Steak-Gnocchis
C’est par un calme après-midi printanier que Laura, fille de son époque, belle, avec un joli petit haut rose qui lui valait les regards méprisants des vieilles et les regards jaloux des jeunes, et un petit jean slim qui donnaient à ses jambes l’allure de deux bâtons de sucette. Elle avait une course à faire, et sa mère l’avait envoyée acheter du lait et du beurre. Laura marchait avec la grâce et la fougue de sa jeunesse, elle évoluait avec son temps dans les rues de sa petite ville dégueulasse.
Les cheveux de Laura étaient une belle mélodie brune dont les partitions voguaient au gré de la brise derrière elle. Laura avait conscience d’être belle, mais elle avait également conscience d’être tarte, classique, sans relief. Elle avait de la personnalité, du caractère, mais pour autant, elle sentait que cela ne comptait pas, que cela ne compterait jamais, et qu’elle ne serait jamais rien d’autre qu’un bien de consommation et de labeur ménager. Ce destin funeste et irrévocable, elle devait s’efforcer, comme toutes les femmes, de lutter contre et de réussir sa vie. Devenir autre chose qu’une machine à mômes sans volonté.
Se pensant très inférieure au monde qui l’entourait malgré son apparat de femme très tape à l’œil, Laura regardait devant elle en marchant, mais baissait les yeux quand elle croisait quelqu’un. « Pardon de vous croiser », semblait-elle dire. Laura espérait qu’un jour elle trouverait quelqu’un qui lui donne l’assurance et la force de regarder ceux qui passaient son chemin. Non pas qu’elle sentait qu’elle ne serait forte et confiante qu’avec la compagnie d’un homme (ou d’une femme, pour ce que ça changerait) mais qu’elle pensait ne se sentir complète qu’en compagnie de quelqu’un. Elle voyait la vie comme un amas de peines trop lourdes pour Un, et qui ne devaient se supporter convenablement qu’à Deux. Des histoires précédentes lui avaient prouvé qu’elle avait l’air d’être la seule à croire à ce genre de conte de fées. Et comme personne ne réfléchissait comme elle, elle sentait que toujours dans sa vie elle aurait à fléchir dans le sens du vent.
Une fillette blonde passe à côté d’elle. Vite, Laura baisse les yeux…
… vers un billet de 50 euros.
50 euros.
C’est une somme.
Laura a beau être une romantique, une intellectuelle, une passionnée de 23 ans, zut quoi, le fric, c’est bon. C’est sa came. Le fric, elle en veut. Elle est en dalle pour. Hm. Elle rêve d’être assez riche pour aller faire des strip-tease dans une boîte de strip-tease et de se mettre elle-même des billets dans le string. Elle rêve d’être assez riche pour jouer aux fléchettes sur des billets. Elle rêve d’être riche au point d’avoir un bras ou une jambe listés au CAC 40.
Exactement. Enfin cela n’était pas formulé ainsi dans sa tête mais c’était le genre de richesse qu’elle voulait atteindre. Simple avidité de jeune fille de son âge. 50 euros, merde quoi, c’était 20 cafés chez Starbucks !!
Elle se baissa pour ramasser le billet jaune qui lui tendait les coins et qui lui criait « Prends-moi ! Prends-moi ! Je suis un billet ! Prends-moi et dépense-moi ma race jusqu’au bout de la nuit ! »
Sa main rencontra une autre main.
Celle de l’AMOUR.
L’amour avait 60 ans, était chauve, dégarni, Laura se souvenait qu’on appelait ce mec « Le pédophile du quartier parce qu’il y en a toujours un, qu’il en faut un, que c’est comme le paillasson devant la porte, si on ne s’écrase pas les pieds dessus, on salit toute la maison ». Exactement ça. Alain, de son prénom, était vieux, était moche, était repoussant, n’avait pas de femme et attendait devant l’école chaque soir à 16h pour une raison inconnue, et quand on lui demandait, il répondait qu’il venait chercher sa nièce. Sa fameuse nièce invisible.
L’amour saisit le billet en même temps que Laura. Alain regarda la gosse de 23 ans qui semblait prête à en découdre.
- Ahem…
- C’est le mien ! Je l’ai fait tomber ! grogna Laura.
- Vous savez comme moi que c’est faux, jeune fille. Vous mentez comme vous respirez. C’est pour ça que je déteste les gamines de votre âge, elles ont déjà le vice plein la bouche et la graisse plein la poitrine.
- Vieux dégoûtant !
- Petite fouine !
Il fit mine de cracher. Par réflexe sanitaire, Laura s’éloigna du billet. Alain sourit et trotta vers l’autre côté de la rue, victorieux.
- HEY !
- J’ai gagné, j’ai gagné !! cria Alain, victorieux.
La violence s’empara de Laura comme le roumain de la maison abandonnée. Elle chargea vers l’arcane sur pattes qui était aussi décrépi qu’une façade de maison dont la peinture s’écaille. Elle frappa Alain dans les roustons d’un terrible coup de genou. Le vieux poussa un cri féminin marquant la blessure à vie de ses parties les plus intimes. Laura s’empara du billet de 50 euros, désormais à sa portée, et fuit avec toute la fougue de ses jeunes jambes. Il en allait de sa vie. Elle se baissa pour éviter un shuriken. Flûte, elle n’avait pas affaire à n’importe qui. Elle se retourna et vit Alain, un nunchaku dans les mains.
- Ce qu’Alain prend est à Alain, tu vas vite comprendre ta douleur !
- C’est à moi, je l’ai trouvé !
- Je peux dire la même chose. Laquelle des deux logiques est la plus valable ?
Le combat dépassa le cadre du simple trottoir. Ils étaient désormais au milieu de la route. Laura se mit en garde. Une garde qu’elle avait étudié avec son grand-père. Elle était courbée, les mains en avant, prête à bondir telle un chat, son animal totem. Laura savait que ce serait quitte ou double. Elle se sentait obligée de frapper vite et fort. Elle n’aurait qu’une chance et pas deux.
- Pourquoi m’affronter et ne pas fuir ?
- Je n’ai eu de cesse de fuir toute ma vie. Mais vous, si je vous fuis, je suis certaine de vous avoir perpétuellement à mes trousses, et le souvenir amer d’une bataille inachevée rendrait la possession de ce billet de 50 euros bien amère.
- Bien mal acquis ne profite jamais…
- Je déteste cette expression à l’emporte-pièce !!
Bond. Telle un félin, elle s’élance, son corps entier est tendu vers ce seul objectif. Seul Alain a pu le voir mais elle a, pendant un dixième de seconde, plié les genoux, et ainsi a intensifié la puissance de son saut en concentrant les muscles de ses cuisses. Toutes griffes tendues, la chatte allait mordre. Alain était à demi admiratif, à demi lassé. Il avait vu cela chez tellement d’autres femmes. Pas aussi bien réalisé, cependant.
C’est par un violent échange de frappes du plat de la main qu’elle commença son offensive de femme. Claques, coups de griffes, pichenettes, manchettes, tout y passa à une vitesse folle, parfois paré, parfois contré, parfois esquivé. Puis, elle, tombant aux pieds de son adversaire, se rattrapa sur les mains dans un poirier artistique, se plia comme un ressort et lui asséna un violent double coup de pied dans le ventre. Le vieux, repoussé en arrière, était presque assommé.
- Vous n’avez aucune chance, je suis jeune et belle, et vous êtes vieux et laid !
- Et…
Il reprit son souffle. Si résistant et si préparé était-il, il avait quand même son âge, et il le portait respectueusement mais néanmoins vénérablement.
- …Et si vide. J’ai lu ton âme. Je n’y ai rien trouvé d’autre que superficialité et frivolités typiquement féminines. Les deux font la paire…
- Retirez ça !
- Non !
Laura plissa les yeux. Elle sortit un sabre de son jean. Armée jusqu’aux dents, les tanks à côté d’elle n’étaient que de pâles jouets de guerre tout juste bons à écraser et à frapper au canon. Laura était vivante, là était son arme.
- Très bien. Dans ce cas je n’ai pas le choix !!
Bondissant comme une lionne en tournoyant et agitant l’illustre épée au dragon chinois conférée par sa Tante Augustine, Laura envisageait de faire de la chair à saucisse de vieux. Mais Alain avait un sourire mauvais, un sourire vicieux qui trahissait une arme secrète.
Il bloqua son sabre avec un doigt, un simple index qui retenait une lame forgée par sept moines shaolins du Nord-Pas-de-Calais par un 29 février lors de la pleine lune. Une lame unique.
- Trop faible. Bien… trop…
Alain colla un titanesque coup de poing dans la face de la jeune femme. Elle roula en arrière et alla s’écraser contre le pare-choc d’une voiture qui avait l’outrecuidance de passer par là.
- Faible ! Le billet !
- Jamais, dus-je y laisser ma vie !
Elle se releva. La voiture klaxonnait. Laura défonça le capot avec ses ongles parfaitement manucurés. Elle creusa un trou dans la carcasse de tôle, agita les doigts et par effet de magnétisme psychique, elle attira à elle le moteur de la voiture. Cette faculté, elle l’avait acquise en avalant des sushis de Fukushima.
- Voici ce que je vais faire avec votre cœur !
La machinerie explosa dans un jet de métal et d’huile. Alain sourit, narquois.
- Peuh. Vous êtes incapable de me blesser aussi sérieusement. Non pas que vous n’en ayez pas l’envie mais vous n’en avez pas la volonté. Ni la force d’ailleurs.
Laura fonça comme une enragée sur sa Némésis. Alain activa un champ de force. Laura tapa contre le bouclier, folle de rage.
- Souvenez-vous. C’est la colère qui vous a perdue !!
Le vieil homme n’eut qu’un mouvement de doigt à faire pour attirer à lui le billet de 50 euros. Ses pouvoirs dépassaient l’entendement et même le cadre du possible physique. Son âge et sa grande expérience étaient un avantage face à cette jeune et fougueuse jeune femme.
- Et voilà. A moi, le précieux billet !
Laura grognait sa rage, elle grinçait tellement des dents qu’elle allait se les éclater. Elle leva les bras vers le ciel. C’était sa dernière chance.
- PAR LE CIEL, LA TERRE ET LA FOUDRE, J’EN APPELLE A TOI, O DEESSE DE LA MORT ET DE LA VIE !!
Les enfers s’ouvrirent et la Mort sortit pour aider la jeune Laura Durand, 23 ans, à coller une branlée à Alain Robert, 60 ans. L’entité mortifère agita sa faux noire et tranchante. Elle décapita des enfants sortis tous droits de la piscine et qui rentraient vers l’école. Cela pour servir de sacrifice à la création d’un autel de l’enfer en plein milieu de la route.
- Ô TOI REINE DES DAMNES, TOI QUI OCTOIE LE POUVOIR DE VIVRE ET CELUI DE MOURIR, ACCOMPLIS TON OFFICE ET RECUPERE MES 50 EUROS !!!
Alain se retrouva enchaîné à une table, entouré de flambeaux. Il éclata de rire.
- Comme tout cela est excitant ! Comme tout cela est bon !!
Laura reprit son billet. Elle se rappela de comment elle avait passé un pacte avec le Diable Satan, Méphistophélès en personne pour être capable d’invoquer la Mort. Il lui avait suffi de regarde TF1 pendant 24 heures sans se lever de son canapé.
- QUE S’ACCOMPLISSE LA PROPHETIE DE LA STATION DE METRO JACQUES BONSERGENT !!!
- Relève donc la tête au lieu de crier des inepties !
Laura releva la tête et aperçut une armée de chats noirs. Leur chef, un chat noir avec une tâche blanche sur l’œil, s’avança et parla en ces termes.
- Ô toi qui tantôt souleva les forces du démon, vois et reconnais la force des armées de l’Antéchrist !
- Je n’ai que faire de vos âneries, les matous ! La Mort est sous mon contrôle ! Elle ne fera que ce que je lui ordonne de faire !! ET ELLE VA VOUS ERADIQUER !!
La Mort cessa de s’en prendre à Alain et alla balayer à la faux la rue de tous ces chats errants. Beaucoup moururent, mais au final, la plupart des minous réussirent à désosser la Mort qui, par malchance, était constituée d’os de poulet.
- Damnation !
Alain se libéra de ses chaînes avec l’aide de sa force titanesque, puis écrasa la tête de Laura dans le sol avec violence.
- Tu mériterais que je t’écrabouille…
- Nnnn… Non ! Jamais !!
Alain reprit son billet de 50 euros.
- Prépare-toi ! Voici mon ultime recours !!
Il balança la jeune femme dans les airs. Laura traversa atmosphère et stratosphère, baignée de flammes, pour se retrouver dans l’espace, entourée des étoiles, des galaxies, des nébuleuses et des planètes. Alain vint la rejoindre.
- Personne ne peut me battre ! Jupiter !
On sentit un mouvement dans l’espace intersidéral. C’était la planète Jupiter qui faisait le déplacement. Laura semblait dépassée.
- Il arrivera, tel le bus…
- Je dois arrêter la planète Jupiter, mais comment…
Laura vit la planète lui arriver dessus. Par chance, elle avait pris des cours d’ouverture des dimensions à la fac. Elle ouvrit donc une faille dans l’hyperespace et absorba l’univers tout entier – Jupiter compris – dans le néant le plus absolu, transformant son propre univers en néant absolu. Au milieu de l’infinie blancheur du néant, Alain regarda Laura, surpris.
- Par tous les diables, qu’as-tu donc fait ?
Laura plissa les yeux.
- Ce billet de 50 euros est désormais inutile ! Reprends-le ! Tu as mis fin à toute vie humaine sur terre !
- C’est vous qui m’avez envoyé dans l’espace !!
- Tu vois à présent quel danger peut représenter le fait de lutter contre plus fort que soi ?
Laura voulait repartir à la guerre mais elle hocha la tête.
- Oui, je comprends.
- Donc, que dois-tu faire ?
***
Elle se contenta de prendre le billet de cinquante euros. Elle se releva et vit le petit vieux qui traversait depuis l’autre côté de la rue. Elle lui sourit, plus rapide, et continua son chemin en enfonçant le billet dans sa poche de jean qui ne contenait aucun sabre. Elle n’avait passé aucun pacte avec le Diable et tous les chats noirs de sa ville étaient de parfaits chrétiens pratiquants.
Laura savait qu’elle ne valait pas grand-chose en ce monde, tout autour d’elle s’échinait bien assez à le lui faire remarquer, mais elle savait que dans sa tête résonnait une imagination qui pouvait révolutionner le monde. Elle savait que ses fantasmes, ses fantaisies, ses envies étaient tous réalisables par le biais d’une simple pirouette spirituelle, histoire de se donner l’illusion d’un bonheur, l’instant de délice d’avoir enfin ce qu’on veut. Ce billet, bien réel, avait été l’endorphine nécessaire à un déferlement d’images et de batailles qui la dépassaient totalement, elle en tant que femme.
Pas tant que ça. Après tout, la vie d’une femme n’est-elle pas une bataille pour garder la tête haute ? Elle croisa une autre femme et garda cette pose altière, ce port de tête qui faisait rêver et mettait en valeur son buste. Voilà. Laura avait grandi, avait mûri même, elle savait désormais qu’elle n’avait rien à envier à personne. Il lui fallait juste cette révolution cérébrale pour s’adonner au doux plaisir de la vie sans souci, et ce sans forcément s’enticher d’un pauvre type qui lui donnerait seulement une illusion, un faux bonheur. Elle était bien toute seule pour l’instant. Jusqu’à ce qu’elle trouve quelqu’un qui outrepasse cette vision de la vie du moins.
Sa révolution, son imagination. Son génie, la folie. Et au bout du chemin, le sentiment d’une vie, d’une mission, d’un bien-être accompli qui ne se gagne et ne se savoure que par l’enchaînement lucide des heures, du matin au point du jour.
Article ajouté le Lundi 11 Juillet 2011 à 14h19 |
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