Sept de Carreau: Vous allez devoir faire le tri, table rase de ce qui se produit actuellement. Vous avez besoin de comprendre, de prendre également un peu de recul. Vous allez vous questionner tant vous, que votre entourage proche, également d'un point de vue professionnel. Après cette période difficile de remise en questions, vous pourrez soit être rassuré sur ce que l'avenir vous réserve, soit au contraire vous comprendrez que ce que vous pensiez n'est pas la réalité. Dure est la chute. Recouvrez la carte ou regardez les lames à côté pour tester la température.
Le Sept de Carreau peut symboliser:
*une situation de crise
*des discussions conflictuelles
*une initiative professionnelle
*la colère------------------- Lieu: Amphithéâtre n°2, Faculté des sciences sociales.
Jour: Lundi 19 Octobre 2009
Heure: 18h59 "... pour aboutir sur les évènements que nous connaissons, lors de l'année charnière qu'est 1929..."
La sonnerie mit fin à ces deux heures de cours magistral. Dans l'amphithéatre bondé, le murmure plus ou moins discret se transforma en un chahut digne des plus grands virages dans les tribunes des stades de foot. Comme d'habitude, comme porté par un impressionnant sens du timing, le professeur avait fini son cours, permettant à tout un chacun de saisir tout ce qu'il avait à dire pendant le temps qui lui était imparti.
"Pour la séance de TD de la semaine prochaine, l'analyse de documents doit être faite à la maison. On corrigera rapidement celà en début d'heure pour concentrer nos efforts sur le sujet de dissertation historique et la méthode. S'il y'a des questions, je suis disponible pendant une petite demi-heure dans mon bureau."
Elle mit en évidence les derniers chiffres, les dernières dates et autres notions importantes avant de ranger son surligneur dans sa trousse. Alors qu'elle allait se saisir de son polycopié pour le ranger à son tour, un autre étudiant qui quittait l'amphi le fit accidentellement tomber par terre.
"Héhé... Oh, Oups, je suis vraiment désolé.
-C'est pas grave, parvint-elle à articuler avec un pâle sourire du à une longue journée de cours."
Alors qu'elle allait s'abaisser pour le ramasser, l'étudiant prit les devants et s'accroupit à son tour pour attraper le polycopié. Il l'attrapa d'une main avant de se relever rapidement. Mais une partie des feuillets, restée sous son pied, refusa de suivre l'autre partie, désormais dans sa main, ce qui se conclut par le bruit sec et désagréable de papier qu'on déchire.
L'autre étudiant, une moitié du polycop en main, lança un regard méchant à la jeune fille avant d'arborer un sourire malsain.
"Oups, que je suis maladroit... Je crois que je fais vraiment n'importe quoi aujourd'hui. Je te laisse le soin de finir le travail, j'ai des partiels à réviser. Enchanté de t'avoir rencontré, c'est quoi ton nom déjà ?
-Barre-toi, pauvre connard !"
-------------------Son visage perdit son sourire. Il y'avait une sorte de tradition, ici comme dans toutes les facultés. L'amphi appartenait aux redoublants. Ils avaient déjà tout vu, étaient déjà passé par là, avaient déjà échoué. Ils avaient droit d'aînesse, ce qui se traduisait en pratique pour ce genre d'individus par un droit de vie ou de mort sur l'ensemble de l'amphithéatre, professeur compris. Evidemment, les ténors des syndicats d'étudiants faisaient souvent partie de ce genre de groupuscules fauteurs de troubles, et lorsque la situation leur échappait, c'était souvent le prétexte pour lancer une journée de grève et faire rater des cours à ceux qui avaient eu l'audace de se confronter à eux, le professeur étant trop heureux de ne rien faire pour renoncer à ces "congés forcés". Aussi, voire une bizu, nouvelle venue aussi téméraire face à un membre de ce genre de "clubs d'élite" était suffisament rare et notable pour provoquer la colère de ce dernier.
Sur un bout de classeur qui dépassait du sac, il réussit à lire Astrid N. Un prénom et le début du nom de famille associé, largement suffisant pour la repérer. Il retrouva son sourire, lança derrière lui les bouts de feuille qu'il avait en main, les répandant ainsi sur plusieurs mètres carrés de l'amphithéatre. et lâcha un "Au plaisir de se revoir, Astrid !" avant de partir.
Derrière lui, les gens, dont certains n'avaient même pas remarqué l'altercation piétinaient les imprimés sans y faire attention, n'arrangeant pas l'état du cours de l'étudiante et l'obligeant à attendre la fin de cette immense transhumance pour pouvoir récupérer l'ensemble du cadavre de son polycopié démembré. Astrid, elle restait là, sans bouger.
Avec un peu de chance, dans le brouhaha ambiant, tout le monde passait sans la voir. C'était exactement ce qu'elle voulait à cet instant. Elle ne voulait croiser aucun regard, aucun de ces regards de mépris ou de haine, mais surtout aucun regard de pitié. Elle n'était pas là pour se faire pleurer. Elle avait déjà eu
sa dose, même si elle n'arrivait toujours pas à se souvenir de quoi que ce soit.
"Ne pense pas à ça, murmura-t-elle. Il te reste encore suffisamment de boulot pour ce soir et si tu commences à te mettre dans un état pareil, tu n'arriveras à rien."
Eternel dilemme de l'étudiant en fin de crise d'adolescence: toujours avoir l'air d'aller bien même quand plus rien n'allait.
-------------------Elle traversa l'amphi plusieurs fois, le temps de récupérer tous les feuillets qui lui manquaient. Elle allait passer la moitié de sa soirée à tout scotcher en attendant d'avoir assez d'argent pour se racheter le cours. Comme tous les étudiants, Astrid ne roulait pas sur l'or. Heureusement pour elle, elle arrivait à suivre le cours sans souci, même si la qualité de ses notes la forçait parfois à recourir à participer au grand marché.
Car ici, comme dans beaucoup d'université françaises, les plus doués en prise de note, les plus consciencieux avec leurs polycopiés, pouvaient vendre des photocopies de leurs cours à un prix très avantageux pour eux. La concurrence étant rare, les étudiants en mal de cours n'avaient pas vraiment le choix du revendeur. En revanche, Astrid n'avait aucune difficulté à assimiler les notions, les dates et les faits, et sa mémoire était surprenante, même pour une jeune femme dont le cerveau était sans doute à son apogée. Dans une faculté d'histoire, c'était le genre d'atouts qui pouvait faire la différence.
"Mademoiselle, je dois fermer l'amphithéâtre...
-Deux secondes, j'arrive !"
Elle regroupa ses affaires en vrac dans son sac. Il restait un ou deux bouts de papier sans presque aucune inscription par terre qu'elle espérait arriver à recopier de mémoire sur ce qui lui restait de cours. Elle remonta l'escalier en courant et passa avec un sourire voilé devant le concierge, murmurant un "désolé" pour l'avoir fait attendre.
Dans le couloir, elle sortit son téléphone portable. Contrairement à ses camarades trop occupés à envoyer des textos pendant les cours voire à téléphoner pour les plus audacieux, elle détestait l'allumer trop longtemps, les ondes de ces machines lui donnant facilement mal à la tête.
Le but du jeu à l'entrée de l'amphi était de trouver un coin relativement calme et d'espérer qu'un pékin avec son ordinateur équipé WIFI 802.11 a-c-d-g-z XXL MEGA CAPTE PARTOUT MÊME DANS LE TUNNEL SOUS LA MANCHE OMG ROXXOR (sales gosses de riche) ne vienne pas s'asseoir juste à côté d'elle. Ou tout du moins qu'il ait la décence de couper sa carte Wifi, ce qu'on lui refusait souvent, vu que le but du dit ordinateur était de jouer en ligne en grappillant de temps en temps une ou deux notes de cours.
-------------------"Bonjour vous êtes bien sur la messagerie de Ling, je ne suis pas disponible pour le moment, mais laissez-moi un message après le bip. Konnichiwa..."
Elle raccrocha avant d'entendre la fin du répondeur, que son amie Ling, étudiante de nationalité Chinoise par sa mère et Japonaise par son père avait traduit dans les trois langues.
"Saloperie de technologie. Même pas foutu de servir quand on en a besoin."
Elle éteignit rapidement l'appareil avant de le fourrer au fond de son sac. Au pire, si quelqu'un essayait de la rappeler, elle raterait l'appel et serait encore plus de bonne humeur quand elle se serait fait sermonner. Elle arrivait à la porte principale et déboucha directement sur l'entrée du campus.
La première chose qu'elle fit fut de frissonner. En ce mois d'octobre, la température commençait à descendre rapidement une fois cinq heures passées. Et en ayant cours jusqu'à sept heures le soir trois jours par semaine, elle ne profitait pas souvent de la beauté du crépuscule. D'autant plus absurde qu'elle avait des trous béants dans son emploi du temps le reste de la semaine, y compris ce lundi. A l'approche des partiels, elle ne crachait cependant pas sur ces moments qui lui permettaient de réviser.
Elle récupéra le lainage qu'elle avait attaché à sa taille et le posa rapidement sur ses épaules. Si elle avait de la chance, le bus n'était pas encore parti, sinon, elle en avait pour une bonne demi-heure de marche pour rentrer à sa colocation. Mais pour l'instant, ce n'était pas en la chance qu'elle croyait.
"Tiens, mais qui voilà donc ?"
Elle se retourna, visiblement elle était seule, c'était donc à elle qu'on s'adressait. Mais qui lui parlait au juste ? Le soleil rasant l'éblouissait, mais elle avait déjà entendu cette voix. Pas plus tard que tout à l'heure.
"Tu n'as pas fini de me faire chier ? Qu'est ce que tu veux ? Un rencard ? Si c'est ça, trouve d'autres moyens de te rendre intéressant !"
-------------------Il était vrai qu'elle était plutôt mignonne. Ses cheveux noirs lui descendaient jusqu'aux épaules et ses grands yeux étaient de ce gris pâle qui rendait les regards sulfureux, au point que certaines stars se faisaient mettre des lentilles de couleur pour avoir ce qu'Astrid avait de naissance. Elle avait ce qu'il fallait où il fallait même si pour elle c'était encore parfois insuffisant.
Sur les conseils de Ling, elle portait des vêtements plutôt près du corps pour atténuer cette sensation, et même si cela semblait agir de manière mitigée sur elle, ça ne manquait pas de mettre en émoi certains mâles dominants, dont l'imbécile en face d'elle. Ca plus le fait qu'elle était partie avec précipitation sans prendre le temps de quitter un maillot manches courtes plutôt inutile en mi-saison, elle avait l'air d'une aguicheuse qui refusait de se laisser prendre au jeu. Et ça ne plaisait pas à l'imbécile ni à ses amis.
Car il n'était pas seul, et au vu de la carrure de ceux qui l'accompagnaient, les autres devaient être du même acabit. Musclés, du genre boxeur cherche-noises et ses potes d'entraînement, plus ou moins beau gosse (surtout moins), et avec un spermatozoïde aux commandes de leur maigre noisette cérébrale.
"Je pensais qu'on pourrait prendre un verre tous les deux, mais vue ton agressivité, je me rabats sur la seconde solution.
-Tant mieux, répondit Astrid du tac au tac, j'avais pas envie de servir de faire-valoir à une bande de nazes dans un troquet remplis de supporters encore plus nazes."
Elle baissa la tête, ignorant son regard et passa en force...
Tout du moins elle essaya, mais l'autre lui aggripa le bras. Il n'avait pas fini de parler.
"L'autre solution pour te faire pardonner, c'est d'être très gentille avec moi et mes copains.
-Et tu veux quoi, connard ? Que je taille une pipe à toi et tes amis les blaireaux ?"
Elle essaya de s'arracher des griffes de son interlocuteur, mais il avait de la poigne. Pas de quoi l'affoler pour l'instant. Mais là où elle prit peur, c'est quand les autres se rapprochèrent d'elle avec un regard malsain et que le boxeur reprit.
"Ce genre de choses, en effet."
-------------------Un frisson la surprit. La chair de poule la traversa. Ce n'était plus de la simple poisse, c'était l'acharnement du destin.
"Hey, on dirait qu'elle est pas insensible, remarqua un des tas de muscles.
-Lâche-moi tout de suite, sinon...
-Sinon quoi ? reprit le boxeur. Il n'y a personne d'autre que nous à plusieurs centaines de mètres à la ronde. Et crois-moi, je n'aurai aucune honte à frapper une salope dans ton genre si elle se mettait à crier comme une fillette.
-Sapée comme elle est, on dirait que c'est ce qu'elle voulait."
Ling, se rappeler de la tuer pour ses bons conseils. Mais d'abord, elle devait se sortir de ce guêpier sans y laisser des plumes. Et le groupe qui l'entraînait toujours plus à l'écart. Et ce soleil qui se couchait, empêchant bientôt quiconque de voir quoi que ce soit.
"Mais lâchez-moi bon sang. Je vous jure que si vous faites quoi que ce soit, vous allez le regretter.
-Et tu comptes faire quoi ? Te battre ?"
Elle réfléchit l'espace d'un instant. Ca se présentait mal en effet. Instinctivement, elle fit la seule chose à sa portée, elle mordit le bras de son agresseur jusqu'au sang, le forçant à la lâcher dans un cri rauque.
Elle réussit à s'extirper de cette poigne. Mais elle aurait du partir en courant sans laisser le temps à la testostérone de faire son effet. Plus légère, plus agile, elle aurait peut-être eu une chance d'échapper à ces obsédés.
Au lieu de ça, elle resta là, murmurant même un "Désolé", alors que ce que la bande d'affreux en face d'elle comptait lui faire aurait été mille fois pire, et qu'aucun d'eux n'aurait quémandé un pardon quelconque. Alors que le boxeur reprenait ses esprits, il lança sa main en avant, décochant une gifle honteusement violente à Astrid qui la fit reculer de presque un mètre avant qu'elle ne s'effondre à terre sous la dureté du coup. Là elle était mal !
-------------------Elle eut du mal à remettre ses idées en place. La gifle lui avait fait voir trouble pendant quelques secondes, mais ses oreilles fonctionnaient à merveille. En tout cas, elles fonctionnaient au moins assez pour entendre la colère du boxeur.
"Je pensais faire ça gentiment, mais toi ma grande, tu vas en prendre pour ton grade !"
Il lui sauta dessus, lui arrachant presque ses vêtements sur le coup. Le temps d'essuyer son bras plein de sang sur le t-shirt d'Astrid qu'il commençait déjà à essayer de le lui enlever, lui bloquant les jambes avec les siennes, alors que deux autres brutes maintenaient ses bras contre le sol. Cette fois-ci, elle allait y avoir droit.
"Hey, mon grand. Avant de toucher à la jeune fille, regarde un peu ce qui pourrait arriver à tes amis !"
Une voix, féminine, à l'accent oriental, au "r" presque liquides, asiatique. Quand le boxeur retourna sa tête pour la voir, Astrid pu juste discerner une ombre, dont les bras semblaient se terminer dans l'entrejambe de deux des tas de muscles. Et vu leurs gesticulations désarticulées, ça ne devait pas faire du bien.
"Si tu tiens un tant soit peu à tes amis, qui à mon avis tiennent eux même un tant soit peu à leur virilité, tu vas lâcher mon amie ici présente et lui rendre son pull que tu as apparemment envoyé voler par là-bas, si j'ai bien suivi l'action. Ensuite, tu vas la laisser partir et je serai alors ravie de laisser respirer tes petits camarades. D'ailleurs ça me trouble, vus leurs halètements, on dirait qu'ils respirent par les...
-Ling ! souffla Astrid dans un soupir de soulagement."
Outre ses racines asiatiques, Ling avait ramené d'autres arts de son pays d'origine. Notamment quelques arts martiaux, tant du côté japonais que chinois d'ailleurs, et elle était plutôt assidue à ce genre de cours. Mais elle n'en avait même pas eu besoin pour terrasser les gorilles. Le serpent n'avait eu qu'à se glisser dans la masse pour surgir et, d'une ou deux prises incapacitantes plutôt efficaces, terrasser son adversaire.
-------------------Le boxeur se releva pour faire face à son nouvel adversaire. Ils étaient cinq, lui compris, contre deux filles dont l'une n'avait pas eu pour l'instant l'air d'un danger potentiel.
"Dépêche-toi de choisir où je le fais à ta place."
Il n'avait qu'à surgir pour la surprendre et dans le pire des cas, ses compagnons mettraient un peu de glace sur les parties sensibles ce soir. Il s'appuya sur son pied, prêt à bondir.
"Fais juste un pas en avant, et je te jure que tes copains pourront faire les castrats avant que tu n'ais touché le sol. Et ne crois pas qu'à trois vous pourrez nous mater. Je suis juste gentille pour l'instant."
Il se sentit refroidi sur le coup. Elle avait lu dans ses pensées ou quoi ? Sans savoir que son corps trahissait déjà sa peur et la moindre de ses pensées hostiles, il la regarda dans les yeux. Mais lui n'arrivait pas à lire quoi que ce soit, et il avait tout juste l'air idiot à froncer les sourcils pour lui faire peur.
"DECIDE TOI !"
Il sursauta. Il avait perdu la face avant même de s'en rendre compte, et presque sans comprendre ce qu'il faisait, il courut chercher le pull d'Astrid alors que celle-ci se relevait péniblement pour rejoindre Ling.
"Tu as fait le bon choix, fit-elle en desserrant un peu la pression de ses mains. Mais ne t'avise pas de me faire un coup en traître."
Il se présenta comme un chien qui, la queue entre les jambes attendait la punition de son maître et rendit le pull à Astrid avant que Ling ne laisse enfin un peu d'air aux deux colosses.
"On y va Astrid. Et si l'un de vous avait la mauvaise idée de nous suivre..."
Elle ne termina pas sa phrase, bien consciente que ce qu'elle avait déjà dit suffisait. En partant, elle lâcha une insulte en chinois, en sachant pertinemment que personne ne pourrait la comprendre. Ils ne méritaient pas plus d'attention.
-------------------"Ca va, il ne t'ont rien fait ?
-Non non, tu es arrivée au bon moment.
-Je t'attendais un peu plus loin, et comme je t'ai vu partir avec eux... Enfin, ce n'est pas que tous les gens que tu croises te veulent du mal, mais bon, avec ta manie de ne pas répondre au téléphone, j'ai pensé au pire.
-Tu avais raison. Merci, Ling..."
Toutes les deux, elles se connaissaient par le hasard de la colocation. Elles et les deux guignols qui leur servaient de colocataires étaient devenus inséparables, même si chacun avait sa vie la journée.
"Le dernier bus est parti il y'a trois minutes, fit-elle en regardant les horaires une fois arrivée à l'arrêt.
-On part à pied alors. Si on pouvait se presser, je n'aimerai pas que...
-... que ces ordures nous courent après, et je te comprends. J'aurai sans doute du mal à les contenir tous en même temps même s'il est ridiculement facile de leur faire croire le contraire. On a une demi-heure devant nous, tu veux me raconter ta journée, Gaijin ?"
Astrid s'arrêta. Malgré la situation, le fait que Ling emploie son petit surnom la rapellait à la réalité.
"Konnichiwa, O-Ren-chan...
-Salut, Gaijin-chan, fit Ling en souriant. Contente de voir que même dans les moments les plus troubles, tu ne perds pas les bonnes habitudes."
Elles repartirent vers l'appartement, se racontant leurs journées respectives, l'une en faculté d'histoire, l'autre dans les sciences mathématiques. Rien qu'en ayant entendu le mot magique, Astrid s'était détendue. Elle était en terrain ami avec Ling. Ce surnom, que d'aucuns auraient pu trouver péjoratif, lui convenait parfaitement. De Gaijin, elle était l'étrangère, la différente, et sa différence la rendait plus forte, car elle ne se fondait pas dans la masse.
-------------------O-Ren était un surnom tout aussi caractéristique pour Ling, qui partageait avec ce personnage fictif une filiation sino-japonaise et une tendance à partir au quart de tour assez facilement. Mais contrairement à son modèle, elle n'avait pas laissé une mariée enceinte pour morte, ce qui lui éviterait vraisemblablement de finir trépanée par celle-ci, lorsqu'elle voudrait se venger. Elle pratiquait à peine le katana (tout juste pour se détendre, quand elle repartait au pays pour les vacances) et n'était pas le leader d'un des plus puissants syndicats du crime japonais.
Elle avait elle aussi de long cheveux noirs qui, contrairement à Astrid qui les laissait détachés et bouclés, étaient disciplinés en une longue queue de cheval qui lui descendait presque jusqu'aux hanches.
"J'ai eu des nouvelles de mon père, conclut-elle. Il envoie à toi et aux deux affreux ses plus sincères respects.
-Mais je ne le connais même pas, Ling, fit Astrid en éclatant de rire.
-Au Japon, même un parfait inconnu reste digne de notre respect. Et Oto-san est très pointilleux sur le savoir-vivre, fit-elle le plus sérieusement du monde. Je te prierai de ne pas rire de telles choses devant lui."
Elle s'arrêta, avait-elle dit quelque chose de blessant ?
"Mais devant moi, tu peux rire tout ton saoul tu sais."
Cette fois-ci elles rièrent à gorge déployée toutes les deux, alors qu'Astrid essayait désespérément d'arriver à dire:
"Mes respects à ton père aussi !
-Je lui transmettrai. On est arrivés on dirait."
-------------------Lieu: Appartement n°4, résidence Acajou.
Jour: Lundi 19 Octobre 2009
Heure: 20h17 Chemin faisant, la demi-heure s'était en effet déroulée, et Astrid reconnaissait la résidence dans laquelle se trouvait son appartement... Enfin, leur appartement.
"Avant qu'on rentre, j'aimerai que ce petit incident...
-Je resterai muette comme une tombe Gaijin, si tu me promets que tu te mets sérieusement à l'entraînement. Tu en as eu la preuve aujourd'hui, la self-defense n'est pas inutile.
-Tu sais bien que je n'aime pas la violence, répondit Astrid.
-Je déteste la violence gratuite aussi, mais je ne nourris pas la main qui me mords non plus ! On attaque ce week-end, ça te va ?"
Elle acquiesça sans plus de conviction. Elle savait que Ling avait raison, mais ça ne changeait rien à ses principes moraux. Violence impliquait souffrance, et elle ne souhaitait à personne une souffrance du genre de ce qu'elle avait subi.
"Tu fais le bon choix, nota la jeune sino-japonaise. Je sais que
l'accident t'a...
-Mademoiselle Nordier, interrompit une troisième voix. J'ai un colis pour vous."
Sauvée par le gong. Elle détestait parler de
l'accident. Sans doute parce qu'elle ne se rappelait de rien.
"Bonjour, Madame Oinstant, firent Ling et Astrid en même temps."
Elle se précipita vers elles. Elle adorait les deux filles, peut-être parce qu'elles étaient l'incarnation de la tranquillité qu'elle aurait aimé voir rêgner plus souvent dans cet immeuble.
"C'est arrivé ce matin au courrier. C'est pour votre papa, je suppose."
Elle regarda le nom affiché sur le courrier. L'adresse, parfaitement écrite était bien la sienne, pourtant, en nom de destinataire, il était marqué Robert Nordier... Et elle ne connaissait aucun Robert dans la famille. A sa mine contrite, la concierge vit qu'elle avait sans doute commis une erreur en acceptant ce colis mais Astrid la rassura.
"Ne vous inquiétez pas. A cette adresse, il n'y a que moi qui s'appelle Nordier. Ca doit bien être pour moi, je vais y jeter un oeil et éclaircir ce mystère. Bonne soirée madame."
-------------------Elles montèrent les escaliers, Madame Oinstant ("appelez moi Odile") les ayant informé que l'ascenseur était encore une fois en panne.
Quatre étages, chambres sous les toits, mais la colocation rendait l'espace suffisant pour pouvoir avoir de quoi bouger sans se cogner à la porte d'entrée d'un côté et au fond d'un placard de l'autre. Quand elles entrèrent dans la pièce, elles sentirent la délicieuse odeur de tomate et d'herbes qui emplissait l'air.
"Les spaghettis bolognaise de Peanuts, commenta Ling avec un air de ravissement. Pea', rajouta t'elle un ton plus fort, jeune asiatique de bonne famille cherche excellent cuisinier pour relation sans conditions !
-Salut Ling, fit une espèce d'ombre étrange dans la cuisine. Oh, salut Astrid, rajouta t'il en s'approchant de l'entrée.
-Gaijin, O-Ren, bienvenue à la maison, cria une quatrième voix du fond d'un placard dans une pièce éloignée.
-Ca va comme tu veux Merry ? demanda Astrid. On dirait que tu nous parle du fond des toilettes d'une autre dimension.
-Internet est totalement mort ce soir, et si je ne trouve pas d'où ça vient, tu vas te plaindre que mon Wi-fi te grille le cerveau."
Peanuts et Merry, aka Luciano et Meri étaient les deux garçons qui partagaient donc cette colocation. Le premier, italien dans l'âme et dans le geste ne râtait pas une occasion de charmer son auditoire par sa verve, d'autant plus quand il était féminin, et son talent pour la cuisine finissait de charmer les plus résistantes d'entre elles.
Merry était plutôt l'opposé, timide avec tout le monde, il ne s'exprimait vraiment que face à un public peu nombreux et averti. Aucun d'eux ne connaissait son vrai prénom, dont il avait apparement honte. Tout ce que savaient les autres, c'était qu'il était vraisemblablement d'origine bretonne comme lui, et que Merry en était un diminutif. Il avait lancé la mode des surnoms par la même, et ça avait plutôt été bien accepté si on en jugeait l'usage fréquent qu'en faisaient ses amis. Grand fana de technologie, il pouvait passer des heures à bricoler pour trouver ce qui n'allait pas, et rechignait moins à se coincer sous les lavabos ou dans des armoires à fusibles poussiéreuses qu'à discuter avec des gens un peu trop obtus qui ne voyaient en lui qu'un geek compulsif en fac d'info.
-------------------"A tavola ! hurla Luciano dans sa langue maternelle. Gli spaghetti non aspetteranno molto tempo.
-Aurai-je entendu dans ton baragouinage incompréhensible le mot "spaghetti" ? répondit Merry, avec une voix qui donnait vraiment l'impression qu'il était dans une autre galaxie.
-Tu dois vraiment être loin de cette planète pour ne pas sentir l'odeur... Une seconde, t'aurai-je entendu traiter l'italien de baragouinage, toi qui passe tes journées à parler plus Java HTML et C++ que Français ? A table avant que je t'assassine ! Les filles, si vous voulez bien vous asseoir."
Ling s'exécuta, mais Astrid resta debout. Avant de manger, elle devait s'occuper de ce colis.
"Je reviens, j'en ai pour une minute. Je dois téléphoner à ma famille d'accueil."
Les deux avaient crissé en entendant le mot "famille d'accueil". Elle n'arriverait peut-être jamais à appeler ces personnes ses parents... Mais le temps qu'elle parte, Ling et Luciano étaient déjà partis une énième fois dans le débat du "qui de la Chine ou de l'Italie fait que ces spaghettis existent ?"
Elle rentra dans sa chambre, ferma la porte et se rapprocha du téléphone. Sur le mémo à côté du combiné, elle lut le numéro situé à côté de "famille d'accueil". Elle ne leur avait pas donné souvent de nouvelles depuis la rentrée. Peut-être parce qu'elle ne les avait jamais considéré comme ses parents.
"Allo oui ?
-Bonjour, Maryline, c'est Astrid.
-Oh ma chérie, tu vas bien ? On songeait justement à t'appeler.
-Oui, ça va très bien. Dis-moi. Est ce que tu sais s'il y'a un Robert dans la famille.
-Laisse-moi réfléchir... Euh, non, je ne crois pas, pourquoi ?
-J'ai reçu un colis au nom de Robert Nordier, à l'adresse de l'appartement. Ca n'a pas l'air d'une erreur ou d'un colis redirigé alors...
-Attends, j'appelle ton père, il en saura mieux que moi, ne bouge pas..."
-------------------Ce fut au tour d'Astrid de serrer les dents. Cette famille d'accueil ne se ferait sans doute jamais à l'idée que pour elle, ses seuls parents étaient morts dans
l'accident.
"Allo Astrid ?
-Bonjour Maxime... Tu vas bien ?
-Très bien, dis-moi c'est quoi cette histoire de colis ?
-Robert Nordier, ça te dit quelque chose ?"
Un long silence succéda à la question. Astrid crut bon de rajouter une nouvelle fois "Ce n'est pas une erreur d'adresse."
"Je ne connais aucun Robert dans la famille, vivant ou mort. Il y'a bien ton grand-père, mais il a le même nom que ta mère donc... De toute façon, il ne commande jamais rien. Ca vient d'où ? demanda-t-il
-Bar "Le bon coin". 22 Esplanade Latrics T., lut elle sur l'avis de réception, j'arrive pas à lire le code postal.
-Non ça ne me dit vraiment rien. Désolé. Au pire, regarde, si ça vaut le coup et si personne ne le réclame, garde-le, c'est toujours ça de pris.
-Merci, Maxime. Je vais devoir aller manger, sinon Luciano va me tuer.
-Astrid, une seconde.
-Oui ? fit-elle une boule dans la gorge."
Elle savait ce qu'il allait dire. Il disait toujours ça.
"Pourquoi tu ne veux pas nous appeller Papa ou Maman, ça ferait plaisir à Maryline tu sais. On sait tous les deux qu'on n'est pas tes parents biologiques, mais bon... Elle t'a élevé comme si...
-J'étais sa fille, je sais. Et je vous en remercie du fond du coeur. Mais vous m'avez reçu chez vous il y'a à peine deux ans. J'ai presque
dix sept ans de ma vie qui me sont totalement sortis de la mémoire. Tant que je n'aurai pas retrouvé tout ça, je ne pourrai pas penser à avoir autre chose.
-Essaye de vivre quand même, ma chérie. Moi en tout cas, je t'aime comme une fille.
-Merci... c'est gentil...
-Embrasse Ling de ma part, et colle une tarte aux deux affreux, ça leur fera les pieds.
-Embrasse Maryline aussi, je vous aime fort..."
-------------------Elle posa le combiné. Elle se sentait coupable, coupable de ne pas les aimer comme elle devrait. Pourtant rien de tout celà n'avait été de sa faute. Mais elle n'arrivait pas à se souvenir. Et sans souvenirs, elle n'arrivait pas à faire confiance. Ni aux autres, ni à soi. Elle les aimait, elle les adorait même, et s'ils pouvaient faire quelque chose pour elle, ils le feraient comme si elle était leur fille, mais elle ne l'était pas. Et on adopte pas des parents quand on a déjà seize ans comme on les adopte quand on en a quatre. Ca aurait pu être ses oncle et tante, des amis de ses parents, son parrain et sa marraine à la rigueur, mais ça ne serait jamais les gens qui l'avaient conçu et mis au monde.
"Astrid, si tes spaghettis sont froids, je vais te tuer ! Manger des pâtes froides, c'est une hérésie ! Ramène-toi.
-J'arrive Pea'..."
Ce colis l'intriguait de plus en plus. Elle le posa sur ses genoux, sortit un coupe papier et commença à retirer un par un les scotches qui fermaient le paquet. Elle en sortit une boîte plus petite, solidement calée dans la première par du papier à bulles, ainsi qu'un bout de papier sur lequel on avait griffoné la même adresse qu'à l'extérieur du colis, mais de manière nettement moins lisible.
"C'est sûr que si on a recopié l'adresse à partir de ça, y'a moyen de se tromper."
Mais même en déchiffrant, elle n'arrivait pas à lire autre chose que Robert Nordier, appartement 4, Résidence Acajou... A moins d'une erreur de code postal, c'était bien sa ville, son appartement, son colis...
En bas, dans une autre écriture plus lisible, était écrit "de la part du docteur Isaac Albini". Encore un nom qui ne lui disait rien du tout. Il ne lui restait donc qu'une seule solution... Ouvrir le paquet.
"Gaijin ! reprit Pea' d'une voix dans laquelle transparaissait son agacement.
-Oui, j'arrive... répondit-elle en soupirant."
Mais manifestement, ça devrait attendre.
-------------------"Enfin, tu arrives ! Dépêche..."
Luciano allait encore s'énerver pour rien. Mais il fut arrêté en pleines jérémiades par Ling qui lui donna un grand coup de pied sur le tibia.
"Ca va Gaijin ? demanda t'elle
-Comme à chaque fois que je téléphone à des gens qui ne comprennent pas que je n'arrive pas à les considérer comme mes vrais parents... Tout ça pour un colis qui contient Dieu sait quoi...
-Ce colis, tu ne l'as pas encore ouvert ? demanda Merry. Ca résoudrait au moins une énigme...
-J'allais le faire, mais il paraît que j'allais blasphémer en faisant refroidir les sacro-saintes pâtes de Peanuts..."
La personne concernée pâlit de manière assez spectaculaire. S'il y'avait bien une chose qu'il ne voulait pas faire, c'était contrarier Astrid. Elle avait déjà subi suffisamment de soucis sans qu'il n'en rajoute une couche.
"Je suis désolé Astrid, je ne voulais pas...
-Je venais juste vous dire que je vous laisse ma part. J'ai encore du travail ce soir."
Elle repartit comme était venue, ayant cependant laissé son sourire quelque part entre sa chambre et la cuisine. La journée n'était pas encore finie, et avec elle son lot de mauvaises nouvelles. Elle s'attendait presque dans ses délires les plus fous à avoir reçu un colis contenant l'arme d'un crime ou la main d'une victime torturée et découpée en morceaux ! Mais cette pensée la fit finalement sourire.
"Je suis complètement folle ou quoi ?"
Cependant, si ce colis ne lui était pas destiné, la coïncidence était plutôt impressionnante. Ce Robert Nordier ou qui qu'il soit habitait dans une autre ville, mais à la même adresse, où se trouvait le même appartement dans une résidence portant le même nom... De quoi croire à l'acharnement du destin. Mais après tout, elle ne risquait rien à l'ouvrir...
Elle déballa proprement la petite boîte du papier bulle qui restait autour avant d'ouvrir cette dernière. Elle ne le savait pas, mais elle venait de faire la première chose positive depuis le début de la journée.
-------------------Dans le paquet, elle trouva plusieurs choses. Un objet ressemblant à une montre d'une couleur qui rappelait l'argent, vrai ou imité, avec un écran bien plus grand que la moyenne, plus proche de celui d'un petit assistant électronique que d'un bête cadran horaire. L'accompagnaient trois petits paquets plats et un plus gros. Malgré sa mémoire relativement courte, elle ne put manquer de reconnaître les étranges animaux qui prenaient place sur les emballages.
"Tiens, c'est toujours à la mode les Pokémon ?"
Et puis en devinant la nature du colis, elle rajouta:
"Un peu tôt pour Noël, ça doit être un anniversaire. Mais le petit bout n'aura rien cette année, je crains."
Malgré toute sa bonne volonté, elle n'avait aucun moyen de remonter jusqu'à l'envoyeur, et encore moins de livrer le colis à son destinataire originel. Elle se retrouvait donc avec 90 cartes Pokémon et un jouet bizarre. N'arrivant même pas à le faire marcher, elle s'attarda un peu plus sur les cartes.
En regardant un des petits paquets, sur lequel un hippopotame des sables était dessiné, elle fut prise par la nostalgie.
Elle n'avait absolument aucun souvenir de son passé. C'était comme si elle était née à seize ans, sans père ni mère, et surtout sans jeunesse. Elle n'avait pas appris quoi que ce soit, mais elle savait des choses, elle n'avait aucune amie qui lui revenait en mémoire, aucun endroit, aucune émotion... Et voir ces petites cartes, dont raffolaient apparemment des enfants comme la petite fille qu'elle avait du être par le passé lui rappelait encore une fois que son amnésie la condamnait à vivre seule, sans accroche, sans savoir d'où elle venait. Et même à son âge, elle avait envie de retomber en enfance... Parce qu'elle ne se rappelait pas y être jamais tombée...Sans savoir ce qui la prenait, elle commença à ouvrir le premier paquet de cartes.
-------------------Les dix cartes semblaient identiques, aussi Astrid se demanda quel intérêt il y'avait à collectionner de telles choses. Mais elle se rendit compte qu'en bonne novice, elle venait de sortir les cartes à l'envers, et ce qu'elle contemplait n'était que leur verso. Les retournant donc, elle contempla les dix premières cartes de sa collection.
Deux énergies, deux cartes dresseur et six Pokémon. Parmi ces dernières, un collectionneur normal aurait trouvé que la pioche était plutôt bonne: Pingoléon, Capidextre, Simularbre, Evoli, Goinfrex et Tortipouss. Elle les passa en revue les unes après les autres, en disant à haute voix leurs noms, comme pour s'imprégner de l'atmosphère que ces cartes émanaient.
"Simularbre, Capidextre, Pingol..."
Elle s'arrêta sur la dernière carte. Une impression de déjà-vu la déconcerta. Ce nom semblait évoquer... un souvenir ?
"Pingoléon" répéta-t-elle plus fort. "Pingoléon !"
D'autres fragments semblaient s'ajouter les uns aux autres, reconstituant un
souvenir qu'elle n'arrivait toujours pas à attraper. Et alors que, comme tous les souvenirs nous échappant, il semblait de nouveau s'éloigner de plus en plus vite, elle hurla:
"PINGOLEON !"
Dans sa tête, ce fut comme si une digue s'était rompue, et sous la violence du flot, elle perdit connaissance...
Dans sa tête, le nom de la créature résonnait comme un écho étrange qui se serait amplifié au lieu de s'atténuer. Elle la voyait prendre forme devant elle, s'ébrouer dans une zone d'eau qu'elle ne parvenait pas à définir. Mer ? Océan ? Piscine ? Elle n'arrivait pas à en savoir plus. Seul l'étrange Pokémon la regardait dans les yeux, d'un air menaçant... Comme si elle était entrée sur son territoire et que par conséquent, il allait l'attaquer...
Elle ne put que le regarder, impuissante, accumuler de l'eau dans sa bouche et la projeter sur elle avec violence alors qu'elle se noyait dans ce souvenir aussi sûrement qu'elle aurait pu se noyer dans un vrai océan.
-------------------"Astrid, ça va ?"
Elle reprit connaissance, et avala une grande goulée d'air. L'espace d'un instant, tout avait semblé tellement vrai... On aurait dit que ce qu'elle avait vu s'était produit devant elle ! Mais se retrouver complètement sèche dans son appartement lui prouvait une bonne fois pour toutes que ce ce n'était qu'une vision. En guise de Pingoléon, elle avait désormais en face d'elle Ling et les garçons qui se tenaient de part et d'autre de la jeune asiatique.
"On t'a entendu crier. Tu as fait un cauchemar ou...
-Je... je ne sais pas.
-Ca a quelque chose à voir avec ça ? demanda Merry en ramassant une des cartes éparpillées sur le sol ?"
Elle se reconnecta à la réalité à la vue de la carte. Le paquet, la montre, les cartes... Elle avait perdu connaissance et elle...
"Je crois que... j'ai eu une vision...
-La fatigue et ce qui t'es arrivé aujourd'hui t'ont sans doute fait faire un mauvais rêve.
-Qu'est ce qui lui est arrivé ? demanda Luciano soucieux. C'est ma faute ?
-Non... Non, ce n'est pas ta faute, et ce n'était pas un rêve. Je crois que... je me suis souvenu de
quelque chose."
Ils la regardèrent tout trois avec des yeux exorbités. Ils l'avaient toujours connu amnésique, alors le fait qu'elle puisse soudain se rappeler de la moindre chose la concernant était proprement hallucinant.
"C'était quoi ? Tes parents, tes amis ? commença Luciano
-L'endroit où tu vivais ? reprit Merry. Des choses que...
-YAMETE ! hurla Ling. Vous ne voyez donc pas que vous l'étouffez avec vos questions ?"
-------------------Tous penauds, les deux garçons reculèrent d'un pas alors que Ling aidait son amie à se relever.
"Y'a t'il quelque chose dont tu voudrais nous parler ? demanda-t-elle le plus calmement du monde.
-Je crois... je crois que j'ai déjà vu ces cartes, dans le
passé. Ou des cartes qui leur ressemblaient.
-Merry, rends-lui la carte, ordonna sèchement Ling."
S'excusant, il rendit la carte à Astrid. C'était celle qui avait provoqué la vision, le Pingoléon.
"Pingoléon... J'ai l'impression que ce mot m'est familier.
-Il se peut que tu ais joué à ce jeu quand tu étais petite. Les cartes, le jeu vidéo, les Pokémon sont depuis pas mal de temps un vrai phénomène, commenta Merry.
-En tout cas, quoi que ce soit, si ça peut t'aider à retrouver la mémoire, c'est un miracle.
-Imbécile, elle a perdu connaissance, siffla Ling. C'est ça que tu appelles un miracle ? Et si ça avait été plus grave ?
-Il a raison, Ling... Je... je crois que j'ai donné le premier coup dans le mur de mes souvenirs, mais j'ai été emporté par la masse de choses qu'il y'a eu derrière.
-Si c'est la seule solution, je te préfère amnésique et vivante..."
Astrid resta silencieuse devant l'argument. Elle n'avait jamais pensé à cela. Et si ce qui était derrière ce mur pouvait la tuer ? Son cerveau n'avait-il pas condamné l'accès à ces souvenirs pour son bien ?
"Je suis... désolée, termina-t-elle. Je ne pensais pas que...
-Tu ne savais pas ce qui pouvait arriver. N'en parlons plus, fit Ling avec de l'émotion dans la voix."
Elle la serra dans ses bras, alors qu'Astrid avait toujours la carte en main. La levant au niveau des yeux, elle remarqua un détail qui lui avait échappé jusque là, car elle était dans un paquet taillé différement. Cette carte... Cette carte avait les mêmes dimensions que le jouet. Et si les deux étaient liés ?
-------------------Ling n'arrivait pas à lâcher son amie. Astrid avait toujours été quelqu'un d'introverti et de fragile, avec un lourd passé derrière elle et elle s'était persuadée qu'elle devait la protéger. Elle en devenait maternelle, presque étouffante, laissant tout juste assez de latitude à Astrid pour vivre correctement et avoir sa propre intimité. Nul doute que cet incident allait la pousser à rester encore plus souvent avec elle, avec l'argument de pouvoir la protéger ou l'aider dans le cas d'un nouveau malaise.
"Ling, s'il te plaît, tu m'étouffes...
-Je... pardon, fit-elle avec un sourire, je suis parfois trop expansive."
Astrid restait hypnotisée par la carte. Sur son lit elle ramassa le jouet qu'elle enfila comme une montre normale. Elle remarqua au passage la fente qui semblait confirmer ce qu'elle pensait. La carte et l'objet devaient être utilisés ensemble.
"Astrid, qu'est ce que tu fais ? Tu ne crois pas que...
-Chuuuuuut, sussura t'elle seulement."
Elle mit l'objet à son poignet gauche, prit le Pingoléon, et l'inséra dans l'interface prévue à cet effet. Comme en réponse à cette sollicitation, l'écran s'illumina, et, d'orienté dans le sens paysage, il tourna de quatre vingt dix degrés, affichant la carte à l'endroit pour celui qui possédait la montre. Un rai de lumière traversa de haut en bas la carte.
"Je ne sais pas en quoi cet objet consiste, mais il est en train de scanner ta carte, nota Merry."
Une fois le processus terminé, l'écran afficha un V stylisé, symbole couramment utilisé pour indiquer le succès de tous les tests effectués, avant qu'à leur tour, apparaissent plusieurs lettres qui formèrent au final le mot CardeX.
"CardeX ? A quoi ce truc peut bien servir ?
-On va le savoir tout de suite Merry !"
En dessous de ce mot, un bouton "Activate" venait d'apparaître sur cet écran qui semblait tactile. Sans se soucier de ce qui pouvait se passer, Astrid appuya dessus.
-------------------En réponse, la carte insérée dans le CardeX s'illumina à son tour, d'abord les contours, puis l'image du Pingoléon et enfin les deux attaques qu'il possédait, chacune semblant clignoter comme si on pouvait les sélectionner en cliquant dessus. Enfin, en bas, un petit menu auquel Astrid prêta peu attention, s'afficha. Ce qui l'occupait pour l'instant, c'était l'écran.
En haut de ce dernier, une lentille apparut juste en dessous de la fente d'insertion, et projeta au milieu de la pièce un hologramme de qualité tellement saisissante que Luciano prit peur en le voyant apparaître à côté de lui.
Le pokémon était exactement le même que celui sur la carte, et après une petite parade successive à son apparition, dans laquelle il jetait de l'eau holographique autour de lui, il semblait désormais attendre qu'on le sollicite.
"Ouah, c'est génial ce truc, fantasma Merry. Un projecteur d'hologrammes de cette qualité... Je croyais que c'était impossible !"
Il passa son bras à travers l'image holographique, traversant le Pingoléon évanescent sans vraiment jamais le toucher.
"C'est énorme, on sent à peine un courant d'air froid... constata-t-il.
-Une seconde, un autre bouton est apparu ! nota Astrid."
Tout comme le "Activate" vert qui avait suivi l'allumage du CardeX, un autre bouton vert, cette fois-ci frappé de la mention "Full Mode" clignotait au milieu de l'image du Pokémon sur la carte.
"On appuie dessus ?
-Je ne ferai pas ça à ta place, avertit Ling, j'ai un mauvais pressentiment !
-Ling, c'est un jouet pour gamins, sourit Astrid. J'ai bien le droit de m'amuser un peu après cette journée."
Sans écouter l'avertissement de Ling, elle appuya sur le bouton.
-------------------La lentille sembla pulser de manière étrange, avant d'envoyer une vague de lumière plus puissante que d'habitude. L'hologramme sembla tout d'abord s'illuminer un peu, avant que la lumière ne s'éteigne définitivement. En activant le bouton, elle avait apparemment réduit de manière considérable la transparence du Pokémon virtuel, à un tel point qu'on aurait juré qu'il était fait de chair.
"Ouais, "Full mode" ou pas, cette bestiole reste toujours aussi moche, nota Luciano. Bon, tu veux man... Aïe."
Il s'interrompit. On venait de le frapper.
"Merry, tu permets que je pense ce que je veux de cette chose ?
-Pourquoi tu m'engueules ? Je t'ai rien fait !
-Tu viens de me... Aïe !"
Il vit l'aileron du pingouin des glaces lui percuter le tibia cette fois-ci. Deux fois il avait vexé le Pokémon, deux fois il avait été puni par ce dernier.
"Cet... Cet hologramme vient de me frapper !
-Tu veux dire que cette chose a matérialisé l'hologramme ? balbutia péniblement Merry. Mais c'est impossible reg..."
Il s'arrêta. Il avait à nouveau essayé de passer sa main au travers du Pokémon, mais il s'était heurté à son crâne plus solide qu'un roc. En face de lui, il semblait que le Pingoléon était vexé.
"Euh... Pardon ?"
Le prince des glaces le gratifia d'un jet d'eau qui, loin d'être virtuel, le trempa jusqu'aux os et recouvrit le carrelage d'une grande flaque...
Astrid souria bêtement un instant avant d'interpréter ce qui s'était passé, alors que Ling et Luciano restaient interdits. Tous semblaient avoir compris une chose essentielle. Ce Pokémon, à la base fait de 1 et de 0, n'avait désormais plus rien de virtuel... Il faisait désormais partie du monde réel.