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Jusqu'à ce que les dunes cessent de chanter de Ramius



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» Auteur : Ramius - Voir le profil
» Créé le 10/02/2021 à 10:19
» Dernière mise à jour le 29/06/2021 à 13:10

» Mots-clés :   Absence de poké balls   Aventure   Conte

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Chapitre 18 : Sonder le désert
Les contes parlaient du calme avant la tempête. Ils avertissaient contre la tension qui vrillait les pensées en se préparant au combat, et la tenaient pour aussi dangereuse que la mort elle-même. Ils ne disaient pas un mot de ce qu’il y avait après.

À force d’en entendre, Aixed avait cessé de les trouver crédibles. Ce n’étaient que des histoires ; ce qui comptait, c’était ceux qui les racontaient. Au fil de la journée, elle avait commencé à se douter de la raison pour laquelle les conteurs ne parlaient pas de l’après. Ce n’était peut-être qu’une impression : après tout, elle portait son épée au côté. Et même si la lame se montrait plus prudente, elle l’entendait encore.

Après l’attaque du laboratoire, une fois les scientistes regroupés au centre du village, Gorbak avait expliqué aux deux Apprentis la leçon qu’ils devraient donner à leurs épées. Le Guerrier, avait-il dit, a l’assistance de son épée parce qu’elle survit mieux en ayant un porteur.

« Les vôtres savent déjà que vous vous proposez à elles. Elles ont vu que vous ne seriez pas des proies faciles et doutent de pouvoir vous dévorer. Vous devez simplement faire de ce doute une vérité. »

Facile à dire. Concrètement, cela revenait à aborder l’épée avec espoir, en promettant de lui être fidèle… et quand elle tentait de se nourrir de cet espoir, à lui donner à la place une colère furieuse et mauvaise, qui puisse la miner de l’intérieur. Et depuis, les deux Apprentis sentaient les épées les épier, sans rien tenter d’autre. Ce n’était pas mieux.

Les épées n’étaient pas les seules à les regarder d’un air suspicieux. Les scientistes, aussi.

Les Apprentis avaient rassemblé ces derniers — du moins les survivants, inconscients — au centre du village et les avaient désarmés. Pendant ce temps, Gorbak ensevelissait dans le sable les deux d’entre eux qui avaient succombé à la morsure des épées. Les prédateurs déterreraient et dévoreraient leurs cadavres avant trois jours : pour un villageois, c’était une insulte, mais qui savait si ces scientistes n’en faisaient pas un honneur ?

Et depuis, Onis et Aixed s’attelaient à fouiller le laboratoire, s’emparant de tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une arme ou un instrument, et allaient entasser le tout dans la vallée adjacente, à une dune de là. Quand ils auraient fini, le soir ne serait plus loin et Gorbak embraserait le tout avec un briquet taillé dans la roche de la Forteresse.

Le vieux Guerrier s’occupait de surveiller de loin les captifs, son épée négligemment accrochée dans son dos. Tous savaient à quelle vitesse il pouvait la dégainer, et cette menace planait insidieusement entre les tentes. Les scientistes n’y répondaient pas directement : ils s’adressaient plutôt aux Apprentis.

Ces derniers avaient demandé aux captifs de n’occuper que les tentes déjà vidées. Quelques-unes, au début. De plus en plus, au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel. Rapidement assez pour tout le monde. Mais d’un commun accord, les scientistes étaient restés dehors. Ils se contentaient d’observer, assis en cercle, les deux Apprentis — encore deux enfants pour certains d’entre eux — qui éparpillaient des vies entières de travaux. Ils ne semblaient pas le moins du monde gênés du nombre de morts que ces instruments auraient causé, sur le long terme.

Au début, Aixed avait été agacée de cette présence scrutatrice, moqueuse. Elle l’avait froidement ignorée : les regards désapprobateurs, elle avait l’habitude. Ce qui l’ennuya était autre chose.

Elle mit longtemps à s’en rendre compte, près d’une vingtaine de voyages vers la vallée où Onis et elle entassaient les instruments. Son épée se tenait calme depuis un moment… et puis en croisant le regard provocateur d’un vieillard assis dans le sable et ignorant superbement le soleil qui menaçait de le cuire, elle crut entendre à nouveau la voix du spectre. La lame appréciait de l’attaquer par la musique. Cette fois-ci pourtant, quand elle perçut dans le chant des dunes une mélopée qui remontait à son enfance, elle n’y devina aucune intention agressive.

La berceuse parlait d’un homme, un côtier, venu dans le désert et épargné par un prédateur. Et Aixed était tellement habituée à traiter en égal avec son Démon des Sables qu’elle comprit tout de suite ce que l’épée lui communiquait. Le vieil homme ne se moquait pas d’elle.

Il communiquait, lui aussi. Il montrait qu’il s’attendait à être exécuté par l’épée avant la fin du jour, et ce qu’elle avait pris pour de l’arrogance était un refus obstiné de céder à sa peur.

Elle détourna le regard. Mais elle savait qu’elle ne verrait plus que cela.

La journée de travail ne fit que ralentir. À chaque voyage, elle continuait de voir de plus en plus d’yeux résignés se tourner vers elle. Quelque chose dans sa démarche devait la trahir et les scientistes détournaient leurs regards de l’innocent Onis. Et Aixed ne pouvait pas leur en vouloir. Elle voyait encore sur tous ces visages celui de l’homme qu’elle avait tué.

Elle commençait à comprendre ce que voulait dire Gorbak, la veille. Ce serait ignoble d’oublier ce visage — cette image était désormais la sienne, de la même façon que les chefs de villages se devaient de se souvenir des noms de tous ceux qui avaient marché sous les feuilles de leur Arbre. Et sachant que le vieux Guerrier avait participé à la guerre, vingt ans plus tôt, elle commençait à mieux le cerner.

Des heures durant, sous la chaleur sans cesse montante, Onis et elle trimballèrent des caisses de matériel, grimpant et descendant la dune, traçant derrière eux un sillon qui ferait bientôt penser à ceux des Démons. Et tout du long de cette journée, la lame d’Aixed ne cessa jamais de chanter, doucement, comme à voix basse.

Elle laissa faire. Ce n’était pas la tentative de domination qu’elle avait repoussé à grand-peine le matin même, ni les étranges envoûtements auxquels elle avait résisté plusieurs fois. C’était une simple communication, que l’épée continuait. Elle chantait la berceuse, développant sans fin son thème central. L’Apprentie ne percevait aucune duplicité dans ce chant, plus maintenant : l’épée devait simplement sentir que c’était approprié, jugeant peut-être un peu vite, et continuer de chanter.

Ce n’était pas approprié. Les souvenirs allaient et venaient dans le crâne d’Aixed comme le vent dans une tempête. Mais cela la réconfortait de sentir que l’épée commençait à accepter qu’elles soient égales — c’était un pas de plus sur la voie des Guerriers.

À un moment, elle remarqua qu’Onis faisait une fois de plus tout son possible pour ne pas poser les yeux sur son épée. Elle eut la pensée acide que tout chez lui était aveuglement, et qu’il se comportait comme un enfant en ignorant les conseils de leur maître ; mais elle n’avait pas la conviction de lui en vouloir. Elle-même se demandait jusqu’où la mènerait cette voie des Guerriers qu’elle avait le sentiment de dévaler trop vite, et où son acolyte rampait avec les yeux fixés sur le ciel.

Peut-être une amertume inspirée par l’épée. Elle fit de son mieux pour ne pas y prêter attention.

Le soleil de cessa pas de renforcer son emprise sur le désert, au point de faire s’écrouler le vieux scientiste. Les Guerriers ne s’en soucièrent pas — ses compagnons s’étaient déjà chargés de le conduire sous une tente et de le laisser se reposer. Après cela, quelques autres abandonnèrent leur résistance muette et fuirent la chaleur oppressante.

Le travail des Apprentis continua sans trêve. Ce n’était guère différent de la course.

***
Une main sur la poignée, une main sur la lame, la position permettant la meilleure communication. Un panache noir et pourpre enroulé autour de chaque poignet, le bouclier plaqué contre l’épée, assurant à cette dernière une prise aussi sûre que possible sur son maître. Tous deux vérifièrent soigneusement leur prise. La moindre erreur pouvait être fatale.

Les Apprentis regardaient, leurs propres épées ouvertes et réceptives. Elles étaient trop jeunes pour imiter cette technique difficile, mais pas trop jeunes pour apprendre. Plus loin, les scientistes murmuraient, intrigués.

Finalement, Gorbak s’estima satisfait par le lien avec son épée.

Faire le vide. Aucune pensée parasite. Rien, rien que la concentration la plus absolue, rien que l’idée de sa lointaine destination et l’ensemble des concepts y étant rattachés, et l’ensemble du désert palpitant autour d’elle, un réseau de Guerriers en mouvement partant de lui et le reliant à son but. Rien d’autre que le grand tout.

Le vieux Guerrier sentit son souffle se faire court quand l’épée s’appuya sur sa force pour opérer le déplacement. Il garda l’esprit implacablement fixé sur son objectif, sans se soucier du vortex de ténèbres hurlantes au sein duquel l’épée le guidait.

Le chaos se tut, aussi soudainement qu’il avait commencé. Il ouvrit les yeux, constata qu’il était seul. Pas étonnant : peu de Guerriers osaient employer le déplacement par Hantise sur d’aussi longues distances. Même un expert comme lui pouvait rester à jamais prisonnier des ombres… Mais il en était ressorti une fois de plus. Il se détourna du panorama ocre et azur de la terrasse, et entra dans les boyaux obscurs de la Forteresse.

Cela paraissait étrange d’arpenter ces couloirs de pierre brute sans entendre derrière lui les griffes de son Démon racler sur le sol et son museau curieux sentir les odeurs piégées dans les murs. De même, il se sentait plus seul qu’il ne l’aurait cru sans ses Apprentis. Alors il avait fini par s’habituer à eux, comme ça ? Avec un peu de chance, il n’aurait pas à l’avouer à Cara.

Nerrion l’accueillit avec son enthousiasme habituel, le grondant sans réel espoir pour s’être déplacé à la Forteresse à l’aide de son épée. Puis il le laissa aller chercher un Maître des Sables qui ne serait pas occupé ailleurs, et Gorbak en trouva un non loin de l’armurerie. D’autant plus de détours. Le temps de signaler à Nerrion que tous deux quittaient la Forteresse, et ils retournèrent vers la terrasse des Téméraires, puis vers le désert, vers le Démon que l’épée avait côtoyé assez longtemps pour le retrouver où qu’il aille. Le soleil se levait quand Gorbak l’avait quitté, et il avait maintenant atteint son zénith.

Le laboratoire n’avait pas changé. Les Démons somnolents prenaient leur bain de soleil à la même place, les scientistes assis au soleil avaient le même air de méfiance que les jours précédents, et les Apprentis le surveillaient sans cacher leur ennui. Par-dessus la crête de la dune, les instruments brûlés relâchaient encore un fin panache gris.

L’arrivée des deux Guerriers, sortant de nulle part comme ils auraient fait un pas de côté, provoqua quelques remous. Peu nombreux. Rien ne distinguait Gorbak du Maître des Sables, l’homme qui se battait et l’homme qui déliait les langues, si ce n’était peut-être la lame double que portait le dénommé Varsta. De toute façon, ces hommes et ces femmes s’en moquaient.

Les Marcheurs étaient peut-être des plantes paisibles, ils avaient tout de même leur caractère. Ils n’aimaient pas, par exemple, rester trop longtemps sous le regard d’un Démon des Sables. Pour cette raison, les Guerriers évitaient de trop s’attarder dans les villages nomades.

Le bosquet qui nourrissait ce laboratoire avait levé le camp la nuit précédente. Son absence laissait un vide étrange au cœur des tentes et se ressentait sur tous les visages. Ces gens étaient comme des morts en sursis.

Le Maître des Sables n’y prêta pas la moindre attention. Il salua rapidement les Apprentis, puis parcourut les rangs des scientistes, les yeux fermés. Les panaches de son épée ondulaient dans son dos, parvenant à arracher des rictus méfiants aux scientistes. Le premier aperçu passé, ce Guerrier-là avait une attitude bien plus menaçante que le premier ou que ces Apprentis. On observa avec anxiété son trajet qui manquait parfois d’écraser un pied et évitait pourtant tous les obstacles. Gorbak, pour sa part, fit signe à ses Apprentis d’aller ramener les Démons.

Au bout d’un moment, le Maître des Sables sembla satisfait.

« Toi, prononça-t-il en posant sa main sur une épaule. Toi. Et toi. Debout. Tenez-vous les mains. »

Le temps que les trois scientistes aient obéi, il avait adressé une condamnation sommaire aux autres.

« Cela fait douze millénaires que le désert est en paix. Si l’on excepte les conflits qui ont toujours jailli là où vous et les vôtres posez vos instruments. Vous qui troublez sa paix, je fais le vœu que le dieu du désert pose sur vous un œil juste. »

Il n’en dit pas plus. Il s’approcha simplement des trois scientistes qu’il avait désignés, en attrapa un par le poignet, posa l’autre main sur son épée. Il ne lui fallut qu’un instant pour les emmener tous les quatre vers la Forteresse. Les scientistes laissés sur le sable se lancèrent des regards intrigués : leurs confrères subiraient-ils une sorte d’exécution symbolique ? Un sacrifice expiatoire adressé par ces fous de Guerriers aux dieux qu’ils idolâtraient ?

Puis ils entendirent quelques claquements secs, rythmiques, nerveux, et se tournèrent vers les dunes. Les trois Guerriers qui avaient attaqué leur laboratoire deux jours plus tôt s’en allaient, leurs Démons ondulant férocement vers l’horizon.

Ils étaient seuls. Sans vivres. Presque sans aucune chance de rattraper le bosquet de Cactus-Rythme qui les avait abrités pendant des années. En tout cas, aucune chance en portant le peu qu’il leur restait, les quelques tentes et une poignée d’outils, indispensables à la survie.

Ils étaient condamnés. Et la rumeur ne tarda pas à s’élever, que ceux que le Maître avait emmenés à la Forteresse ne seraient pas mieux lotis, quand il aurait fini de s’occuper d’eux — les interroger ? Certainement.

Au loin, un des Guerrier jeta un rapide regard en arrière.

***
Le campement avait un air de maison. Les marques laissés dans le sable par les Démons enfouis pour la nuit, la lourde tente que Gorbak gardait dans ses fontes, la lumière familière du crépuscule sur l’or des dunes, tout cela était bien plus accueillant que la pierre immuable de la Forteresse. C’était réconfortant de retrouver cette impression après plusieurs jours passé dans l’atmosphère morose et décrépite du laboratoire.

Aucun mot ne venait troubler le doux murmure du chant des dunes. Les deux Apprentis s’appliquaient à atteindre l’état d’esprit décrit par leur maître, plus ou moins imités par leurs épées posées sur leurs genoux. Celle de Gorbak était à la même place, mais lui n’aurait pas besoin d’être particulièrement réceptif.

Il ferma les yeux, une nouvelle fois. Demanda à sa lame de partager autour d’elle les impressions qu’elle avait recueillies. Ces perceptions surnaturelles s’imprimaient sans peine dans ses sens habitués à communiquer avec une épée — il les interprétait comme de petites flammes violettes dansant sur la crête des dunes. Des marqueurs, obtenus après deux jours d’imprégnation de l’épée par les forces vitales des scientistes du laboratoire. Derrière l’horizon, leurs familles renvoyaient ces petits signaux scintillants.

Le Sèmèrès était parfaitement conscient que l’Ordre pouvait le retrouver de cette façon, et il faisait de son mieux pour rassembler ses scientistes selon leurs familles ; mais cela ne pouvait que limiter les pertes. Sa stratégie principale restait de demander à tous les défenseurs d’un village de se sacrifier.

Les Apprentis s’agitèrent, intrigués. Eux et leurs épées commençaient à distinguer les flammèches indiquant leurs objectifs pour les mois à venir.

« Il… commença un Onis hésitant. Il y en a beaucoup… Je croyais qu’on ne pouvait trouver qu’une poignée de laboratoires avec cette méthode ?

— Il y a beaucoup de villages, répondit Gorbak. Il faudra vérifier chaque signal, et les marques relevées par l’épée s’estomperont avec le temps. Rien ne dit que nous trouverons un autre laboratoire au bout du chemin.

— C’est presque déprimant, soupira Aixed avec ironie. Comment veulent-ils qu’on les trouve s’ils se cachent dans tout le désert ? »

Le proverbe improvisé fit sourire ses deux compagnons, et ne tarda pas à les distraire. Les brandons violets qu’ils sentaient danser à la lisière de leurs consciences s’évanouirent, les laissant aveugles pendant un bref instant.

« Ça ira pour ce soir, décida Gorbak. Vous vous familiariserez à l’exercice pendant que nous inspecterons ces villages.

— Combien de temps avons-nous ? demanda Aixed.

— Un mois, peut-être deux. »

C’était peu. C’était le temps qu’il fallait à un Démon pour faire tout le tour du désert sur sa frontière avec les royaumes côtiers.

« On ne pourra pas tout vérifier, constata Onis avec pragmatisme.

— Plus tôt vous pourrez vous fier à vos épées pour reprendre les perceptions de la mienne et vous indiquer votre objectif, et plus vite nous irons.

— C’est pas gagné, alors, lança Aixed. Je ne sais pas pour toi, Onis, mais je ne ferais pas confiance à la mienne pour renvoyer la lumière du soleil !

— M’en parle pas…

— Ça viendra, vous verrez. Les épées sont réticentes à se lier à des Humains ; elles préfèreraient toujours agir par elles-mêmes. Mais d’une certaine façon, elles sont les gagnantes dans l’affaire. »

Les Apprentis ne répondirent pas, pesant les mots de leur maître. Ils n’étaient pas encore habitués à l’idée de partager la vie de spectres d’acier se nourrissant sur eux, sur leurs proies et sur leurs ennemis. Gorbak comprenait cela ; lui-même n’avait pas fait entièrement confiance à son épée avant qu’elle ne lui sauve la vie. Des années plus tôt…

« Je me rappelle le premier jour où j’ai cessé de voir la mienne comme un prédateur qu’on m’imposait, reprit-il. Ça a été soudain. Même maintenant, j’ai du mal à comprendre que cette lame puisse m’être dévouée. On ne s’y fait jamais, j’imagine…

— Oui, d’ailleurs, releva Aixed avec une certaine surprise. Je n’ai jamais entendu un seul conte qui parle vraiment d’une épée ; y en a-t-il ? »

Le vieux Guerrier s’accorda un temps de réflexion, demanda d’un regard si Onis en connaissait un, fouilla dans sa propre mémoire. C’était une question pertinente.

« Je ne saurais dire. Nul ne peut prétendre tous les connaître. Par contre, il y a… une rumeur. »

Quelque gondes de silences. Le mot était inhabituel chez les Guerriers et Gorbak le pesa soigneusement, sous les regards attentifs de ses Apprentis.

« Une rumeur, confirma-t-il finalement. Elle remonte au temps où j’étais novice, ce qui ne rajeunit personne. Je l’ai surtout entendue au début de mon noviciat ; sur la fin, les Maîtres de la Maison l’avaient reprise pour eux-mêmes, et la présentaient comme un mauvais exemple.

» Cette rumeur concerne une novice, soi-disant entrée dans la Forteresse quelques années avant moi. Elle aurait été impertinente et désobéissante, et se serait battue à mains nues avec une Mère lors de la Cérémonie de l’Œuf. »

Tous trois échangèrent un sourire ironique. Ce passage-là n’avait aucune crédibilité : personne ne pourrait survivre à ça.

« Elle a été faite Nalinal, ajouta Gorbak. Exclue de tout. Ce qui ne lui a pas suffi, puisque quelques années plus tard, elle est réapparue en tant que Renégate. On a rapporté l’avoir vue sillonner le désert sur le dos d’un Démon des Sables. Mon maître en riait, à l’époque, et il n’hésitait pas à la traquer où qu’il entende parler d’elle. Il était assez fier de son talent à l’escrime, et le nom qu’on donnait cette Renégate ne pouvait que le rendre curieux, je pense.

» Vous l’avez reconnue, bien sûr. La Lame Noire.

— Les Maîtres de la Maison n’en parlent plus, précisa Onis. Mais les novices, de temps en temps. Elle aurait tué une dizaine de Guerriers ?

— Peut-être lui a-t-on attribué des meurtres non élucidés, nuança Gorbak. De ce que j’en sais, elle est discrète comme un grain de sable.

— Et j’imagine que personne ne peut en dire autre chose que la couleur de son épée, maugréa Aixed. Ça m’intrigue, quand même.

— Peut-être est-ce d’être intrigués qui nous conduit à oublier la présence des épées. Après tout, il est plus sûr de n’affirmer la vérité que de ce dont on est sûr. »

Le proverbe recueillit deux haussements de sourcils. Gorbak n’en citait pas souvent, au contraire de certains Maîtres qui y cantonnaient leurs paroles. Les deux Apprentis avaient eu l’occasion de poser des questions complexes à l’un de ceux-ci, ce qui avait toujours des résultats impressionnants.

Au loin, les derniers éclats du soleil répandaient des traînes bleu pâle dans le ciel pourpre. La lumière tombait.

« Voilà qui fait bien assez de racontars pour tout un soir, décida Gorbak. Dormons. Demain, nous courrons la plus grande partie de la journée. »

Les Apprentis acquiescèrent. Leurs Démons et eux allaient sans doute éprouver les limites de leur endurance au cours du mois à venir. Peut-être cela les mettrait-il en paix avec leur conscience, du moins Onis tenta-t-il de s’en convaincre. Il savait qu’il reverrait, cette nuit-là, le visage surpris de l’homme qu’il avait tué. Et il craignait de voir auprès de lui le reste des scientistes, qu’ils avaient abandonné au désert.