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Concours de Fanfic, été 2008
La CS Surf !

Création N°24

LES CHEVAUCHEURS



Une brume stagnante saturait l'air, lourd et humide. La frange des arbres découpait un ciel sans étoiles qui donnait aux eaux mouvantes des teintes obscures et profondes. Le vacarme assourdissant obligeait chacun à élever la voix pour se faire entendre.
- On ne revient pas sur un pari, Djewel. Pas quand on a les couilles de clamer haut et fort que la Vorace ne nous fait pas peur.
- Tu as juré l'avoir descendue plusieurs fois ! A ce stade-là vous êtes déjà de vieux amis !
- Rejoins-la Djewel. Prouve-nous que ce n'était pas que de la gueule.
Tremblant de la tête aux pieds, le dos mouillé d'une sueur glacée, Djewel entama un pas de côté pour baisser des yeux agrandis par la crainte vers le torrent bouillonnant qui se déversait sous la corniche. Ses compagnons et lui s'étaient avancés jusqu'au bord de la gorge rocheuse, à dix mètres tout au plus au-dessus des rapides. Des remous violents émergeaient parfois une grève formée de sable et de rochers pointus. C'était de ces pointes sombres et saillantes que la rivière tenait son surnom ; la Vorace avait l'apparence d'une suite de cascades rageuses se déversant au milieu de rangées de crocs tordus et menaçants. Elle avait la réputation d'engloutir tout ce qui tombait dans ses flots. Elle envoyait fracasser les embarcations contre ses récifs, et ballotait ses passagers jusqu'à les étourdir et les noyer dans ses gorges.
Djewel chancela. Sa chaussure racla la pierre en glissant, manquant de l'entraîner dans le vide, et il poussa un couinement de terreur en tombant à genoux. Les trois garçons qui l'accompagnaient se regardèrent. Leurs coups d'œil dédaigneux dévoilaient clairement que la pitié ne remplacerait pas le mépris ce soir-là. Le plus grand des jeunes gens, cheveux roux, peau tannée, gorgé de la force physique de ceux qui chevauchent les rapides depuis leur plus tendre enfance, finit par siffler un sarcasme étouffé par le grondement de la Vorace.
Lorsque Djewel releva les yeux, les trois garçons tournaient les talons et s'enfonçaient dans la forêt dense et brumeuse sans même lancer un regard en arrière.

Quand la lumière du jour filtra à travers les ramures qui encadraient les rives, Djewel était toujours assis au bord de sa corniche. Il avait ramené ses jambes contre son torse, et les avait entourées de ses bras pour combattre la fraicheur et l'humidité poignante qui régnait ici de nuit comme de jour. Il avait l'oreille pleine du bouillonnement incessant de la Vorace, et sur ses paupières closes stagnaient quelques perles de buée encore froide. Par moment son corps était secoué d'un tremblement violent qui faisait s'écouler une pluie de gouttelettes fines de ses boucles brunes.
Il n'avait pas dormi un seul instant, mais en fermant les yeux ainsi, il avait pu se repasser une centaine de fois la scène de la nuit précédente. Pourquoi avoir été fanfaronner de la sorte ? Il savait comme eux tous que jamais il n'aurait osé mettre un pied dans les entrailles de la Vorace. Mais Dahak pourtant lui avait donné une chance ; chez ce grand garçon roux que la plupart des jeunes admiraient pour ses talents de chevaucheur des eaux, Djewel avait fait naître une lueur d'intérêt, et même de curiosité. Bien sûr, il savait que Djewel n'avait jamais chevauché la Vorace - personne ne l'avait jamais fait – mais, réfutant les moqueries des autres garçons, Dahak avait donné au menteur une chance de prouver qu'il avait plus de tripes que de gorge. A moins qu'il n'ait simplement voulu l'humilier un peu plus.
Le chant d'un oiseau qu'il ne parvint à reconnaître noya un instant Djewel dans une béatitude délicieuse. Puis il s'efforça de décoller difficilement ses paupières, et aussitôt la réalité l'assaillit de plein fouet, comme un coup de talon en plein bide. Ses yeux le picotèrent, mais aucune larme n'émergea. Sa honte était trop grande, et l'eau qui l'habitait était confinée en lui par la présence de celle de la Vorace, dominante et meurtrière.
Lentement, le garçon déplia ses membres engourdis. Des frissons continus secouaient tout ses muscles, sans parvenir à chasser le flegme qui s'était fait maître de son corps. Quand il put se déplacer à peu près convenablement, Djewel descendit la bute de terre sablonneuse qui menait à une berge peu risquée, là où les torrents se faisaient moins violents en raison des larges virages rapiécés qu'ils prenaient.
Djewel se laissa tomber au bord de l'eau et y plongea son visage tout entier. Il le ressortit en crachant pour contempler son reflets. La vitesse des flots l'empêchait de voir ses traits avec précision, mais il reconnaissait sa chevelure sombre intensément bouclée qui tombait devant ses yeux, ses iris au vert à peine perceptible dans cette eau émeraude, et cette allure fine et dépenaillée d'un gamin qui passait ses nuits dehors.
Cette eau avait un goût amer, remarqua-t-il, puis il se leva en frottant son visage et repoussant ses mèches. Quand sa vision s'éclaircit à nouveau, Djewel observa la clairière qui l'entourait, et tendit l'oreille au chant d'oiseau qui l'avait rappelé un peu plus tôt. Mais au lieu de ce son mélodieux, un froissement de terre lui parvint, et il fit volte face rapidement.
Quoi que les jeunes gens impétueux osaient dire, les bois n'étaient pas sûrs, et l'on n'était jamais à l'abri de se faire agresser par une créature trop affamée. Djewel sentit son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine avant de s'apercevoir que les pas maladroits qu'il avait entendus venaient d'un jeune kaiminus qui glissait précautionneusement la même pente terreuse qu'il venait d'emprunter.
Le garçon porta sa main à sa poitrine en soufflant de soulagement. Le petit reptile atterrit mollement sur le ventre au pied de la descente, et continua sur quelques mètres en poussant simplement son corps de ses robustes pattes arrières. Puis il se redressa et se trémoussa d'une marche peu élégante jusqu'à l'eau. La créature s'arrêta néanmoins à quelques mètres du garçon en l'apercevant. Ses grands yeux carmin se posèrent sur lui, intrigués. Djewel, qui n'avait que rarement eu l'occasion d'approcher une créature de la forêt, fit un pas en avant et tendit une main désireuse. Mais aussitôt, le petit reptile poussa une sorte de jappement bref avant de sauter dans le torrent, éclaboussant le garçon d'une gerbe d'eau glacée qui ne lui rappela que trop bien la dureté de la réalité.
Djewel poussa une injure bruyante, blessé un peu plus dans sa fierté.
- Enfant de la Vorace ! Sale petit rat des eaux !
Entendant ces cris qui lui étaient destinés, le kaiminus refit surface un peu plus loin, sa tête seule émergeant des flots, et poussa de vives clameurs joyeuses à l'intention du garçon. Celui-ci, pour toute réponse, ramassa une pierre qu'il balança de toute ses forces dans la direction du reptile. La créature évita le projectile en plongeant, et réapparut près de la berge en ricanant à nouveau. Djewel se laissa tomber au sol, éreinté, las physiquement et mentalement. A nouveau il ramena ses jambes contre lui et ses bras autour. Il ne voulait pas rentrer au village. Il ne voulait pas revoir tous ses camarades qui ne manqueraient pas de le traiter de menteur et de le railler ouvertement. Son honneur avait été bafoué, et il en était seul responsable.
Sa poitrine se serra et une bile écœurante remonta dans sa gorge. Ses yeux subirent enfin les assauts de quelques larmes qui se transformèrent bientôt en rigoles inaltérables qu'il ne parvint pas à stopper.
- J'aurais dû sauter ! J'aurais dû… Si j'avais pu…
Les sanglots noyèrent bientôt ses mots pour ne lui arracher que des plaintes longues et déchirantes qu'il tenta d'étouffer du mieux qu'il put. La douleur intense qui l'habitait s'épanchait lentement à travers ses pleurs, et il réussit bientôt à réduire son chagrin à quelques hoquets de poitrine brûlants.
Plusieurs minutes durant, il resta silencieux, dans cette même position. Une sensation plus légère peu à peu l'envahit, mais il savait qu'elle ne durerait pas. Quelque chose se pressa soudain contre son bras replié, une chose froide et humide, dure aussi, et qui lui donna deux coups vigoureux contre les flancs, le forçant à relever la tête. Le petit reptile s'était approché en silence, et ses yeux curieux, cerclés d'écailles sombres et brillantes l'observaient avec un intérêt égayé.
Djewel soupira, et avança la main une fois de plus. Face à ce geste, la créature fit un bond en arrière, et à la grande surprise du garçon se roula par terre en ricanant avant de sauter sur ses quatre pattes, restant à distance. Il semblait vouloir jouer, mais ce n'était pas le cas du jeune homme.
- Tu as bien de la chance, marmonna Djewel. La Vorace, tu la chevauches tous les jours, et sans le moindre problème. A toi, elle ne fait pas peur.
Le petit reptile se calma un peu au son de la voix du garçon, et se coucha sur le côté pour réchauffer ses écailles mouillées. Ainsi il paraissait l'écouter, alors Djewel reprit :
- Tu sais, dans notre village, la plupart des gens vivent dans l'eau toute l'année. Les hommes construisent des canots, et toutes sortes de bateaux capables de naviguer sur les fleuves et les rivières. On apprend tous à nager très jeune, et quand on atteint la vingtaine, on commence à se lancer des défis idiots, comme de descendre les courants les plus dangereux à la nage.
« Dahak relève tous les défis… il n'y a que la Vorace à laquelle il ne se soit jamais confronté. Alors tu comprends, si j'avais pu…
Le garçon se laissa tomber sur le dos en soufflant de dépit. Le sable était chaud à présent.
- Je nage vraiment très mal. Si je mets un pied là-dedans je suis certain qu'on ne retrouvera jamais mon corps. La Vorace m'engloutira sans rien laisser de moi.
Les yeux du petit reptile étaient restés rivés sur lui avec attention, et Djewel crut un instant que la créature avait tout compris de son malheur, mais lorsqu'il tendit à nouveau la main le kaiminus se leva d'un bond, sautilla gaiement, puis plongea au milieu des remous. Le garçon plaça ses bras derrière sa tête et écouta longuement le rugissement continu de la rivière et de sa grande cascade qui percutait la rive un peu plus haut. La brume claire était moins menaçante en plein jour. Elle s'élevait lentement et reflétait les rayons du soleil d'été, chargeant l'air d'éclats dorés.
Le kaiminus ne réapparut qu'au bout de quelques minutes, un objet fin et luisant entre les mâchoires. Il rejoignit la berge et se secoua comme un chien fou, puis il trottina jusqu'à Djewel et lui tendit sa trouvaille. Intrigué, le garçon attrapa l'objet alors que le reptile faisait un nouveau bond en arrière pour éviter sa main. C'était un disque couleur océan, à l'intérieur duquel des marées de tous âges semblaient s'affronter. Djewel tourna le trésor entre ses mains, les yeux brillants. Sa surface était fraiche et agréable. Soudain, il comprit ce que cet objet représentait, et ce avant même que le petit reptile plonge à nouveau pour lui faire une démonstration.
Emergeant du torrent vibrant, la créature avait calé ses pattes agiles sur une planche cobalt qu'elle venait de matérialiser. Jouant de ses muscles jeunes et puissants le reptile chevaucha ainsi les courants sur presque trente mètres avant de tomber à l'eau. Aussitôt, la planche disparut et le kaiminus revint en barbotant jusqu'au garçon qui l'observait, pantois.
- C'est une capsule secrète, murmura Djewel.
Le petit reptile affichait un regard satisfait, mais le garçon finit par secouer la tête en lui rendant l'objet.
- C'est gentil, mais je ne crois pas que ça marche sur les humains.
Le kaiminus parut perdu, et récupéra le disque tout en faisant glisser son regard de la capsule au garçon. Puis, comprenant que ce dernier n'en voulait pas, il la jeta à l'eau. Le trésor disparut aussitôt dans les remous, rapidement entraîné par les courants afin qu'aucun homme ne le trouve. Djewel se laissa tomber à nouveau. Assis sur le sable, il croisa le regard du reptile. Un sourire vint étirer ses lèvres, et son regard s'adoucit.
- Peut-être que toi, tu peux m'aider.
Ceci dit, le garçon se redressa et entreprit de remonter la bute qui menait à la corniche sur laquelle il avait passé la nuit. Le kaiminus sautilla derrière lui en marchant dans ses pas. Djewel s'arrêta au bord du promontoire rocheux.
Dix mètres plus bas, la Vorace rugissait en percutant la roche avec rage. Les courants tourbillonnaient et frappaient dans des gerbes d'eau glacée. Le garçon inspira profondément. Il se pencha et retira ses chaussures qu'il plaça sur le bord du gouffre. Sa veste aussi. Puis tous ses vêtements, car il craignait que la moindre surface de tissu ne constitue un handicap lorsqu'il tenterait de se dégager de l'élément liquide.
Le petit reptile l'observait en silence, et poussa un coassement de surprise lorsque Djewel, qui ne s'était pas encore apprêté à plonger, glissa de la falaise effritée et tomba comme une pierre dans le torrent. Son dos claqua contre la surface sauvagement animée des flots, et aussitôt le garçon sentit son corps aspiré par le courant glacé. Il tenta de battre des mains et des pieds, mais le choc l'avait gravement désorienté, et ses muscles étaient transpercés par la froideur de l'eau. Deux fois il crut avoir atteint la surface mais la grande quantité de liquide qui s'infiltra dans sa gorge le démentit, et très vite ses poumons le brulèrent. Il redoutait maintenant l'instant où son corps irait se fracasser contre les crocs rocailleux de la Vorace.
Mais lorsque son poignet rencontra un obstacle, Djewel eut le reflexe désespéré de tenter de s'y attacher, sa main glissa sur la pierre lisse et le courant continua de l'entraîner. Il croyait sa fin arrivée, quand un deuxième choc le toucha à l'épaule. Avec la force du désespoir, il intima une brusque torsion à son corps pour agripper fermement cette nouvelle prise. Ses deux mains se refermèrent sur quelque chose de rugueux mais de solide, et il tira de toute la force qu'il lui restait pour atteindre enfin la surface.
L'air s'engouffra à toute volée dans ses poumons et il cracha douloureusement en se hissant sur la planche bleutée. Devant lui, le petit reptile faisait tout son possible pour maintenir son équilibre et éviter les récifs. Djewel essaya d'avancer un peu plus sur la planche. Sa vision était trouble, l'eau s'infiltrait dans ses yeux et le paysage défilait à une vitesse folle.
Ils dévalèrent ainsi un torrent furieux qui semblait tout faire pour les désarçonner. Le kaiminus avait de plus en plus de mal à diriger sa planche, et il butèrent plusieurs fois contre les crocs de la Vorace, chaque fois avec plus de violence. Ce n'était qu'une question de temps avant qu'ils finissent comme tout ceux qui avait défié cette rivière infernale. Le reptile poussa un jappement terrifié, et Djewel se retourna pour voir un récif énorme se précipiter à leur rencontre. Alors, usant des maigres forces qui lui restaient, le garçon s'agrippa fermement à la planche et tendit ses jambes en avant. Le choc se répercuta dans tout son corps, ses jambes ployèrent contre la roche, mais il réussit à dégager la frêle embarcation avant qu'elle de percute la pointe de pierre noire.

Dahak ramenait un panier plein de poissons vigoureux sur la berge lorsqu'il aperçut la silhouette qui descendait paresseusement sur les eaux calmes. Il hissa ses proies sur la terre humide et nagea à la rencontre des deux compagnons. Ils étaient épuisés, dos contre dos, Djewel assis à l'avant, une jambe de chaque côté de la planche, et le reptile somnolant derrière lui.
Le jeune homme aux cheveux roux attrapa la planche et la tira vers la berge, pour décharger ses occupants. Aussitôt qu'ils eurent quitté l'eau, l'embarcation disparue, s'évaporant dans les airs. Dahak aida Djewel à s'assoir, tandis que le reptile se réveillait et secouait ses écailles ternies par la fatigue.
- Hé ben mon gars, t'as eu de la chance, et un sacré toupet. Faut croire que la Vorace n'avait pas très faim cette fois-ci.
Le garçon, encore hébété de sa furieuse descente, releva difficilement les yeux vers le rouquin. Lentement, un sourire vint étirer ses lèvres.
- En fait… je crois que la Vorace n'est pas si terrifiante quand, comme ses enfants, on ose apprendre à la connaître.
Ce disant, Djewel lança un bref clin d'œil au kaiminus, et celui-ci lui répondit d'un coassement entendu.
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