux épouvantails. Face à cette armée ridicule et désorganisée, ma maison brillait d’ingéniosité et évitait les coups de lance de ces Don Quichotte de pacotille. Oui, c’est tout ce qu’ils étaient : des fous avides de géants chimériques. Pour eux, ma maison était un monstre.
Je l’avais réalisé quand j’avais vécu ce que j’avais appelé l’évènement le plus puissant et le plus intense de toute ma vie. Non, je n’avais pas acheté une voiture – appareil qui rend les jambes obsolètes - ni vécu une trépidante aventure comme on les vante à la télévision - appareil qui remplace aisément un chat - ni fait une très bonne affaire sur un site Internet avec mon ordinateur - appareil qui remplace aisément une vie - non, j’avais tout simplement été en procès avec un agriculteur qui avait embouti ma barrière avec son tracteur.
Vous allez me dire : « Je croyais que tu cherchais le moins de contact possible ! » C’est sans compter que quand j’avais tenté de m’expliquer avec le gaillard, celui-ci semblait n’avoir ni remord ni égard pour ma forteresse de solitude. Il m’avait regardé, dédaigneux, avec son air de gros agriculteur moche, pauvre, malheureux et marié à une femme aussi grosse, moche, pauvre et malheureuse que lui, les deux font la paire, et avait dit d’un air dédaigneux « Toi, de toute façon, avec ta maison, tu nous fais chier ». Vous prononcerez le tout en appuyant bien sur le « ch » de « Chier ». Comme si vous le crachiez, ce « Chier ». Il faut le vomir, il faut qu’il vienne du ventre, ce mot-là.
J’avais tout d’abord apprécié le langage fleuri de monsieur qui m’avait presque envoyé une brise de lavande au visage – j’en fais pousser sur mon terrain, c’est une fleur délicate et modeste qui rendrait un tas d’ordure noble – mais surtout je m’étais senti profondément insulté du mépris porté à ma maison. J’avais porté plainte pour destruction de biens – problème officiel – et avais lors du procès tenu à défendre la reconnaissance de l’existence de ma maison - problème officieux – qui était la seule condition pour que je ne demande pas de dommages-intérêts pécuniaires. Le type, devant ces gens trop riches et trop instruits, s’était senti bien penaud, et avait bredouillé qu’il reconnaissait l’existence de ma maison. Sur ce, j’avais quitté le tribunal devant les juristes stupéfaits. La justice française n’avait aucune emprise sur moi, j’étais bien trop simple pour leurs crétineries trop complexes pour eux-mêmes. Toute cette pédanterie n’intéressait qu’eux. Moi je voulais juste que ce type reconnaisse l’existence de ma maison devant public. C’était la pire humiliation que je puisse lui imposer et c’était fait, et ma satisfaction était telle que je réparais ma clôture en rentrant, seul, tout en écoutant l’intégrale d’ABBA à fond la caisse. ABBA devint ma musique de victoire sur le monde. « Super Trouper » était un hymne militaire magnifique. Est-ce que vous imaginez Air Force One brisant le ciel en écoutant le refrain de « Super Trouper » ? Moi, oui.
Oui parce que j’aime la musique. J’ai non seulement des tas de Compact Discs mais en plus avec Internet j’ai découvert des tas de bons titres avec les téléchargements. Je m’efforçais chaque semaine de télécharger une bonne dizaine d’albums. Comme tout n’était pas sur les plateformes légales, je m’efforçais également de télécharger illégalement. J’avais ainsi appris à découvrir de nombreux artistes uniquement par leur musique, sans forcément savoir qui ils étaient. Bien sûr, Wikipédia et ses miracles m’aidait à éclaircir certains parcours - et surtout certaines chronologies car je me plaisais à dater mes découvertes - mais j’avais avec certains artistes une relation uniquement basée sur ce que j’en écoutais. J’ignorais qui était cette Britney Spears mais j’étais à même de savoir que cette fille était à plaindre rien qu‘en écoutant ses chansons.
J’avais aussi une habitude idiote, à savoir de taper des mots au hasard sur le moteur de recherche et à télécharger les albums en question. Exercice qui m’aida à faire des découvertes amusantes, par exemple en tapant Wagon, j’avais découvert le groupe REO Speedwagon ainsi que la plus belle chanson d’amour au monde, « Can’t fight this feeling anymore ». En tapant Jones, j’avais eu la bande originale d’Indiana Jones et l’intégrale de Quincy Jones. Et que dire de ce que j’ai découvert en tapant Michael. Tout cela constituait une distraction agréable que je m’efforçais à vivre le plus discrètement possible. Je ne mettais jamais la musique trop forte. Sauf en cas de « musique de victoire ».
Il y a évidemment un hameau à côté de chez moi, hameau dans lequel je descends chaque semaine - attention c’est très précis : Chaque samedi après-midi entre douze heures et quatorze heures trente. Ah oui c’est précis. J’y vais quand il y traine le moins de monde possible et uniquement quand un certain nombre d’établissements est fermé mais pas d’autres, les meilleurs, les plus travailleurs, ceux qui réalisent chaque jour la quintessence de l’effort français le plus pur. Non je plaisante, c’est juste parce qu’ils sont grognons de travailler à une heure ou tout le monde mange, et ça les rend de mauvaise humeur et donc très peu bavards, ce qui me convenait parfaitement.
J’ai dit plus tôt que je n’avais pas d’amis dans le sens où on l’entendait. Cela signifie que j’en ai mais qui ne sont pas vraiment des amis. J’ai une amie, une exilée comme moi. Vous devez vous dire « Ah, une femme ! Enfin de l’action ! Il va forcément se la faire avant la fin du récit ! » Bah non. Enfin, y’a extrêmement peu de chances que ça arrive. Disons que c’est même plus que largement compromis. Parce que la madame, elle porte ce qu’on appelle d’un ton guilleret le voile intégral, à savoir un niqab. Un niqab noir, oui. Tout son corps sauf ses yeux sont donc couverts. Elle ne le portait pas avant mais c’était une jeune femme si discrète que personne dans le village ne se rappelle quel visage elle avait. Elle s’est mise à porter le vêtement après la mort de son mari, alors les gros abrutis qui bavaient sur elle en disant que son mari la forçait pouvaient se rhabiller - c’est amusant, je sais. On s’était mis à parler ensemble dans une situation absolument idiote. On attendait chez le poissonnier parce qu’il s’avère que j’adore le saumon et les langoustes. On attendait qu’une insupportable vieille finisse de discuter avec l’insupportable poissonnière qui était tellement insupportable que tout le monde savait pour quel parti elle votait ainsi que les gens du quartier avec qui elle faisait des polissonneries. Elle avait une sacrée gouaille. J’observais donc les fruits de mer aux côtés de Madame au Niqab, et c’est elle qui parla la première, sinon c’était pas drôle :
« Vous allez rester planté là longtemps ? »
Parce que j’étais devant elle dans la queue, et qu’un moustachu aviné était parti, fou de rage de voir les deux commères disserter sur – je cite – « L’augmentation progressive et sans égale des prix à la consommation dans le cadre respectable et honorifique de la crise sans laquelle tout cela paraîtrait parfaitement scandaleux » et qu’apparemment elle voulait que j’avance. C’est la contrainte que je lui imposais qui l’avait poussée à me parler. Incroyable. J’étais tellement inaccessible qu’il fallait que je fasse chier mon monde pour qu’on me parle. Il y aura musique de victoire en rentrant. Vous remarquerez également que je ne regarde jamais les Victoires de la Musique. Je considère qu’aucune musique n’a jamais gagné quoi que ce soit sinon le cœur des gens.
« Pardon, pardon… »
« C’est désagréable ces gens qui n’avancent pas… »
« Dites-donc, je vous demande pas comment vous mangez ! » grommelais-je.
« C’est facile, je pousse, ça rentre ! Et vous, vous faites comment ? »
« De toute façon, avec ces deux bavardes qui monopolisent le comptoir, notre poisson on l’aura demain… »
« Elles font ça tous les jours… » soupira Fantômette.
« Si vous rentrez dans mon jeu, on pourrait passer ! »
On se plaça à côté de l’insupportable vieille qui disait à la poissonnière que de toute façon ce pays partait à vau-l’eau avec tous ces étrangers, ces pédés et ces hippies, et je prononçais alors la phrase typique qui effrayait les commerçants.
« Islam radical bonjour ! »
La poissonnière et la vieille nous regardèrent, se disant « Tiens, l’exilé et l’arabe nous parlent ! ».
« C’est pour acheter du poisson ! »
Nous tendons alors nos sacs respectifs, tels des enfants le soir d’Halloween, souhaitant être servis.
Depuis cette mésaventure, la poissonnière nous sert respectivement sans sourciller quelle que soit son activité. C’est un grand, grand avantage, et le temps gagné avait été pris pour papoter un peu avec ma veuve à la burqa. Chaque semaine, je la rejoignais sur un banc au milieu de la place et nous parlions de tout et de rien. Je ne connaissais pas son nom, elle ne savait pas le mien, mais qu’importe. Et ça faisait trois ans que ça durait.
Bien sûr nous ne refaisions pas le monde mais c’était agréable pour chacun, cela comblait un peu du vide humain (français typique) qu’on ressentait forcément dans nos isolements respectifs. Sauf qu’elle avait connu le bonheur d’être avec quelqu’un, moi pas. Elle avait aimé, moi pas.
Pas encore du moins. Superbe transition, n’est-ce pas ! Car un jour j’ai reçu une lettre dans mon inusitée boîte aux lettres, m’indiquant que désormais j’avais un préposé rural au courrier. Il me servirait et servirait quelques autres pèlerins tous seuls comme moi (Et non, nous ne formons pas de congrégation ni de syndicat ni de réunion de propriétaires seuls. Le grand paradoxe eut été que nous en formions un et qu‘à ce titre nous ne soyons plus seuls). Je me disais d’abord « Chouette, des prospectus. Des économies de papier toilette et de bois de cheminée ! » mais en réalité cela allait vite devenir une nuisance terrible.
En effet, la poste avait décidé de devenir proche de ses ouailles. Alors que je m’attendais à une vulgaire distribution classique du courrier, voilà qu’un matin j’ai un jeune freluquet qui vient à MA porte, FRAPPER sur le bois avec une complaisance sans nom ! Il osait, le monstre ! Et moi de regarder ma porte, consterné par une telle inquisition. Je décidais même de ne pas ouvrir. Allez, vlan !
Le mufle cria à travers la porte.
« Monsieur Thomas ! Monsieur Thomas c’est la poste ! »
La police, damned ! Il faut que je range la Marie-Jeanne ! Que je sorte les armes ! Que j’active les pièges du jardin ! Que je prévienne les clandestins dans la cave ! … Ah non, la poste ! C’est pas mieux ! J’veux pas être dérangé moi ! Et rassurez-vous je n’ai rien de tout ce que j’ai susmentionné. Excepté un peu d’herbe, ça relaxe. Ne me regardez pas avec cet air méprisant, vous avez tous essayé un jour, et sinon vous essaierez bien à un moment dans votre vie !
Il partit finalement, dépité. J’ouvris la porte et constata les papiers sur le seuil. Je les saisis et m’amusait de voir que le papier toilette était de bonne qualité cette semaine.
Je me demandais s’il allait revenir la semaine prochaine. Parce que bon, une fois ça va, deux fois c’est du harcèlement, trois fois j’irais au tribunal. Il faut dire que j’étais certes, seul, mais que j’aimais être seul, je cultivais la solitude, ça relevait pour moi d’un processus biologique qui revenait à forger mon bien-être. Certains font du sport, moi je reste seul. D’autres vont à la bibliothèque, moi je reste seul. D’autres encore vont payer des filles dans des ruelles sombres pour prendre du bon temps, moi je dépose du pain devant ma maison pour nourrir les corbeaux qui veulent du rabe en plus des graines des champs. Chacun son racolage.
Alors un facteur personnalisé, vous comprenez bien qu’il ne pouvait rien m’arriver de pire ! Franchement, quoi de pire qu’un agresseur récurrent et obligatoire ? Surtout à la maison ! Surtout sans que je ne puisse m’enfuir ! Ce devrait être illégal, interdit, dispensable... En plus si j’appelle la police, ces abrutis sous-diplômés (Mais faut-il des diplômes pour agir au nom de la justice ?) vont se foutre de ma gueule. Et moi je serais toujours en proie à mon terrible tortionnaire. Qui par ailleurs aura une occasion de me rencontrer et de parlementer avec moi, de me voir et peut-être même de me serrer la main et de me saluer. Berk, berk, berk !
Mais il ne s’en tirera pas comme ça, je le trainerais dans ma maison, jusque dans la cave et je l’étriperais, ce cochon !
J’appris par la suite que sa visite ne serait pas hebdomadaire mais tous les trois jours. Deux fois par semaines ! Bihebdomadaire ! N’importe quoi ! Les gens ne savent plus quoi inventer pour se faire chier les uns les autres, y compris des mots hideux comme Bihebdomadaire ! Décidément…
Les autres jours, il ne chercha même pas à frapper. Tant mieux. J’étais bien tranquille pendant ce temps-là.
Mais un jour, un jour sombre marqué du sceau de l’infamie, j’avais décidé de commander des Cds par Internet. J’étais sûr que ce margoulin allait poser le paquet devant la porte et s’en aller, mais il eut la flagornerie de frapper.
« Monsieur Thomas ? Monsieur Thomas c’est encore moi, le facteur… Euh… Il faut que vous signiez un papier ! »
La peste des papiers et de leur faim des signatures. Ils me font bien chier. Je me demande qui lit les signatures. Franchement ! Ça intéresse qui ? Qui lit ma signature et dit « Génial, on n’attendait plus que ça ! »
Le postier eut alors une réponse tonitruante qui allait être - à mon propre étonnement - le début de grandes choses.
« Bon… eh bien, je vais repartir. Je vais partir avec votre colis. Je suis désolé si vous êtes un vieil homme paralysé ou blessé, ou même si vous êtes une dame en fauteuil coincée dans sa salle de bains, et encore plus si vous avez un pied dans le plancher ce qui vous empêcherait d’atteindre la porte, ou alors si votre bras est coincé dans un broyeur à ordure ou même si vous êtes en train de vomir, ou cloué au siège des toilettes avec une diarrhée monstrueuse… Ou alors une bande d’enfants sauvages vivant seuls en espérant échapper aux services sociaux, ou un groupe de grands-mères rebelles qui s’est réfugié ici après un braquage, ou alors des squatteurs qui vont sortir et m’égorger avec leurs couteaux… »
Je crois qu’il m’entendit parce que je riais vraiment fort. Beaucoup. Bien. Un bon rire satisfaisant, vivifiant, réel. Ce qu’il venait de dire m’avait tellement pris au dépourvu que j’avais trouvé cela drôle. Je décidais d’ouvrir à ce salopard pour signer son papier tout en ricanant bêtement.
« Où vous allez chercher tout ça ! Houhouhou ! »
Le postier était un jeunot, il ne devait pas être plus vieux que moi. Il se laissa aller à quelques insolences.
« Vous avez quel âge ? »
« Trente ans. » marmonnais-je, tout aussi insolent de répondre avec tant de facilité malgré mes défenses immunitaires.
« Oh… »
Retour de flammes, mon pote. A toi de me dire ton âge.
« Vous ? »
« V… Vingt-cinq »
« Ah oui effectivement. A côté de vous je suis un vieux. »
« J… Je suis vraiment, vraiment désolé quant à ce que j’ai dit… »
« Nan, faut pas, c’était marrant. Vous m’avez bien fait marrer, c‘est cool. »
Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas eu de contact humain aussi franc et direct. Depuis ma dernière année d’université en fait. Mais lui c’était plus simple, je me sentais vainqueur par avance d’une joute qui n’en était pas une, moi combattant, lui pacifiste.
Article ajouté le Samedi 28 Janvier 2012 à 11h34 |
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