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L'Archange de MissDibule



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» Auteur : MissDibule - Voir le profil
» Créé le 16/07/2020 à 05:05
» Dernière mise à jour le 03/01/2021 à 19:21

» Mots-clés :   Aventure   Famille   Mythologie   Sinnoh   Suspense

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Chapitre 4 – Plaisir coupable
15 juillet 1819, Bonaugure, région de Sinnoh
La journée touchait presque à sa fin : le soleil s’évanouissait dans le ciel. Le regard rivé sur les nuages dorés, la frêle Malicia songea un instant qu’elle aurait très bien imiter l’astre – tant elle était fatiguée – si elle n’avait pas eu l’habitude de ces journées si éprouvantes. Chaque jour la même rengaine : méditer des heures durant dans la caverne du Lac Vérité dès l’aube, prêter conseil aux villageois pour récupérer la Créessence, puis rapporter la Créessence au Cristarbre. Inlassablement. Elle ne prenait presque jamais de temps pour elle-même. Elle ne le pouvait pas.

La jeune fille porta la main sur son cœur, où trônait un pendentif composé de deux perles rouge vif : deux cristaux composés du même matériau que l’antique relique appelée Chaîne Rouge. D’après la légende, celle-ci se serait brisée suite aux tragiques événements contés dans le « Mythe Terrifiant » de Sinnoh. Il avait fallu des années pour produire ces deux seuls nouveaux cristaux. Et ils avaient été confiés à Malicia, Prêtresse des Émotions, dans un but précis : récupérer la Créessence.

Substance invisible mais cruciale, la Créessence était un concentré d’émotions humaines très fortes. Elle émanait de tout être vivant : chaque fois qu’elle venait en aide aux autres, cela provoquait en eux un flot d’émotions qui se matérialisait en Créessence. Les cristaux lui servaient alors de réceptacle pour recueillir cette Créessence. Du moins, c’était ce que le Grand Prêtre lui avait affirmé lorsqu’il l’avait intronisée, plus de sept ans auparavant, alors même qu’elle n’était qu’une enfant, et qu’elle ne se rendait même pas compte de ce qui lui arrivait.

Peu de choses avaient changé depuis : Malicia ne comprenait toujours pas grand-chose à ce qu’elle faisait. Comment savoir quelle quantité de Créessence était récoltée si celle-ci était invisible ? Comment même savoir si elle en récoltait, tout simplement ?

Mais elle s’exécutait tout de même, car c’était sa mission, depuis qu’elle avait huit ans : récupérer la Créessence pour la donner en offrande au Pokémon légendaire Créfollet. Si Malicia avait bien compris une seule chose à propos de son rôle de prêtresse, c’était bien celle-ci : ce qu’elle faisait chaque jour avait un sens. Un but. Ce but, c’était d’aider Créfollet à renforcer son pouvoir, grandement affaibli depuis la catastrophe décrite par le Mythe Terrifiant.

La jeune fille se raccrochait à cette idée de toutes ses forces pour se donner le courage de se lever chaque matin : ses actions aidaient un Pokémon affaibli. Et pas n’importe quel Pokémon : Créfollet, le gardien des émotions. S’il venait à disparaître, alors les émotions des humains et des Pokémon pourraient bien disparaître pour de bon elles aussi... C’était pour empêcher un tel cataclysme que Malicia travaillait dur chaque jour. C’était aussi la raison pour laquelle elle était fière de son rôle.

Elle ne pensait pas en être digne. Elle ne pensait pas que c’était à elle de jouer un rôle aussi important dans l’Histoire. Mais si le dieu Arceus avait décidé de placer ce lourd et honorable fardeau sur ses épaules, alors Malicia n’avait pas d’autre choix que de l’accepter et de le porter fièrement… Aussi éprouvant qu’il fût. Tant qu’elle continuerait à servir fidèlement les divinités, Malicia était persuadée qu’elle n’aurait rien à craindre. Elle faisait le bien. Elle en était convaincue.

Le cœur un peu plus léger, Malicia pressa le pas : elle devait se rendre au Cristarbre avant la fin du jour. Le Cristarbre, comme son nom l’indiquait, était un arbre de cristal, situé à l’intérieur de l’antre du Lac Vérité. Cet arbre particulier ne produisait pas de fruits, mais un autre élément, bien plus rare : des cristaux rouges, le matériau dont la Chaîne Rouge perdue était jadis constituée. Cependant, le Cristarbre ne produisait ces cristaux rouges qu’en de très rares occasions, et sous réserve d’être quotidiennement alimenté en Créessence.

En effet, un seul et unique cristal rouge fleurissait tous les quatre ans sur le Cristarbre.

Ces floraisons constituaient des rites de passage pour le prêtre ou la prêtresse en fonction : ainsi, Malicia avait reçu son premier cristal des mains du Grand Prêtre le jour de ses huit ans, un événement qui avait marqué le début de son service en tant que Prêtresse des Émotions. Elle avait ensuite obtenu son second cristal à douze ans. Et elle obtiendrait son troisième et ultime cristal le jour de ses seize ans. Soit le 15 août prochain.

Malicia peinait à y croire : dans un mois à peine, tout serait fini. Après le grand rituel, l’achèvement ultime de la carrière des prêtres et prêtresses, ces derniers étaient relevés de leur fonction. Ils redevenaient libres comme l’air. À ceci près que, pour une raison inconnue – peut-être en raison de la confidentialité des rites religieux, se disait Malicia – ceux-ci perdaient alors à tout jamais le droit de revenir dans leur village d’origine et de contacter leurs proches.

C’était une épreuve extrêmement rude, surtout pour de simples adolescents ; Malicia avait dû se faire violence et enfouir au plus profond d’elle-même ses sentiments pour l’accepter. L’idée de ne plus jamais voir ni sa grand-mère ni Elio lui brisait le cœur, mais l’idée d’endurer cette vie plus longtemps lui ôtait tout bonnement l’envie de vivre. Elle était prête à tout pour retrouver sa liberté. Car, aussi honorable que pût être sa position, elle demeurait pénible. Si pénible que Malicia n’aurait souhaité à personne une vie pareille.

Sans compter qu’elle ne préférait pas découvrir ce qui arrivait à ceux qui désobéissaient à cette règle. Elle savait à quel point l’Église pouvait se montrer impitoyable avec ceux qui résistaient à ses ordres. Tout le monde le savait. Cette pensée la fit frissonner de toute son âme, et elle accéléra de nouveau le pas vers le Lac Vérité, désormais tout proche.

La jeune fille arriva bien vite sur la rive de ce lac qu’elle connaissait si bien. Une légère brise faisait onduler la surface du lac. Malicia ferma les yeux et profita de l’agréable sensation de l’air s’infiltrant sous ses cheveux ondulés pour rafraîchir sa nuque inondée de sueur en cette chaude journée d’été. Puis elle rouvrit les yeux, et son regard se ternit lorsqu’il se posa sur la barque qu’elle était censée utiliser pour se rendre sur l’îlot central, qui abritait la caverne.

Selon les dires du Grand Prêtre, Malicia devait utiliser la barque – et uniquement la barque – pour se rendre dans la caverne, car, « pour avoir l’honneur de se rendre dans ce lieu sacré, il fallait le mériter et s’en donner les moyens, à force d’efforts honnêtes ». « Ouais, peut-être, mais on voit bien qu’il n’a jamais eu de journées comme les miennes… Sinon, il comprendrait qu’à la fin de nos journées, nous les prêtres, on n’a ni l’envie ni la force de ramer ! » soupira la jeune prêtresse en son for intérieur.

Malicia était particulièrement exténuée en ce jour. « Non, pas question de ramer. » se résolut-elle. « Je suis vraiment à bout de forces… Si je continue comme ça, je ne tiendrai pas… Je vais faire une exception pour cette fois, et demander à Vérité de m’emmener dans l’antre directement… » décida Malicia. Elle tapota alors doucement la sacoche en soie verte qu’elle portait, dans laquelle Vérité se reposait, pour signifier à celle-ci qu’elle avait besoin d’elle. La petite Tarsal glissa alors la tête hors de la sacoche, l’air ravi.

« Vérité, j’aimerais que tu m’emmènes dans la caverne du lac, dit Malicia d’une voix douce en désignant le monticule rocheux du doigt. Tu penses pouvoir y arriver ? »

La petite créature blanche poussa un léger cri en guise d’approbation. Elle ferma les yeux puis posa la patte sur la main de sa maîtresse. Les deux amies furent alors enveloppées d’une aura iridescente, et se retrouvèrent à l’intérieur de l’antre en un éclair.

L’intérieur de la caverne était toujours aussi terne. L’antre n’était qu’une coquille de roche creuse. Les parois rocheuses suintaient d’humidité. Chaque matin, lorsqu’elle venait méditer, Malicia avait l’impression que le son des petites gouttelettes qui s’écoulaient sur les parois pour venir inexorablement s’écraser au sol résonnait dans toute la caverne. L’une après l’autre, comme un sablier d’eau qui jamais ne laissait à la jeune fille le doux repos du temps qui passe sans que l’on ne s’en aperçût.

Sur le sol pierreux gisait un carré de soie vert pâle retenu aux quatre coins par des pierres : il marquait l’emplacement où Malicia devait s’asseoir pour méditer chaque matin. Juste en face du Cristarbre. Ce dernier trônait toujours majestueusement au fond de la caverne. Son tronc argenté et translucide s’étirait en des dizaines de fines branches dont Malicia ne comprenait pas l’utilité : en effet, le cristal rouge créé par l’arbre ne fleurissait pas sur ses branches. Il fleurissait à l’intérieur d’une petite cavité creusée dans le tronc du Cristarbre.

Celle-là même où elle s’apprêtait à déposer ses propres cristaux rouges quelques secondes, afin que la Créessence fût transférée à l’arbre. Lasse et pressée d’en finir, Malicia ne se fit pas prier : elle souleva à la hâte ses cheveux collants pour retirer son collier de cuir orné des deux cristaux rouges et le déposa dans la cavité cristalline. Elle ignorait le temps exact que prenait le transfert de Créessence. Selon le Grand Prêtre, le transfert était instantané, mais la jeune prêtresse préférait attendre quelques secondes avant de récupérer son collier, pour être certaine que le processus avait réussi.

Il s’agissait d’un réconfort illusoire, puisqu’en réalité la jeune fille n’avait aucun moyen de savoir si le transfert s’opérait bien : à chaque fois qu’elle récupérait son collier au creux de l’arbre, elle ne voyait aucune différence. Même éclat, même couleur, même taille… L’ipséité des cristaux demeurait. La Créessence était bel et bien une substance invisible, impalpable… « Presque inexistante, même... » songea soudain Malicia en soupirant. Puis elle se figea, réalisant ce qu’elle venait de penser.

Choquée par l’ineffable blasphème qu’elle venait de proférer en pensée, la jeune fille sentit un frisson d’horreur lui parcourir l’échine. Comment avait-elle osé songer une chose pareille ? Elle avait remis en question la parole du Grand Prêtre, la plus haute autorité religieuse de Sinnoh. Et même si ce n’était qu’en pensée, la jeune fille avait l’impression d’avoir commis la pire des fautes.

C’était la première fois qu’elle faisait une chose pareille.

Passionnée de mythologie Pokémon, elle s’était certes toujours posé des milliers de questions sur les mythes – disaient-ils la vérité universelle ou bien étaient-ils sujets à interprétation ? – ou sur les pratiques religieuses – pourquoi faisait-on tel rite de telle façon ? – de Sinnoh… Mais elle n’était jamais, au grand jamais, allée jusqu’à mettre en doute la véracité du discours du Grand Prêtre en personne. Il était de notoriété publique que la parole du Grand Prêtre recelait la vérité dans sa forme la plus pure : la vérité des dieux.

Malicia ressentit tout à coup un douloureux déchirement, au plus profond de son âme : une part d’elle-même se maudissait d’avoir fait preuve d’impiété et souhaitait se refermer à tout jamais dans une foi aveugle… mais l’autre, plus puissante, plus insidieuse, fit naître en la jeune fille un sentiment qu’elle n’avait encore jamais éprouvé : le doute. Un doute dévastateur qui balaya d’un seul coup toutes les croyances de la jeune et innocente prêtresse.

Son esprit s’emplit alors de questions existentielles toutes plus hérétiques les unes que les autres : le flot continu de pensées se déversait en elle sans qu’elle pût l’arrêter. La jeune fille tomba sur les genoux et se prit la tête dans les mains, complètement désemparée. Elle essaya de contenir la vague d’émotions, sans succès. Vérité, inquiète pour son amie, posa sa petite patte sur le bras de Malicia. Mais rien n’aurait pu apaiser la jeune fille.

La jeune prêtresse passa quelques instants à gesticuler, le visage enfoui entre ses mains, comme pour empêcher les pensées impies de s’échapper de son crâne. Enfin, après une éternité, une Malicia toujours dévastée mais désormais effroyablement calme intima à Vérité de la téléporter jusque chez elle : « Vérité, ramène-moi à la maison, s’il te plaît. »

Son regard était vide et sa voix éteinte. Inquiète pour Malicia, la petite Tarsal ne se fit pas prier. Elle saisit de la main gauche de son amie entre ses petites pattes blanches et l’aura iridescente les enveloppa de nouveau toutes les deux. Une fraction de seconde plus tard, elles étaient devant la maison qu’occupaient Malicia et sa grand-mère.

Une grande bâtisse blanche et traditionnelle très simple, faite d’argile et de bois, au toit d’ardoise noir, située en plein cœur du village. Malicia, qui n’avait visiblement pas retrouvé ses esprits, fixait déjà d’un œil mort le grand portail en bois de sa maison, tandis que les villageois alentour vaquaient à leurs occupations, à peine surpris par la soudaine apparition de la prêtresse et de son Pokémon : c’était devenu une habitude pour eux.

En effet, la doyenne de Bonaugure, c’est-à-dire la grand-mère de Malicia, avait horreur que sa petite-fille arrivât dans la maison sans prévenir. Elle obligeait donc Malicia à rentrer à la maison de façon conventionnelle : par la porte d’entrée. En ce qui concernait les règles de bienséance, elle était intraitable : « cela ne se fait pas de débarquer ainsi dans le foyer sans s’annoncer, jeune fille », avait-elle dit à Malicia la première – et dernière – fois que cette dernière avait tenté l’expérience.

Malicia avait depuis bien longtemps renoncé à trouver une logique dans tout cela et s’était faite à l’idée que sa grand-mère n’aimât tout simplement pas les surprises et les imprévus. Elle aimait l’ordre, et les règles. Tout devait être à sa place. Tout devait se passer comme prévu. Repenser à la personnalité stricte de sa grand-mère sembla sortir légèrement Malicia de sa torpeur, et elle se résigna à pousser le portail de bois, révélant ainsi une allée de pierre bordée de petites fleurs blanches qui menait jusqu’au seuil de la maison.

Sa grand-mère l’y attendait déjà, le regard sévère.

— Tu rentres bien tard, jeune fille, commença-t-elle.

Ses cheveux argentés étaient coiffés en un chignon impeccable retenu par une baguette de bois. Un long kimono mauve recouvrait sa silhouette. Son visage ridé ne trahissait aucune émotion, mais ses bras croisés sur sa poitrine en disaient long.

— Je suis désolée, Grand-Mère, répondit simplement Malicia en s’inclinant respectueusement. La jeune fille n’avait ni l’envie ni la force de répliquer à sa grand-mère. Elle savait qu’acquiescer était le moyen le plus rapide de clore la discussion.

La doyenne de Bonaugure fixa un instant sa petite-fille du haut des quelques marches du perron. Elle resta quelques secondes à contempler le visage fatigué et le regard empli de repentance de Malicia. Jusqu’à ce qu’enfin, son propre visage s’éclairât :

— Allons bon, ce n’est rien. J’ai bien conscience que ta journée a dû être éprouvante. Bienvenue à la maison, Malicia.

La concernée releva la tête, soulagée de ne pas s’être fait sermonner. Son état d’épuisement était tel que même sa grand-mère s’était rendu compte que Malicia méritait un peu de clémence.

— Le dîner est déjà prêt, ajouta sa grand-mère. Rejoins-moi à table quand tu seras prête.

Malicia hocha la tête et s’élança vers sa chambre sans demander son reste, en serrant Vérité dans ses bras. Le bruit de ses sandales nacrées résonnait avec force sur le sol de bois. Son collier rouge rebondissait contre sa poitrine. La jeune fille parcourut rapidement le petit couloir de la maison et s’engouffra avec précipitation dans une pièce située à sa droite. Elle ferma brutalement la porte coulissante derrière elle et s’adossa contre celle-ci, haletante. Exténuée, elle se laissa choir sur le sol, libérant par la même occasion Vérité de son emprise.

La petite Tarsal demeura cependant aux côtés de son amie, inquiète. En effet Malicia venait d’enfouir sa tête dans ses bras. Une cascade de cheveux bouclés envahit alors le kimono soyeux de la jeune prêtresse tremblante, qui se recroquevilla encore davantage. Affolée, la petite Tarsal se mit à tirer de toutes ses forces sur le tissu du kimono à l’aide de ses petites pattes blanches, dans l’espoir d’attirer l’attention de Malicia. Ce qui fut le cas :

— Ah, Vérité… Tu es là… dit doucement la jeune fille en relevant la tête. Des larmes perlaient déjà au coin de ses yeux bruns, qu’elle planta dans les prunelles rouges du Pokémon Sentiment.

Elles n’avaient pas besoin de communiquer pour se comprendre. Malicia esquissa un faible sourire et se releva subitement :

— Tu as raison. Je ne dois pas me laisser abattre. Et puis, Grand-Mère m’attend pour le dîner ! Il faut que je me change pour la nuit, haha. Hahahaha !

La jeune fille fut brusquement prise d’une crise de rire nerveux. Elle éclata d’un rire sonore tout en commençant à se déshabiller. Tout d’abord délicate à l’égard de sa luxueuse tenue, Malicia finit par se débarrasser violemment de ses beaux atours à mesure que sa crise de rire augmentait en intensité. Elle jeta littéralement son kimono à terre, hilare. Puis elle tomba sur le plancher, à genoux, et s’immobilisa, comme si ses mains, appuyées sur le sol, empêchaient son corps de s’affaisser entièrement, alors que ses deux pendentifs rouges, suspendus au-dessus du vide, semblaient l’attirer avec force vers le sol.

Le rire cessa.

Il laissa place aux larmes. Des larmes qui vinrent souiller le magnifique kimono qui gisait au sol. Malicia les essuya aussitôt et s’empressa d’enfiler son habit de nuit, un simple ensemble gris composé d’un haut en cache-cœur et d’un pantalon de toile, ce qui constituait un contraste saisissant avec l’onéreux kimono. Sans accorder un regard au vêtement froissé, Malicia quitta alors sa chambre d’un pas lourd, Vérité sur ses talons. La petite créature semblait confuse, et toujours inquiète : le regard vide et sans émotion de Malicia n’était en effet pas de bon augure…

La jeune fille marcha telle une automate jusqu’au séjour, où l’attendait sa grand-mère, assise à genoux sur un coussin devant la table, sur laquelle trônait une grande marmite en fer où mijotait un liquide vert.

« Une fois de plus, c’est soupe de Baies pour le dîner… songea Malicia avec lassitude. »

— Tu en as mis du temps. Installe-toi vite, la soupe va refroidir, lui intima sa grand-mère tandis qu’elle remplissait deux minuscules bols à l’aide d’une louche.

Malicia obtempéra sans se faire prier, et prit place autour de la table en s’asseyant sur son propre coussin, juste en face de sa grand-mère. Vérité, elle, se dirigea avec avidité vers son écuelle, que la maîtresse de maison avait rempli d’une petite ration de nourriture prête à être dévorée. Les trois résidentes de la maison dînèrent alors dans le silence le plus absolu, comme si un mauvais sort les empêchait de prononcer le moindre mot, ou même d’émettre le moindre son.

Quand les bols furent vidés et que les estomacs furent – insuffisamment – remplis, la doyenne brisa le maléfice :

— Tu es bien silencieuse, ce soir. Est-ce que ça va ? demanda-t-elle à sa petite-fille.

Cette dernière leva les yeux et soutint son regard, surprise. « Et toi ? Tu me poses la question parce que ça s’intéresse vraiment ? Ou parce que tu t’y sens obligée ? » se dit Malicia en son for intérieur. Elle aurait aimé trouver en elle-même le courage de répondre aussi effrontément à sa grand-mère. Mais à quoi bon ? Elle était de toute façon bien trop épuisée pour cela. À la place, elle se contenta d’un simple :

— Je suis fatiguée, c’est tout. J’ai eu une dure journée. Je vais me coucher tôt ce soir.

Bien que moins franche, cette réponse n’en était pas moins vraie. La jeune fille tombait réellement de sommeil, et sa fatigue était autant physique que mentale. Sa grand-mère la dévisagea un instant et répondit :

— Je vois. Dans ce cas, tu peux y aller. Je m’occuperai de ranger tout ça. Va te reposer.

— Vraiment, Grand-Mère ? fit Malicia, incrédule.

— Oui, vraiment. Je vois bien que tu as besoin de dormir. Alors, tu peux disposer. Bonne nuit, ma petite Malicia. Dors bien.

— Bonne nuit à toi aussi, Grand-Mère. Et merci.

La doyenne esquissa un léger sourire en guise de réponse, le visage éclairé par la faible lueur de la bougie qui trônait sur la table. Malicia le lui rendit et retourna dans sa chambre, le cœur un peu plus léger que lorsqu’elle y était rentrée pour la première fois de la soirée. Puis, de nouveau anxieuse, elle referma consciencieusement le panneau coulissant derrière elle et observa sa chambre, qui, tout comme le séjour, était faiblement éclairée par quelques chandelles.

Un lit à même le sol, composé d’un matelas rudimentaire, d’une fine couverture et d’un oreiller aplati par les ans. Une petite commode craquelée qui contenait ses modestes vêtements. Un magnifique coffre en acajou qui contenait ses beaux habits de prêtresse gracieusement prêtés par l’Église. Un petit lit de paille pour Vérité. C’était tout ce qu’il y avait. Rien ne recouvrait les murs désespérément blancs. Pas le moindre tapis pour recouvrir la dure réalité de ce plancher de bois sec.

Tout ce qui peuplait la chambre de Malicia et lui donnait un peu d’identité se trouvait là. Du moins en apparence. En effet, il demeurait un dernier élément, caché de la vue de tous. Doucement, mais non sans une certaine appréhension, Malicia se dirigea vers son lit et se saisit de son oreiller. Elle passa alors sa main dans la taie et en extirpa de nombreuses feuilles de parchemin, une plume noire et blanche ainsi qu’un minuscule encrier – fermement scellé. Ces trois objets d’apparence anodine constituaient le trésor le plus précieux de la jeune Malicia.

Son journal secret.

Tout avait commencé un mois et demi auparavant, alors que la jeune prêtresse venait de s’épancher sur son ami Elio pour la énième fois. Les deux amis avaient été interrompus par l’irruption impromptue du père d’Elio, mais les deux jeunes gens s’étaient de nouveau réunis dans la soirée, au même endroit : le petit étang au sud du village. Et Elio avait apporté une surprise pour sa meilleure amie :

— J’ai un cadeau pour toi, Licia. Je l’ai piqué dans l’atelier de mon père pendant qu’il ne regardait pas ! avait-il fièrement déclaré en lui tendant un sac de toile.

— Un cadeau ? Pour moi ? Merci, c’est très gentil, Elio, mais… tu vas encore te faire disputer à cause de moi… Déjà, ce matin…

— Arrête, Malicia. On s’en fiche de ça, ce n’est pas comme si je n’avais pas l’habitude que mon père me crie dessus. Si j’ai fait ça, c’est justement parce que c’est important, et que ça en vaut la peine.

— Vraiment…? Mais pourquoi ?

— Parce que tu m’as semblé si abattue ce matin que… Que je me suis senti obligé de faire quelque chose pour te venir en aide. N’importe quoi. Et par n’importe quel moyen. Je ne supporte pas de te voir souffrir sans pouvoir rien y faire…

— Merci beaucoup, Elio… ça me touche énormément. Tu es le meilleur ami du monde…

— Hé, ouvre-le avant de me remercier ! s’était alors esclaffé le jeune homme.

— Ah, euh, oui, bien sûr. Alors, voyons voir, avait dit Malicia en ouvrant grand le sac. Du parchemin ? Une plume d’Étourmi ? Un encrier ? Mais qu’est-ce qu…?

— Eh oui ! De quoi te confectionner un journal intime ! Pour que même quand je ne suis pas là, tu puisses déverser tes émotions sur le papier sans crainte d’être jugée par qui que ce soit ! C’est pas génial ? Ça a son utilité des fois, d’être le fils de l’imprimeur du village !

Le visage de Malicia était alors devenu extrêmement pâle :

— O-oui… Tu as raison… avait-elle répondu sans conviction.

— Malicia, qu’est-ce qu’il y a ? T’es toute pâle ! Ça va pas ? s’était soudainement inquiété Elio.

— Si s-si… Mais… Je ne peux pas accepter ton cadeau. Je suis désolée.

Elle l’avait l’air désemparé.

— Quoi ? Mais enfin, pourquoi ? s’était écrié Elio sans comprendre.

— Parce que… parce que les prêtresses n’ont pas le droit d’avoir un journal intime.

— Quoi ? avait alors répété son ami, abasourdi par la nouvelle. Mais pourquoi ?

— Je… je ne sais pas. Nous avons l’interdiction de garder toute trace écrite de notre vie de prêtresse.

— Mais c’est horrible ! Ils s’immiscent dans votre vie privée, là ! C’est… c’est…

— Je sais ce que tu penses, l’avait-elle coupé. Et je pense comme toi… Mais… j’ai trop peur de désobéir à l’Église… avait-elle ensuite avoué en tendant le sac à son ami pour le lui rendre.

Elio avait alors fait la moue… avant de prendre un air ferme et décidé :

— Non. Je veux que tu gardes ce cadeau. Je suis persuadé qu’écrire dans ce journal peut t’aider à aller mieux et à contrôler tes émotions. Alors conserve-le. Personne n’en saura rien. Et puis… tu sais comme moi que cette interdiction est injuste et cruelle. Personne ne devrait avoir à subir une telle pression sans avoir aucun moyen de l’évacuer. Tu vas finir par imploser si tu ne fais rien. Et je veux à tout prix éviter ça, car je veux t’éviter de souffrir davantage, Malicia…

— Mais…

— Écoute, Malicia : je t’en prie, garde ce sac. Tu n’es même pas obligée d’écrire sur ces feuilles de parchemin si tu ne le veux pas… Mais tu peux au moins les garder avec toi. Comme ça, si jamais tu te sens triste et que je ne suis pas là… Tu sauras qu’il te reste une dernière issue pour faire face à la détresse que tu ressens. Et à ce moment-là, les stupides règles de l’Église n’auront plus aucune importance. Car seul ton bien-être compte. Alors, tu es d’accord ?

C’était donc de cette façon que son ami Elio avait convaincu Malicia d’emporter avec elle le cadeau défendu. Et, comme il l’avait entrevu, il n’avait pas fallu beaucoup de temps à la prêtresse pour briser le sceau de l’interdit : à peine une semaine plus tard, Malicia encrait déjà ses premiers mots sur les feuilles de parchemin.

La catharsis fut si agréable et lui procura une délivrance si douce qu’elle se promit de n’écrire que lorsque le désespoir poindrait, d’une part pour ne jamais diminuer la puissance de l’écriture, et d’autre part car elle était extrêmement angoissée à l’idée de transgresser les directives de l’Église aussi souvent.

Ce soir-là, le désespoir la guettait en effet. La jeune fille s’installa donc à plat ventre sur le sol de sa chambre, y déposa un morceau de parchemin vierge, déboucha précautionneusement son encrier puis empoigna sa plume. Elle se mit alors à écrire sans réfléchir, laissant son esprit torturé vagabonder.

« Cher journal,

La journée qui s’achève a été l’une des plus éprouvantes de ma vie. Je ne sais plus où j’en suis. Je sais simplement que je n’ai pas le droit d’écrire ces mots. Mais je ne sais même pas pourquoi. On m’interdit des tas de choses. Mais on m’oblige aussi à faire des tas de choses. Et on ne me dit jamais vraiment pourquoi je dois faire ou ne pas faire ces choses.

J’ai l’impression d’être enchaînée à mon destin de prêtresse et qu’il me traîne comme un boulet qui n’arrive même plus à rouler correctement. Je ne sais pas si ce que je fais chaque jour a un sens. Je ne sais pas si ma vie a un sens.

« Malicia » n’existe pas vraiment. Ce n’est qu’une ombre projetée aux yeux des villageois : l’ombre d’une entité prétendument envoyée par les dieux et censée pouvoir répondre à toutes leurs questions. Mais moi, je suis comme eux : démunie face à l’adversité. Je ne connais rien de la vie. Je ne sais rien. Je ne suis rien.

C’est pour ça que je me pose toutes ces questions. Aujourd’hui, mes interrogations sont allées jusqu’au blasphème. J’ai remis en cause la parole du Grand Prêtre. Mais je crois que même ça, ça ne m’importe plus. Je ne sais plus ce que je dois croire. Je sais que notre dieu Arceus veille sur moi. Je le sais et pourtant… Je me sens si abandonnée…

Elio est le seul à ne pas m’avoir abandonnée. C’est le garçon le plus gentil qui puisse exister. C’est grâce à lui que je tiens le coup… Si « Malicia » existe un tant soit peu… C’est avec lui qu’elle apparaît, lorsqu’elle vient remplir la coquille vide que je suis.

S’il est un crime pour la Prêtresse des « Émotions » de laisser parler son cœur et de livrer ses sentiments, alors, par Arceus, je suis coupable. Et la culpabilité ne m’a jamais semblé aussi douce... »