
Neuf de pique: Pas très glorieux... Une période sombre est à envisager. Il est question d'une séparation, d'une perte, d'un éloignement. Vous risquez de traverser une période triste, et vous décourager. Un petit coup de mou va survenir. Mais il va falloir remonter à la surface. Des obstacles arrivent sur votre chemin.
Le neuf de pique peut symboliser:
*une mauvaise surprise
*une rupture
*une séparation
*un obstacle important-------------------Lieu: Laboratoire de recherches B17 de Latrics Technologies
Jour: inconnu
Heure: 22h07Le laboratoire B17 était ce qu'on pouvait appeler un chantier monstrueux. Une vaste pièce rectangulaire dont le seul mobilier existant consistait en trois paillasses parallèles, dont deux contre les murs opposés de la pièce, une armoire à verrerie et un maigre bureau où s'entassaient des notes d'expérience et des formules incompréhensibles.
Intégrales, sommes et autres signes cabalistiques jonchaient les papiers sur lesquels trônaient des noms étranges. "Calcul quantique", "codage matriciel à double clé de cryptage", "DDCV", "binôme exponentiel", "sinusoïde de Cyrus"... Des brouillons écrits sur papier officiel, ou peut-être était-ce des rapports bâclés et mal écrits.
Le dernier mur non "meublé" n'était pas en reste. Une porte vitrée séparait le laboratoire du couloir permettant d'y accéder et elle était recouverte toute entière de calculs encore plus étranges que ceux des brouillons, agrémentés ça et là de diagrammes d'énergie, de carte de probabilités et de post-it plus ou moins utiles, placés pour attirer l'attention sur les points sensibles du raisonnement du docteur.
Car, dans ce foutoir innommable, il y'avait un être humain. Enfin, vu la porcherie dans laquelle il vivait, "humain" n'était peut-être pas un mot approprié. Il vivait de barres protéinées, de caféine et d'allers-retours au coin toilettes de l'étage depuis le matin huit heures. On définira ainsi cet individu par les termes suivants: "scientifique", "savant", "docteur en sciences physiques" (abrégé souvent "docteur" par souci de brièveté). De même, on évitera les termes "bouée canard", "Pinochet" ou " glace à la pistache" qui de toute façon n'ont rien à faire ici.
Notre glace à la pistache était plutôt grand, du genre filiforme, et ses traits qu'il avait d'habitude plutôt colorés étaient émaciés par une journée de travail aussi harassante. Ses yeux noirs semblaient se teinter d'un voile grisâtre de fatigue ces derniers jours, et sa blouse qui avait été certainement été blanche dans un passé lointain était recouverte d'un mélange de poussière, de produits chimiques et d'une grande quantité de carbone graphite, du à l'usage quasi permanent qu'il faisait de son critérium pour noter tout et n'importe quoi. Et même si la société qui l'employait était relativement tolérante sur l'organisation (ou la désorganisation) du laboratoire mis à leur disposition, elle l'était nettement moins sur les délais. Et le sien se terminait demain. Sous le coup d'un stress compréhensible, donc, il lâcha un juron.
-------------------"Et merde, ça fait le huitième essai depuis ce matin !"
Après avoir, pendant une heure, craché des bips et clignoté comme une guirlande de Noël à l'approche des fêtes, la machine avait encore une fois signalé l'impossibilité de clôturer la procédure par ce message que le scientifique récitait désormais par coeur:
"La procédure n'a pu être finalisée, veuillez vérifier les paramètres de la conversion."
Il soupira. Une heure de procédure, une demi-heure de vérification de calcul... Huit fois depuis ce matin. Il avait passé douze heures, rien qu'à travailler, douze longues heures parfois clairsemées de ravitaillements ou de vidanges d'une vessie tout aussi fatiguée que le reste du corps.
"Enfin c'est incompréhensible, le Tristor est un composant viable ! J'ai matérialisé bien plus compliqué depuis ces foutus mondes virtuels !"
Il lançait ses harangues pour lui, ou peut-être pour la machine qui dans une autre dimension, aurait pu l'entendre et le comprendre.
Sur un des nombreux ordinateurs qui parsemaient la pièce, il voyait encore une fois le début de son dernier rapport, à rendre demain à la première heure, et dont le contenu conditionnerait sa reconduite dans les fonctions qu'il occupait aujourd'hui. Pour l'instant, le vide qui régnait sur cette page Word jouait plutôt en sa défaveur.
Il attrapa une énième fois son dictaphone et dans un soupir, déclama sur un ton monocorde:
"Matérialisation du composé A523 nécessaire à la finalisation du projet CardeX. Neuvième essai."
Il s'éclaircit la voix avant de continuer.
"Il y'a 495 paramètres réglables, chacun pouvant prendre une valeur entre zéro et 255. Mon ordinateur lui-même peine à trouver combien de combinaisons différentes cela fait à calculer. Je ne sais pas si quelqu'un s'est déjà amusé à approximer l'infini, mais je dois être le plus proche du résultat avec mes recherches. Une infime partie de ces combinaisons entraîne une matérialisation viable, et encore moins matérialisent l'objet recherché. Si jamais je devais me voir retirer ce projet, je vais faire un bref résumé des recherches précédentes à mon successeur."
-------------------"J'ai été recruté il y'a six mois par Latrics Technologies, société qui finance toujours à l'heure actuelle mes recherches. Mon but est de parvenir à la création d'un dispositif holographique de nouvelle génération, permettant dans un premier temps la lecture d'un message vidéo enregistré sur une carte. A terme, le but de Latrics est d'arriver à créer un HETR: Hologramme En Temps Réel permettant la communication directe entre deux personnes séparées physiquement l'une de l'autre.
Afin de finaliser ce projet, j'ai été amené à travailler sur un dispositif développé et breveté par Latrics: le DDCV: Dispositif De Conversion Virtuelle"
Il marqua une pause. Premier mensonge, devait-il continuer dans cette voie ou tout dévoiler ?
"J'ai eu le privilège d'être recruté certainement car j'avais déjà une certaine connaissance du dispositif avant qu'il soit breveté. A vrai dire, je fais partie de l'équipe qui a créé le DDCV."
Deuxième hésitation. Parler de la défunte CC ou laisser planer le doute sur la parenté du DDCV ? Après tout, Latrics ne faisait rien d'illégal avec ce qu'elle avait récupéré dans les ruines de la société écran de Harrison.
"Bref, passons aux choses sérieuses. Le DDCV doit me permettre de créer un Tristor, transistor intelligent dont l'existence était jusqu'à présent limitée à l'imaginaire de mes confrères et moi. Nous avons commencé par intégrer les visuels et caractéristiques du Tristor à un logiciel standard que l'on peut trouver sur le marché. Ce logiciel, une fois entré dans le DDCV va nous permettre de transformer cet ensemble de données en un composé physiquement palpable vérifiant les caractéristiques précitées."
Préciser ou ne pas préciser ?
"En gros, je crée un jeu dans lequel j'intègre le Tristor comme faisant partie du monde du jeu. Le DDCV me permet ensuite de transformer cette série de Zéro et de Un en un objet ! Ce composé, soudé à un circuit électronique standard, permettra selon toutes mes estimations de rendre le projet CardeX viable et immédiatement copiable en grandes quantités. On en arrive au principal problème... Malgré tous mes travaux depuis six mois, concordant à dire que tout est susceptible de fonctionner, les tests en laboratoire, commencés seulement ce matin, refusent de se conclure. Le Tristor est toujours impossible à convertir après huit essais. Et je ne vois pas quel paramètre je pourrai changer sans dénaturer l'objet."
Il termina son rapport toujours sur le même ton monocorde.
"Docteur Isaac Albini, laboratoire de recherche B17, Jeudi 15 Octobre 2009, 22h18"
-------------------Lieu: Laboratoire de recherches B17 de Latrics Technologies
Jour: Jeudi 15 Octobre 2009
Heure: 22h18Isaac se dirigea ensuite vers son poste de travail, sur lequel le curseur du traitement de texte clignotait toujours au même endroit depuis bientôt deux heures, date à laquelle le chercheur avait pour la dernière fois tenté d'expliquer ce qui se passait, ou plutôt ne se passait pas, ici. Il hésita une seconde. Il pouvait peut-être regarder une dernière fois la liste des combinaisons que son ordinateur avait sélectionné pour lui, histoire d'en trouver une qui pourrait marcher. Mais il renonça. Six mois de travail acharné, et cette journée qui n'en finissait plus. Il devait arrêter.
"Bon, ben, il est temps d'admettre mon échec..."
Il s'attabla devant son ordinateur et commença à rédiger son rapport. Tout du moins il essaya, car les mots ne lui venaient pas... Il ouvrit l'unique tiroir du petit bureau et en sortit une photo. La photo qui avait changé sa vie et l'avait poussé à finir ici, dans ce projet impossible. Au milieu du cadre, un jeune garçon, presque souriant et une fille de son âge, sa petite amie, avec en bas à droite, un seul mot: "Merci."
"Je n'ai rien fait pour toi. Tu as réussi tout seul. Malgré ta différence, tu as su en faire une force et revenir toujours plus puissant à chaque échec. J'essaie de suivre tes traces, de lutter pour que tout disparaisse de cette époque, mais j'ai du mal là. Un coup de main serait le bienvenu."
Evidemment, la photo resta immobile, et personne n'en sortit pour lui dire "Fais ceci !", mais malgré tout, cet unique bon souvenir de la période qu'il avait passé sous les ordres d'Hélio à la CC lui remontait le moral quand ça n'allait pas. Il recevait de temps en temps une carte postale d'eux et des deux autres, toujours en vadrouille. Les apparences ne trompaient pas. Ils étaient heureux ainsi, et il ne fallait pas croire que cet être devait ressembler à un humain pour vivre sa vie pleinement.
La pupille du scientifique se contracta. Et si la solution était là ?
"Nom de Dieu, merci. Merci Louka !"
-------------------
Pourquoi le Tristor devait-il ressembler à quelque chose de connu pour pouvoir exister ? Dans sa tête, il avait toujours imaginé le composé comme étant fabriqué en un métal conducteur pour laisser passer le courant, le tout entouré par une coque isolante pour prévenir les courts-circuits. Mais que voulait dire tout ça pour une chose totalement virtuelle ?
"Voyons voir ! Coque noire isolante, à supprimer, broches en acier inoxydable, à dégager, forme rectangulaire, à dégager. Couleur, forme et matériau quelconque. Et si je rentre ça dans l'ordinateur..."
Le logiciel mit quelques secondes à prendre les nouveaux paramètres en compte. Une série de lignes de nombres apparut sur l'écran. Les rouges étaient celles qu'il avait déjà essayé sans succès, les jaunes, celles qui avaient marché, mais dont le diagnostic système avait prouvé que le composant n'était pas celui recherché, les bleues étaient celles que l'ordinateur pressentait comme étant les plus concluantes, les noires étaient les autres. Il manquait depuis trop longtemps une cinquième couleur, le vert, signifiant que le test avait fonctionné et que le composé était le bon.
"Dix sept bleues et aucune rouge, je n'ai jamais eu autant de choix! s'extasiait le scientifique."
Travailler avec un DDCV de conception inconnue limitait grandement sa marge d'action, et tous les originaux, fabriqués par la CC et plus sobrement nommés "extracteurs" avaient disparu dans la destruction des bâtiments. Seul un plan sommaire avait pu permettre de recréer cette version sommaire de l'appareil. Il lança la première ligne dans le DDCV, qui recommença à cracher des bips sans aucun sens pour l'être humain.
"Allez, plus qu'une heure à attendre, ne me déçoit pas."
Il cherchait autour de lui quelque chose pour patienter. Pour la première fois, il n'allait pas surveiller la machine. C'était son chant du cygne, autant qu'il soit spectaculaire. Pas de tentatives permanentes pour contrôler le processus, le hasard allait décider. Habitué à attendre, il fut surpris d'entendre un crépitement inhabituel au bout de cinq minutes. Il ne fit que sourire et murmura:
"Merci, seigneur."
-------------------La dernière fois qu'il avait entendu un tel crépitement, c'était il y'a trois ans. La dernière fois, c'était lorsque Louka était revenu de l'autre côté.
Le crépitement s'intensifia, et bientôt apparut un premier éclair sous la cloche à vide du DDCV. Le support s'illuminait bientôt d'une lueur blanchâtre et les décharges d'électricité se suivaient les unes après les autres. La ligne de chiffres sur l'écran changea de couleur... Elle virait au vert !
"C'est la bonne !"
Le processus n'était jamais allé aussi loin, et même s'il n'avait aucune assurance que tout cela se termine correctement, Isaac était sûr d'une chose. C'était un signe. Le Ce qui allait changer sa vie, de manière radicale. Il était loin de savoir à quel point il avait raison.
Lorsque les explosions de lumière s'arrêtèrent, la cloche s'ouvrit. il y'avait au milieu une espèce de composant étrange à trois broches, totalement transparent, semblant presque pailleté, sur lequel le scientifique apposa avec un tampon encreur le logo de l'entreprise, un Triskell, à l'encre indélébile.
"Et maintenant, phase finale du test... Il me faut trouver un CardeX..."
Pour la première fois depuis le début de la soirée, il sortit de son laboratoire. Il savait que la personne qui occupait la paillasse à côté de la sienne, la B19, était chargé du contrôle qualité du projet. Il avait toujours un ou deux exemplaires de l'objet à chaque phase de sa conception.
L'aile B des locaux de Latrics était réservée à la section Recherche et Développement du produit phare du marché qu'était le CardeX. Situé au premier étage, le bloc de paillasses qu'occupait Isaac était composé de 16 laboratoires, portant pour les premiers un chiffre de zéro à neuf et pour les suivants une lettre de A à F.
"Tiens, il a fermé en partant ? Bizarre, ce n'est pas son genre."
Chaque membre du projet avait la clé de son laboratoire sur lui. Il pouvait travailler comme il voulait, quand il voulait, et s'il désirait s'enfermer pour être plus tranquille, il avait toujours le droit, du moment qu'il rendait des comptes en temps et en heure et qu'il avait des résultats à chaque fin de période.
-------------------Ceci dit, les scientifiques avaient très rapidement remarqué que la serrure de chaque laboratoire au sein d'un même bloc était la même pour tous. Ainsi, avec un clé, on pouvait tenter d'ouvrir la porte de son voisin, au risque parfois de se faire hurler dessus pour avoir troublé la tranquillité d'esprit de son occupant. Sortant la clé qu'il portait toujours autour du cou, Isaac ouvrit la porte et entra chez son "voisin".
Edouard Scalone, ancien membre de la section contrôle qualité chez un leader de l'informatique, avait accepté le poste chez Latrics un peu après Isaac. De naturel toujours bavard, il avait tendance à rendre les résultats de ses contrôles en personne plutôt que par mail ou par le système pneumatique de l'aile. Il voulait connaître toute la chaîne de fabrication, et cela passait par la connaissance de ceux qui travaillaient ici.
"Bien, voyons voir s'il a un modèle récent..."
L'ordinateur, toujours en veille, s'alluma lorsque le scientifique effleura la souris. Il y'avait dessus un index de recherche qui permettait à Edouard, contrairement à son voisin, d'être toujours organisé et de toujours savoir où était stocké tout ce dont il avait besoin, quand il devait faire les tests et quelles personnes il devait rencontrer.
"Voyons voir. Ah, Archive 23, en date de... hier soir, c'est parfait !"
Il se dirigea vers une des étagères qui colonisaient les murs. Sur chacune étaient entreposées des boîtes à archive contenant un exemplaire du CardeX à un stade précis de sa conception et un exemplaire supplémentaire, qui bougeait de boîte en boîte et qu'on modifiait au fur et à mesure pour correspondre au CardeX dans sa forme actuelle. Isaac récupéra celui-là, et le dossier qui l'accompagnait, avant de ranger la boîte et de laisser un mot à son confrère pour l'avertir du "vol honteux" qu'il avait commis. Refermant consciencieusement la porte à double tour, il retourna dans son laboratoire et commença la lecture du rapport.
-------------------Rapport en date du 14 Octobre 2009. Docteur Edouard Scalone.
Après étude complète (voir annexe 1), le CardeX, version 23, produit de manière industrielle, réussit à 100% les tests demandés. Le CardeX de travail, dont tous les composants sont soudés à la main, pêche uniquement (voir annexe 2) sur le temps de réponse. Je me suis permis de refaire une à une les soudures qui semblaient mal faites afin d'optimiser ce temps. Je passe d'un écart de 2,3 secondes à un écart minime de 0,08 secondes. J'ai jugé bon d'en rester là, cet écart étant indiscernable à l'oeil nu. J'attends les résultats de mon confrère, le docteur Isaac Albini concernant la dernière pièce maîtresse du logiciel, le Tristor. On ne m'a pas demandé de rapport une fois le dernier composant finalisé, ni de version 24 du CardeX industriel. Je suppose que la consigne arrivera tôt ou tard. Je ferai mon diagnostic dès qu'Albini aura greffé son composant, ça fera gagner du temps à tout le monde. Pour la version industrielle, je suppose qu'on la démarrera rapidement à grande échelle par la suite vue la relative assurance que ce produit fonctionnera bien comme il doit fonctionner.L'écriture fluide et agréable du docteur Scalone rendait la lecture du rapport facile et rapide. Un rapide coup d'oeil aux deux annexes pour vérifier que tout était dans le vert et il commença à sortir son fer à souder et la bobine d'étain qui traînaient depuis trop longtemps sous la paillasse centrale.
Au moment où il allait attaquer les trois soudures, son oeil fut attiré par le bas du rapport. Quelqu'un, manifestement pas le docteur Scalone, avait griffonné un post scriptum à l'encre rouge:
"Aucun test sur la version finale. Et gardez le CardeX à l'abri !". Et le plus étonnant, c'était que cet ordre était signé de la griffe du directeur lui-même. Même s'il écrivait moins bien que le scientifique, on pouvait clairement lire "F. Hanzo". Le nom de famille et l'initiale de Fusanari Hanzo, riche industriel japonais qui était à la tête de Latrics Technologies depuis sa création il y'a deux ans.
-------------------La surprise pour Isaac était totale. Tout d'abord, il savait que le grand patron était venu visiter les installations hier soir. Il lui avait même serré la main avec un grand sourire comme seuls les grands de ce monde peuvent les faire, mais il n'avait pas pipé mot. Le voir écrire dans un français impeccable et surtout user des coutumes locales pour écrire son prénom puis son nom relevait d'un tout autre domaine de compréhension de la langue.
"Bah, après tout, c'est pour ça qu'il est le patron et que je ne suis que le larbin..."
Mais les faits s'aggloméraient dans sa tête d'une toute autre manière. La fin de son contrat, c'est à dire demain, correspondait avec le retour au Japon du riche industriel. Et pour la première fois, son collègue qui fermait son bureau à clé
"Il va emporter le CardeX avec lui et refuse tout contrôle de qualité d'ici là. Pourquoi ?"
Il réfléchit un instant. Un tel comportement aurait pu passer pour de la simple prévoyance mais pourtant...
"Je suis le seul au monde à pouvoir convertir un Tristor pour l'instant..."
Il regarda le petit objet. C'était la première fois qu'il le voyait en vrai. Le boîtier argenté était rectangulaire, avec une fente sur le petit côté permettant d'insérer la carte voulue, et le dos avait un bracelet métallique semblable à celui d'une montre normale. Un peu comme...
"Oh"
Voilà ce qui clochait. Tout dans son esprit, en regardant ce CardeX, lui faisait penser à une version totalement différente sur les moyens, mais néanmoins absolument identique sur le principe, de l'extracteur. Il se surprit à chercher une interface cachée pour insérer une cartouche de jeu avant de se rendre à l'évidence. Ce n'était pas un nouvel extracteur, mais bien un objet au but différent. Cependant, rien ne disait que ce but soit si différent...
"Un générateur d'hologrammes... Pourquoi diable créer un générateur d'hologrammes quand on a la technologie pour matérialiser ce qu'on veut, en vrai, avec l'extracteur ? A moins que..."
Il regarda l'objet sous un nouveau jour. Pokémon était un phénomène trop important pour lui. Il en avait analysé chaque recoin pour ne pas voir ce que cet objet pouvait créer. ET un japonais à la tête de tout ça...
Il n'avait aucun moyen d'en être sûr, et tout cela n'était qu'une psychose qu'une part de lui essayait de refouler. A vrai dire, il se trompait sur un point, et il le remarqua lui-même.
"Il y'a un moyen de vérifier tout ça."
-------------------Il termina ses soudures, enferma le CardeX dans un tube pneumatique et l'envoya à l'accueil. Puis il quitta son poste de travail comme si de rien n'était, emportant son manteau et sa sacoche. Il passa les barrières de contrôle sans aucun souci, vu qu'il n'avait pas l'objet sur lui et le récupéra ensuite à l'autre bout du tuyau, parmi les nombreux courriers qui lui étaient adressés chaque jour par ce moyen de communication. Il enfourna rapidement l'objet au milieu des paperasses traînant dans sa sacoche sous les yeux de la caméra puis il partit. Plus aucune sécurité, il pouvait sortir.
En face du bâtiment B se trouvait un petit bureau de Tabac, "Le bon coin", un des rares encore ouverts à cette heure tardive vu qu'il servait aussi de bar, et de lieu privilégié des réunions de quartier. Il poussa la petite porte et fit tinter la clochette.
"Bonjour, m'sieur Isaac, je vous sers quelque chose ?"
Le vendeur, un homme fort, la quarantaine, les cheveux grisonnants aux endroits du crâne où il en avait encore, nettoyait les verres derrière son comptoir. Le bar était presque vide tous les soirs, sauf les samedi où, jour de foot oblige, les tifosi ruaient des coudes pour voir le match de leur équipe préférée sur le grand plasma en arrière-salle.
"Bonjour, Baptiste. A vrai dire, je voulais savoir si le coin presse était toujours ouvert.
-Mais bien sûr ! Venez donc, vous voulez quoi, Aujourd'hui en France, le Canard, Libé ?
-En fait, je voudrais savoir si vous vendez des Cartes Pokémon..."
Un long silence succéda à cette demande. Baptiste avait toujours su que le docteur avait quelques lubies, et ils en discutaient tous deux volontiers autour d'une pinte, chacun tentant de refaire le monde à sa façon après une dure journée de travail. Mais là, c'était nouveau.
"Mon filleul fête son anniversaire demain, et j'ai totalement oublié son cadeau. Je sors d'une journée, je ne vous raconte pas..."
Il n'avait pas utilisé la carte du "fils" vu que le gérant savait pertinemment qu'il n'en avait pas et qu'il n'était même pas marié. Tout au plus un ou deux flirts de temps en temps, régulièrement gâchés par les semaines entières que passait Isaac au laboratoire. Un filleul par contre, c'est pratique, personne n'en parle jamais et tout homme qui en a est forcément en règle avec Dieu, les services d'ordre divin et la Sainte Eglise. Bref, ça fait BCBG.
-------------------Derrière sa moustache, l'homme retrouva son sourire.
"Vous êtes un bon gars vous. La première chose que vous faites en sortant de vos fichues cages à lapin c'est de penser aux autres. Je ne comprends pas que vous ne soyez pas déjà marié avec trois enfants.
-Je m'y attelle tout doucement. Mon délai se terminait ce soir.
-Aie, et toujours aucun résultat ?
-J'ai eu une illumination qui me l'a livré sur un plateau, le résultat ! Alors je crois que ma carrière est assurée pour les prochaines années."
Il éclata d'un rire franc.
"Maintenant, place aux femmes... et au filleul bien sûr, fit-il en se rapprochant du point Presse.
-Surtout au filleul, pour l'instant.
-Bien sûr... Alors, Pokémon, Pokémon... Je crois que j'ai pas grand chose de rab'. Tenez, c'est ça que vous cherchez ?"
Il étala sur le comptoir trois blisters contenant chacun dix cartes, ainsi qu'un deck déjà constitué, tous frappés de la mention Aube Majestueuse.
Il regarda attentivement les quatre paquets... avant que le bruit de pneus qui crissent ne le sorte de son analyse. De l'autre côté de la rue, des voitures noires venaient de s'arrêter en désordre autour du bâtiment. L'une d'elle attira particulièrement son attention, une limousine noire, dont la portière brillait sous les lampadaires d'une inscription... Un Triskell argenté...
La sécurité et Hanzo lui-même. Ses soupçons se confirmaient. Mais comment avaient-ils pu détecter la fuite du CardeX ? En tout cas, ils ne savaient pas que c'était lui qui l'avait fait sortir.
"Pas encore, bougonna t'il, mais avec les caméras...
-Je vous demande pardon ? fit le gérant.
-Je vous les prend tous. C'est possible de me faire un colis postal ? Je paye tout d'un coup.
-Je... bien sûr, quelle adresse ?"
Il griffonna sur un bout de papier l'adresse demandée, sortit le CardeX de sa poche, ainsi qu'un billet de cent euros et le laissa sur la table avant de partir en disant "Faites un seul gros paquet et gardez la monnaie, bonne soirée."
Baptiste regarda partir le scientifique avec précipitation et haussa les épaules. Il n'avait même pas mis de carte avec son nom... Enfin, il n'allait pas se plaindre de sa générosité, il avait payé le double de ce que cela valait.
-------------------Il essaya de se rapprocher un peu du bâtiment, mais un cordon de sécurité avait déjà été mis en place.
"Merde, impossible d'effacer mes résultats de recherche. Et ma voiture est encore dans le parking... MERDE !"
Il changea alors de direction, se cachant derrière son manteau malgré la chaleur de cette nuit d'octobre. Louka faisait une halte en France la semaine prochaine. Il n'avait qu'à le rejoindre et attendre qu'il reçoive le colis. Il allait se rendre à l'adresse par ses propres moyens.
"Je dois retirer le maximum de liquide avant tout."
Il fouilla ses poches, en sortit un lecteur MP3, un portable et des clés de voiture qu'il jeta dans la poubelle la plus proche. Moins il avait d'électronique sur lui, moins il avait de chances d'être repéré, une chose qu'il avait appris avec la CC. Il avait réussi à mettre entre lui et le bâtiment B une distance plus que suffisante, il s'autorisa ainsi à ralentir le pas.
D'autant plus qu'un distributeur se profilait.
"Génial..."
Il entra sa carte dans la fente, retira sa main de sa poche pour taper le code, avant d'arriver à la liste des montants disponibles...
"Voyons... je dois pouvoir retirer mille sur ce compte là..."
Il tapa le montant désiré, avant de se voir refuser la transaction par l'appareil. Peu découragé, il recommença l'opération avec cinq cents, certain d'avoir cette somme sur son compte, mais à nouveau, la transaction fut refusée. Avec un frisson, il tapa la première somme possible. dix euros, avant de se faire refuser la transaction...
"Merde, ils sont rapides..."
Il sortit son autre carte, mais à nouveau, l'opération fut refusée. Tous ses comptes avaient été gelés. Il se résigna à regarder ce qu'il avait sur lui. C'était maigre.
"Et bien sûr, j'ai donné dix fois trop à l'autre pécore pour ce colis... J'espère qu'il arrivera jusqu'à Louka sans soucis..."
Peut-être arriverait-il à prendre un train avec... Il avait une semaine pour arriver jusqu'à Louka, pas la peine de se ruiner en TGV... Oui, il pouvait y arriver.
-------------------"Docteur Albini, un problème ?"
La sensation de chair de poule traversa sa colonne vertébrale. Largement dépassé par les évènements, il était désormais certain que tout cela ne pouvait que mal se finir. Il se retourna néanmoins sans laisser transparaître sa peur... Peut-être y avait-il un espoir.
"Oh, c'est vous, Marco... Comment allez vous ?
-Où est-il ?
-Je... Je vous demande pardon ?
-Ne faites pas l'innocent, chaque prototype du CardeX est doté d'une balise qui se déclenche lorsqu'on le fait sortir du bâtiment des laboratoires. Vous avez sans doute pensé qu'il n'y avait aucun détecteur dans le système pneumatique..."
Voilà où avait été son erreur. En même temps, dans l'urgence, il n'avait pas tellement eu le loisir de s'inquiéter de telles futilités...
"Je vous laisse une dernière chance de répondre avant que je m'occupe moi même de résoudre définitivement le problème, rajouta t'il en tendant un pistolet."
Il s'attendait à un miracle. Il avait presque pris l'habitude que Louka débarque au meilleur moment pour lui donner ce coup de main inespéré.
"Où est le CardeX ?"
Il soupira...
"Je crois que je suis le seul à avoir cette information... Inutile de me menacer de mort. Vous permettez, je vais m'autoriser un peu plus de liberté."
Bien que toujours menacé par le pistolet, il était convaincu qu'il ne leur serait d'aucune utilité mort... Par contre, une fois l'information divulguée, il deviendrait totalement inutile. Mais il restait des arrières à assurer.
"Je me demande pourquoi vous m'avez mis en charge de la création du composé le plus improbable si vous saviez que j'allais découvrir votre but.
-Et qu'avez vous découvert, je vous prie ?" demanda le dénommé Marco, garde du corps et homme de main personnel de Hanzo-san.
-------------------Isaac soupira une énième fois. Quitte à tout perdre, autant partir en beauté. Pas de famille, peu d'amis, il n'allait laisser une marque que sur celui qui allait le mettre à mort. Il continua à marcher, suivi par son "garde du corps" attitré.
"Vous m'avez embauché car je suis un membre de l'équipe originale qui a travaillé sur l'extracteur, et sans ça, vous n'auriez jamais pu créer le Tristor, alors ne me prenez pas pour un con !"
D'un coup, son adversaire sembla perdre de son assurance. Non, il ne savait vraiment pas qui était Isaac. Et apparemment, son patron risquait de ne pas en savoir plus que lui.
"Oh, vous n'étiez pas au courant ? Je suis un des seuls êtres au monde à pouvoir créer le Tristor. Vous auriez toujours pu courir pour qu'un docteur quelconque découvre les secrets d'un extracteur avec autant de variables ! Cette technologie m'appartient, et elle n'est rien sans moi.
-Je sais que vous n'avez pas eu le temps d'effacer vos recherches. Soyez sûr que votre contribution sera mentionnée, fit remarquer Marco quand nous produirons le CardeX. A titre posthume bien sûr..."
Une inspiration. Il l'avait mis en défaut une fois, il pouvait bien le refaire.
"Mon contact est parti depuis longtemps avec le CardeX. Et croyez-moi, vous aurez affaire à bien plus forte tête que moi...
-Je suppose qu'on verra bien sur les caméras de surveillance qui est ce fameux contact...
-La transaction a eu lieu dans le bar d'en face, vous pouvez toujours le chercher sur les caméras, vous ne le verrez jamais.
-Dans ce cas, vous allez me dire son nom, et tout de suite."
Il s'éloignait de plus en plus du distributeur, Marco le suivait pas à pas. Ils étaient désormais sur le pont qui passait sur le boulevard périphérique. Douze mètres au dessus de la chaussée. Sauter équivalait à mourir de manière quasi-sûre. Marco laissait donc autant de latitude que son interlocuteur le souhaitait pour se diriger. A tort.
-------------------"Vous pouvez interroger le patron, il vous dira qu'il n'a rien vu. J'ai posé le colis à l'entrée, mon contact l'a récupéré pendant que j'attirais son attention. Alors arrêtez de jouer les durs.
-Et vous, arrêtez de vous moquer de moi, si vous voulez vivre !
-Je ne vivrai pas, quelque soit ma réponse, vous allez simplement faire en sorte que ma mort soit plus lente et douloureuse si je ne parle pas.
-C'est en effet ce qu'il vous reste comme alternative, alors parlez."
Il soupira encore. Cet homme était l'incarnation de la déprime. Il fallait dire que se retrouver deux fois d'affilée du mauvais côté de la ligne du bien et du mal en si peu de temps avait de quoi faire douter n'importe qui de son instinct. Une larme sembla couler sur sa joue. Il avait juré que la CC tomberait et que l'extracteur resterait dans l'oubli. Être intégré à ce projet avait été pour lui la seule solution de garder le contrôle d'un des derniers extracteurs encore en circulation. Il ne restait plus qu'à espérer que ce n'était qu'un prototype et que personne, surtout pas Hanzo, n'aurait l'idée d'en construire en série. De toute façon, ils avaient créé un ersatz d'Extracteur, et ils ne sauraient jamais retrouver dans l'infinité des paramètres la combinaison permettant de matérialiser ce qu'ils voudraient. Seul le Tristor resterait facile à extraire...
Il eut une dernière pensée pour Louka. A sa place, il ne se serait jamais fait avoir. Pourvu qu'il fasse bon usage de ce colis...
"Vous avez perdu, Marco. Vous avez tout perdu... Vous et Hanzo, ce n'est qu'une question de temps avant que vous ne fassiez comme Harrison et ses gars.
-Ca, ça ne dépend plus de vous.
-En effet, au revoir Marco."
Surprenant son agresseur, il trouva l'élan nécessaire pour sauter la rembarde, et alors que ce dernier, reprenant ses esprits, lui tirait dessus plusieurs fois, il le toucha mortellement. Avant même qu'Isaac ne touche le bitume, il était certain de ne pas survivre.
Il allait mourir et, dans un dernier soupir, emporter son secret avec lui...