La surprise du chef 3
(Je sens que "La surprise du Chef" va devenir le titre du bouquin à force)
Evidemment je pense - et signale - que tout ce qui est publié ici est passible de grosses modifications par la suite. Je construis plus ou moins le corps de l'oeuvre, à moi de l'enrichir par la suite.
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Roland observait. Afin d’être le plus vite débarrassés de lui, Rachel et Léopold s’étaient attelés à lire le livre. Roland les observait tout en mangeant du fromage à raclette, un de ses mets favoris qu‘il absorbait en fortes quantités et cru, ce qui était particulièrement répugnant à voir. Mais Roland était au dessus de la seule notion de répugnance. Léopold ferma le livre, l’ayant fini.
- Alors ? Alors ? demanda Roland, impatient.
- C’est… très commun, très typique, sans surprise…
Roland prit des notes.
- C’est assez mal écrit aussi… Il utilise « Malgré que »…
- Oh mon Dieu, oui ! Je l’ai noté aussi dans ma critique !
- Fais voir…
Roland tendit sa critique à Léopold qui la lut. Rachel ferma à son tour.
- Ce livre est super !
Roland regarda Rachel avec des yeux hallucinés.
- Quoi ?!
- J’ai adoré. Les personnages sont inspirés, grandioses, il y a beaucoup de scènes marquantes…
- Ok, ok, dis-moi juste à quoi sert la gouvernante, Madame Gloff.
- C’est manifestement un élément comique.
- Elle traite Patricia comme une gamine et n’avance absolument pas !
Léopold ricana.
- Oh mon Dieu ! Ecoute ça, Rachel : « ‘Les miroitées’ est un livre tellement mauvais que je le déconseille même à dessein d’être utilisé comme papier toilette. Vos fesses méritent mieux que ça. »
Le blond se tordit de rire devant un Roland victorieux. Rachel plissa les yeux et s’empara du papier. Elle regarda les différentes invectives.
- « Le seul fait d’utiliser la locution « Malgré que » prouve que l’auteur souffre d’un évident trouble mental qui nécessiterait le placement dans une institution spécialisée, de préférence une école primaire »…
Léopold redoubla d’éclats de rires.
- T… Ca n’est pas constructif, Roland ! souffla Rachel.
- Je n’ai pas aimé, et si je devais être constructif, j’aurais dû réécrire le roman.
- Oui mais tes critiques sont basées sur une impression globale ! A aucun moment tu ne cites le livre…
- Septième paragraphe.
Rachel regarda et trouva effectivement une citation.
- « Quant aux dialogues, leur intérêt et leurs enjeux sont majeurs :
- Vous croyez en l’amour ?
- Evidemment, l’amour est plus fort que tout.
- Ah oui, vraiment ? Alors pourquoi l’amour n’empêche t-il pas les catastrophes naturelles ?
- Parce que l’amour ne peut qu’empêcher les catastrophes amoureuses.
Et ce livre n‘est fait que de ça, une suite de dialogues insipides, mal écrits et suffisants. Les personnages évoluent à la vitesse d’une limace tirant un parpaing et n’inspirent aucun sentiment personnel du lecteur, tout est dicté sans qu‘il ne puisse intérieurement objecter, tout est exposé, décortiqué, à nu, c’est infâme à lire comme ce dût l’être à écrire. »…
Léopold pouffait en regardant Roland et en le montrant du doigt.
- E… Excellent ! Bien envoyé !
- Mais non ! rétorqua Rachel. Au contraire tous ces détails aident le lecteur à se faire une idée de ce qu‘il y a exactement dans la tête des personnages, ils n’ont aucun secret pour nous c’est comme si on les connaissait vraiment !
- C’est encore pire ! Il n’y a aucun éclair de fulgurance, aucune surprise !
- Tu peux dire ce qu’il veut, y compris qu’il donne des maladies vénériennes, mais à moi, ce livre m’a plu.
- Ca ne prouve rien.
Rachel fronça les sourcils.
- Tu te fous de ma gueule ?
- …
- Tu viens me voir au travail, et Léopold aussi, tu veux nos avis et quand on te les donne, tu refuses ?
- Je pensais être en tort mais le fait que Léo soit d’accord avec moi…
- Je ne serais peut-être pas aussi dur. Ca me fait rire ce que tu écris mais… J’ai apprécié certains moments quand même ! Tu es trop dur.
Roland plissait les yeux, perturbé par ce qui semblait être du poil à gratter dans son caleçon.
- Tu viens de dire que c’était mauvais…
- Oui mais pas aussi exécrable que tu le décris. Ce mec a des qualités d’écriture…
- Il utilise « Malgré que » ! Et la maison d’édition ne l’a même pas envoyé chier ! Si on commence à accepter des romans de seconde zone qui utilisent « Malgré que » , où va-t-on ?
- Il y a bien des gens qui acceptent des propriétaires de seconde zone… marmonna Rachel.
Roland regarda Rachel, surpris. Elle le regardait, blasée. « C’est pas possible on se ressemble trop, on a dû être frères et sœurs dans une autre vie ! »
- Tu n’aides pas avec cette attitude… admit Roland.
- Roland, si pour toi « demander notre aide » signifie « être obligatoirement de ton côté », pardonne moi mais tu n’as pas besoin de nous.
- J’avais besoin d’un avis nuancé, pas d’une fille qui tombe en pâmoison devant la moindre histoire un peu cul-cul la praline ou d’un type qui ne sait pas choisir entre j’aime et j’aime pas !
- J’aime bien, c’est t…
- Les gens qui disent « J’aime bien » n’ont aucune certitude ! Ce sont des faux-culs et des dangers publics ! C’est à cause de gens comme eux que l’art contemporain a du succès !
Rachel regarda Roland, faussement fascinée.
- Ouah ! Dingue. Tu as d’autres anecdotes et sagesses de ce genre à nous conter ?
- Tu sais quelle est la différence majeure entre le beurre et la margarine ?
- … Je ne VEUX PAS le savoir ! assura Rachel.
- Bref, dites moi cinq mots qui résument vos opinions respectives et je promets de les mettre dans ma prochaine critique.
Léopold acquiesça.
- Hm… Prenant.
- Oh seigneur…
- Initiatique, aussi.
- Ca veut dire quoi, ça ?
- Quoi, bah… Le héros commence en étant certain qu’aucune relation n’est possible et il finit marié…
- J’appelle ça foutre en l’air un brave gars, mais si tu dis initiatique…
Rachel éclata de rire. Roland la regarda, stupéfait.
- Quoi ?
- Rien, rien… Tu as déjà eu des relations sexuelles consentantes ?
- Tu t’intéresses tant que ça à mes relations sexuelles ?
- … Non, en fait non, sourit Rachel, encore grisée par l’attitude de Roland.
- Bien. Néanmoins je bénis le ciel que ce soit toi qui ait posé la question et pas Léopold. Tu as droit à trois mots encore. Un ou deux négatifs, s’il te plait.
- Tiède.
Roland acquiesça.
- Tiède, bien…
- Ennuyeux parfois…
- Chiant, donc…
- Non, non, c’est sporadiquement ennuyeux, j’ai sauté des passages…
Roland regarda Léopold, abasourdi.
- Je te demande pardon ?!
- J’ai sauté des passages… Ca se fait, Roland, ne me dis pas que tu lis tout Zola…
- Oh seigneur, comment peux-tu me dire que tu aimes ce livre et me dire ensuite que tu as sauté des passages ?!
- Mais tout le monde saute des passages…
Rachel se leva, lassée, sous les yeux de ses camarades.
- Vous me gavez, je vais regarder la télé, il y a une téléréalité sur la première chaine…
- Rachel non j’ai besoin de tes cinq mots !
- Roland, tu es un idiot. Ca fait cinq.
- Je peux pas caser mon propre prénom dans ma critique ! grommela très sérieusement Roland.
- C’est toi le critique, démerde-toi. Si tu te crois au dessus d’un brave écrivain qui s’est donné la peine d’écrire deux-cent pages à la sueur de son front, tu es capable d’écrire une critique avec « Roland, tu es un idiot » dedans ! C’est toi le boss des boss, non ?
Sur ce, elle alla se poser sur le fauteuil devant la télé et regarda une émission où il était question de mettre des gens qui ne se connaissaient pas dans une situation à fort potentiel érotique. Roland soupira lourdement.
- Ton dernier mot, Léopold ?
Léopold regarda en l’air, réfléchissant à ce qu’il pouvait dire.
- Hm… Dommage.
Roland le regarda, sentant un double-sens dans ce mot. Léopold haussa les épaules et partit en cuisine. Roland resta seul à la table, quelque peu intrigué voire dépité. Ca semblait partir d’une bonne intention, pourtant, cette petite réunion littéraire.
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- Roland -
Je suis… nul pour ce qui est de faire la conversation courante. Et pour organiser des soirées. Nul de chez nul. Parfois j’ai l’impression que ça peut se faire tout seul et en fait les invités s’ennuient. Et comme je suis incapable de bien mener une conversation… Vous savez ce truc d’amener des sujets sur la table, de répondre ce que les gens veulent entendre, je ne sais pas faire ça.
Eh bah vous savez quoi ? Cette maudite aptitude a failli me tuer quand j’étais adolescent. C’est difficile d’être incapable de nouer des liens solides avec quelqu’un. Quand vous ne savez pas être positif, vous ne pouvez pas vous intégrer. Les gens ne veulent pas de quelqu’un qui les ramène à la noirceur du monde à chaque instant et je suis un professionnel de ce genre de rappels.
La seule personne qui peut se permettre de faire ça, c’est un ami, un ami qui au préalable aura été positif pendant une très longue période de temps.
Et je n’arrive pas à poser les bases positives d’une amitié. Je suis bien trop négatif.
- Léopold -
L’imagination est l’ennemie naturelle de la quiétude. Penser est très mauvais pour l’être qui se piège lui-même dans les méandres de l’imaginaire. On peut tout imaginer, il n’y a aucune limite autre que celle de notre capacité d’invention. Souvent très limitée elle-même, cependant. Seuls une poignée d’élus ont la capacité de déployer un univers entier par le seul biais de leur esprit créatif.
Dans mes rêves, moi et Charlie sommes mariés. Nous habitons dans une splendide maison à la campagne, à l’abri de tout. Nous avons un chien, un terre-neuve qui s’appelle Simon. Chaque soir, nous dinons autour de chandelles avec un délicieux vin, et notre ébriété nous emporte ensuite dans des torrents de passion et d’amour que lui seul sait me faire vivre. Dans mes rêves, Charlie est d’une perfection telle que seul Charlie compte.
Peut-être qu’au fond c’est moi qui ai créé Charlie. Peut-être qu’il n’est qu’un vestige de mon imagination.
L’ennui c’est qu’il est bien réel.
- Rachel -
Je ne supporte pas l’injustice.
S’il y a bien quelque chose qui m’insupporte c’est que quelqu’un subisse une injustice. Voir quelqu’un lésé pour telle ou telle raison sans qu’il n’ait mérité quoi que ce soit me révulse. Cela se manifeste par le fait que je prenne la défense de parfaits inconnus. Et c’est parfois difficile, mais au moins cela m’endurcit. J’estime qu’il est de mon devoir de défendre ce qui ne peut se défendre tout seul. Non pas que je me dresse en libératrice ou en héroïne, et croyez-moi je me suis plusieurs fois fait enguirlandée par des gens que je défendais. Mais c’est viscéral. Il faut que je le fasse sinon je ne pourrais plus me regarder dans un miroir. Quitte à ce que ça m’apporte des ennuis.
Je pense qu’ayant moi-même été victime d’injustice, je souhaite que cela n’arrive à personne.
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S’il y a bien une chose que Léopold détestait faire c’était débarrasser les tables. Les gens, se disait-il toujours, sont dégueulasses. Léopold avait l’impression d’avoir toujours vécu dans un océan de crasse et qu’il cherchait la propreté à tout prix. C’est pour ça qu’il mettait une application démoniaque à nettoyer les tables.
- Arrête de frotter, tu vas rayer la peinture !
- Ils ont renversé de l’alcool de prune sur la table, ça colle cette merde c’est infect ! grommela Léopold.
- Pas mon problème, en plus tu perds du temps.
Pas mon problème, pas mon problème… « Dit celui qui gueule quand les tables sont mal nettoyées ! J’vous jure… »
Léopold salua une nouvelle pelleté de clients.
- Vous avez fait votre choix ?
- Deux mojitos !
- Deux mojitos, très bien…
Léopold se pressa au bar. Alors que la maison autorisait les tenues décontractées voire aguichantes, Léopold se cantonnait à une chemise à manches longues, une veste noire par-dessus, sans manches, ainsi qu’un pantalon très sobre. On aurait dit un grand sommelier. Mais non c’était un serveur dans un rade du Marais. Rien de plus.
Les clients étaient d’une banalité affligeante. Soit des couples mielleux que Léopold n’enviait pas une seule seconde, soit des solitaires venus chasser le mâle avoisinant avec la subtilité d’un pétomane dans un congrès de curés, soit des gens qui venaient profiter de la tranquillité et de l’ambiance pseudo-intello du café.
Ce que Léopold préférait ?
- Salut, beau blond !
Les abrutis qui venaient au comptoir pour lui conter fleurette. Ah ceux-là ! S’il pouvait les tarter…
- Vous désirez ?
- Je sais pas, un verre avec toi.
- Un verre, très bien, je vous amène ça.
Et Léopold posait un verre vide sur la table et partait faire le service pour les vrais clients. Oh, dans un sens il ne pouvait pas s’en plaindre, il était joli et la nature l’avait choyé, dans ses bonnes grâces. Mais Léopold se préservait avant le mariage. Depuis qu’il avait rencontré Charlie, rien n’allait plus dans son cœur.
Charlie arriva au bar à son heure habituelle. Il était plus classe encore que tous les hommes de ce bar réuni. Non, il n’avait pas de t-shirt moulant et flashy, non, il n’avait pas de coupe de cheveux ridicule, soit flamboyante soit demi-skinhead, non il n’était pas la folle de la nuit ni la reine du glam. Charlie était la virilité faite homme, un plaisir pour les yeux de son seul Léopold. Lequel s’était étonné que jamais personne ne remarque qu’il avait les yeux plantés dans sa cible chaque fois qu’il entrait.
- Une Téquila Sunrise.
Léopold s’y attela, s’y mit de tout son cœur. Il y avait assez d’amour dans ce Téquila Sunrise pour enflammer Rio de Janeiro. Tout en concevant la boisson miracle, le philtre, l’ambroisie, Léopold était galvanisé par la volonté de lui plaire et était le moins naturel possible. Il s’y prenait comme un serveur dans un restaurant marocain, servant le liquide à un bon mètre du verre, s’y prenant même très bien.
Charlie ne le regardait jamais, installant son bloc-notes sur la table. Le jeune écrivain n’avait que faire des gesticulations d’un serveur de bar. L’écrivain était au-delà des considérations amoureuses du blondinet épris, du prétendant invisible face à lui.
Il en avait oublié les deux mojitos.
- Léopold, t’as encore deux mojitos à servir.
- Hein ?
Léopold faisait la finition de son Tequila Sunrise, le citron sur le verre, délicatement posé. Le patron grommela.
- Tu te fous de moi ?
- P… Pardon monsieur.
Léopold servit le verre de Charlie.
- Merci.
Puis il se mit à ses mojitos. Il les prépara avec indifférence. Il lui sembla qu’il avait trop chargé en menthe. Bah, comme si ces crétins allaient se plaindre.
Il les leur apporta comme on apportait des devoirs à un professeur, avec impatience et sans réelle motivation. Charlie aspirait toute son attention et son engouement pour le travail. Rien d’autre ne lui importait plus à ce moment que retourner au bar, flâner en essuyant des verres et admirer son Charlie.
Mais la route vers l’amour était longue, Léopold le savait trop bien.
- Garçon !
Vous avez déjà vu un serveur dans un bar faire une moue exaspérée, à la limite de l’éruption volcanique intérieure ? Le client qui venait de héler Léopold, lui, l’a vue en tout cas.
Et Léopold d’arriver avec le sourire le plus hypocrite du tout-Paris.
- Ouiiiiiiii ? Vous désirez ?
Le type en face, un brave garçon avec une affreuse petite moustache qui profitait de sa pause au travail, semblait quelque peu décontenancé.
- Un… simple café.
- Ce sera tout ?
- … avec une petite sucrette !
Léopold s’en retourna vers le bar, fulminant « Il y a toujours des sucrettes, abruti ! »
Inutile de dire que c’était le café le plus noir qui puisse être. Même le serveur était sombre comme un ciel d’automne.
Quand enfin le café fut servi, Léopold nettoya ses verres et profita de sa récompense suite à son long travail.
Charlie écrivait de façon énergique et inspirée, avec de rares pauses. Léopold se demandait ce qu’il écrivait mais cela avait l’air très prenant. Durant ses quelques pauses, Charlie levait la tête avec une expression très sérieuse, une mine fixe et sans aspérité la moindre si ce n’est les pupilles céruléennes qui bougeaient de droite à gauche, affolées à l’idée que les mots ne viennent pas. Léopold trouvait cela terriblement attirant. Le Léopold semblait superficiel mais au fond il se laissait attendrir par les plus petits détails de tout un chacun.
Enfin, surtout ceux concernant Charlie.
- Léo, il est quinze heures, prends ta pause.
Léopold acquiesça, rangea son verre et laissa Charlie pour prendre la porte arrière. Un besoin plus impérieux que l’homme de ses rêves l’attendait.
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Quinze heures, c’est justement à ce moment-là que Rachel rentra à l’appartement. Elle trouva Roland, attablé, tout à sa chronique.
- Eh bien… Ca bosse !
- Je suis toujours sur cette maudite critique positive…
- C’est marrant quand même qu’on voie le mot critique de façon si péjorative de nos jours. Quand tu dis « Je critique un tel », tu sais que ça va être négatif, forcément. Si par exemple je critique ta façon de t’habiller, tu penses tout de suite que je vais me moquer de toi.
Roland hocha la tête.
- Alors que le mot désigne seulement une appréciation personnelle, positive ou négative.
- S’il te plait, écris ma chronique Rachel… Je ne peux pas m’empêcher d’assassiner ce type !
- Si ça ne tenait qu’à moi, tu n’aurais même pas à la refaire, mais en l’occurrence elle est trop peu objective. Essaie de juger ce livre sous des critères plus justes.
- Comment ça, je n’aurais pas à la refaire ? Tu détestes ma chronique !
- Oui mais je défends fermement la liberté d’expression.
Roland plissa les yeux alors que Rachel se prenait du yaourt à boire.
- Tu défends la liberté d’expression ?
- Tout à fait.
- Oh. Au fait tu as le bonjour de la concierge, tu sais, la youpine négresse et gouine…
- QUOI ?
Roland la désigna avec son crayon.
- Tu ne défends pas la liberté d’expression, tu te contentes d’énoncer une banalité. Si tu défendais vraiment la liberté d’expression, tu serais prêt à ce que tous les points de vue s’exprime, tu te fendrais de la fameuse citation « Je ne soutiens pas vos idées, mais je me battrais pour que vous puissiez les exprimer » et tu respecterais ça à la lettre.
Rachel grimaça.
- Pourquoi avec toi chaque conversation tourne à la bataille navale ?
- Parce que défendre la liberté d’expression n’est pas un exercice simple. Tu dois supporter les pires allégations racistes, les préjugés les plus débilitants et les pensums les plus lénifiants. Tu peux te révolter contre mais tu dois avoir le plus grand pragmatisme face à leurs propos et estimer que c’est un avis énonçable, et ne critiquer que leurs arguments avec des contre-arguments.
- Et que penses-tu des négationnistes ou des adeptes de la théorie de la conspiration du 11 septembre ?
- Rien. Pourquoi ?
- Ils ont le droit de s’exprimer, non ?
- Les gens qui expriment de vrais points de vue argumentés le peuvent. On ne peut pas argumenter avec quelqu’un qui nie la réalité des faits. Quand on part dans la spéculation ou le déni, on n‘est pas plus cohérent qu‘une personne dont le cerveau est déficient. Exprimer un avis qui ne repose sur rien ça n’est pas s’exprimer, c’est fabuler.
Rachel acquiesça.
- Ca se tient.
- Je veux pas changer cette chronique, mais la seule idée de devoir lire quelque chose qui n’est pas ce que je pense vraiment devant des dizaines de personnes me débecte !
Rachel haussa les épaules.
- Dans ce cas n’écris rien.
- Ce serait pire, je perdrais ma place !
- Peut-être. Peut-être pas. Contente-toi de dire ce qui te passe par la tête.
Roland plissa les yeux et haussa les épaules.
- Tant pis. Puisque tu ne m’es d’aucune aide…
- …
- … J’appelle un collègue.
- Je plains la pauvre cruche qui osera ne serait-ce que te fréquenter dans les règles édictées par la carte du tendre...
- Tu CONNAIS la carte du tendre ? Wow ! D’un coup d’un seul tu deviens intéressante…
- C’était pour évoquer le fait que tu agissais comme à l’âge de pierre !
- … d’un coup tu deviens infiniment moins intéressante. Mon confrère est surnommé Longtarin…
- En hommage à Gaston Lagaffe ?
- … Possible, j’ai toujours cru que c’était parce qu’il était juif.
- Sympa.
- Je n’ai jamais entendu personne l’appeler autrement en fait alors ça va être un peu compliqué…
Roland composa le numéro.
- C’est la première fois que je l’appelle depuis notre rencontre au salon du livre il y a trois ans !
- Mets le haut-parleur, je VEUX entendre ça !
Roland se fit un plaisir de l’allumer. Il plaça le téléphone à l’oreille, observé par une Rachel impatiente.
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- Hey… Salut, maman. Je… J’espère que je ne te dérange pas, ou que papa n’est pas tombé sur ce message avant… Je… Techniquement j’ai… un endroit à présent pour… recharger mon téléphone régulièrement. Mais je voulais juste… perpétuer la petite tradition. Je… Je vois que… Tu dois être en courses, probablement, hm. Enfin, il est… quatre heures moins dix… Je vais devoir reprendre le boulot. B… Bonne journée maman. Passe le bonjour à papa… si toutefois il accepte d’entendre reparler de moi.
Léopold raccrocha. Il regarda son modeste téléphone, l’air quelque peu brisé. Il posa son front sur ses avants bras, assis dans la cour derrière le bar.
« Avant, elle répondait… Pourquoi elle ne répond plus ?! »
Il leva les yeux au ciel, l’impression que sa journée se passait de plus en plus mal.
« Rien de bien ne m’arrive. Jamais entièrement. En fait je suis l’incarnation personnifiée de l’expression « Un mal pour un bien ». Voilà, c’est ça ma vie. Si quelque chose de bien doit m’arriver… ce ne sera pas sans mal. »
Il retourna au boulot avec six minutes d’avance, le cœur serré. Et bon sang, Charlie était parti. Léopold se mit en veille et finit sa journée en mode robot. Sans émotion, sans écouter sérieusement ce qu’on lui disait. Il détestait faire ça mais c’était sa seule manière de laisser couler. Les mauvaises journées, il ne savait pas les gérer.
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Rachel s’efforçait de se retenir de rire. Elle se disait surtout que Roland devrait s’essayer au secrétariat, ce serait fendard.
- Oui, euh… Je… sais qu’on ne s’est pas reparlés…
« Vous convenez, en somme, que la situation est un peu inconvenante, non ? Me saluer aussi familièrement alors que vous me réveillez de ma sieste… »
- Pardon, pardon, j’connais pas votre emploi du temps, moi ! Juste que j’avais votre numéro, j’ai un souci avec une critique…
« Pas mon souci ! Enfin, vous vous prenez pour qui ? »
Rachel manda le téléphone. Roland fronça les sourcils et secoua la tête. Rachel agita les doigts. Roland secoua d’autant plus la tête.
« C’est pour quoi, bon sang, cette affaire ? »
- Euh… Vous préfèreriez parler à ma secrétaire ?
« Pardon ? Oh mais nom d’un chien… »
Rachel prit le téléphone que lui tendit à contrecœur Roland. Rachel s’en empara.
- Monsieur Marcus Price ?
« Hm. A qui ai-je l’honneur ? »
- Rachel Grey, la… secrétaire de Roland. Mon patron voulait savoir si vous aviez lu « Les miroitées » et si vous aviez un avis sur ce livre ?
Petit moment de réflexion, fouille dans des pages de documents.
« J’ai lu ce livre. »
- Quel a été votre avis ? Roland doit changer quelques lignes de sa critique afin de la rendre plus positive, et il aurait voulu l’avis d’un autre professionnel.
« La rendre positive ? Quelle connerie. Une critique est ce qu’elle est, rien d’autre ! »
- … c’est… bien ce que Roland s’est dit…
« Ecoutez, je peux vous transmettre par fax ma critique si ça peut l’aider, mais pas de plagiat ! »
- Sans problème, vous avez ma parole !
Roland plissa les yeux et marmonna quelque chose du genre « Comme si j’allais recopier un incompétent notoire… »
- Merci en tous les cas. Ce fut un plaisir, monsieur.
« Partagé, sauf avec l’autre énergumène. »
- Oh il a bon fond… Au revoir !
Rachel raccrocha et sourit en regardant Roland qui soupira.
- Quoi ?
- Quoi, quoi ? Tu appelles beaucoup de gens que tu n’as pas rappelé depuis trois ans en leur disant « Salut Longtarin, vieille branche, ça baigne ? »
- Je pensais qu’il avait de l’humour.
- Laquelle de ses insultes t’a le plus blessé ? « Petit merdeux » ou « Bougre de freluquet » ?
- Aucune, c’est un amateur !
- Ah ça c’est sûr qu’à côté de toi, à part Edie Britt ou Eric Cartman…
- Tes comparaisons sont outrageantes même pour moi ! grommela Roland.
Le Fax arriva. Roland prit la feuille.
« Les Miroitées de Rémi Crépin - Une étoile sur cinq.
Enfin, le premier roman de la semaine. On m’a laissé le choix entre ça et une histoire de bourgeoise radioactive que j’ai délaissé à son profit. Grand mal m’en a pris. Je n’ai jamais vu un truc aussi mal ficelé. C’est à se demander si l’auteur de ce truc a un cerveau qui ne provienne pas de quelque bovin. Ca commence par un homme et une femme qui se rencontrent. Il est beau, elle est belle, ils s’apprécient tout de suite mais bon, comme c’est un gars bien, et comme c’est une fille bien, ils décident de ne pas laisser libre cours à leurs instincts et de ne pas s’accoupler tout de suite. C’est bien gentil tout ça, mais deux-cent pages de grands discours sur l’abstinence maquillés en questionnements existentiels sur la validité d’un couple… Putain, ce type visait un prix d’originalité ou quoi ?
En l’état ce truc est impubliable. « Malgré que » ! MALGRE QUE ! Je pensais que ça avait disparu, ce genre de mouche à merde syntaxique. Mais non. On peut en citer des tas : « Malgré que ce soit notre première soirée », « Malgré que vous soyez mon genre »… Et autres horreurs. Mais le pire restent les dialogues qui sont d’un vide et d’une connerie assourdissantes. C’est incroyable. L’expression « Parler pour ne rien dire » prend ici toute sa dimension. Le summum reste le dialogue de trente-quatre pages (J’ai compté à la main) recto-verso de la fameuse discussion dans le lit à propos de la vie, de l’amour, de la mort. A la personne qui lira ça, je décernerais un foutu ruban bleu. Il aura mes félicitations parce que moi, personnellement, je n’y suis pas arrivé.
Que dire de plus, la fin est prévisible à mort, l’amour est plus fort que tout, cœurs, bisous, et le pire dans tout ça c’est que c’est mal écrit jusqu’au bout. Et l’auteur de remercier chaleureusement « ceux qui l’ont aider à avoir un doctorat en lettres ». Je serais plutôt pour qu’on pourchasse ces gens et qu’on les abatte. »
Rachel regarda Roland, tout énamouré.
- Je dois épouser ce type. Y’a un bus pour les Pays-Bas ?
- Il n’y va pas de main morte.
- Tu vois, là, j’envie ce mec ! Il est libre ! Moi je suis emprisonné comme un tibétain en Chine !
Rachel acquiesça mollement.
- Moui très bonne comparaison. Je suis sûr qu’aucun tibétain n’aimerait être à ta place. Tu es tellement… à plaindre !
- Exactement ! Ne pas être libre c’est trop dur à supporter.
- Bon sang, Roland, un peu de couilles que diable !
Roland plissa les yeux.
- Tu… ne veux pas écrire cette critique pour ne pas perdre ta place ! Au fond de toi tu bouillonnes, tu rêves d’écrire tout ce que ce livre a de mauvais mais tu n’oses pas à cause de ton petit confort !
- Bah oui…
- Et après ça, tu me parles de défendre la liberté d’expression.
Roland grimaça. « Piégé par cette fille… Dur ! »
- Si tu veux dire ce que tu veux… tu vas devoir faire des concessions.
- … En attendant je vais regarder la télévision.
- Et moi je vais aller sur Internet me commander des chaussures.
- Grosse journée ?
- Je suis toujours en radiologie.
- C’est si chiant que ça ?
- Plus chiant que d’être un simple critique.
- Ah-ha. Facile, celle-là.
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Léopold raccrocha sa serviette et son « uniforme ». Le patron arriva vers lui.
- Ta paie du mois.
- Merci…
Léopold prit l’enveloppe. Il la regarda, partagé. Il la rangea dans sa poche. Cela représentait trop de débats idiots à venir. Il voyait ça d’ici. L’argent avait toujours été un problème entre lui et ses hôtes. Et avec un hôte comme Roland…
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Article ajouté le Mardi 16 Novembre 2010 à 00h41 |
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